Édition du 26 mars 2024

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Contextualisation de la Crise d’Octobre 1970 (Texte 2 : Troisième partie)

Conjoncture économique, condition des salariéEs et conjoncture politique

La Crise d’octobre n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Elle résulte de conditions matérielles perçues comme étant injustes envers les francophones du Québec et cette crise prend racine dans divers éléments qui relèvent de la conjoncture politique. Voici certaines données qui peuvent être intéressantes à se rappeler à ce sujet.

La conjoncture économique

De 1961 à 1967, il y a une croissance économique au Québec. À partir de 1968, ce sera plutôt le début d’un ralentissement qui s’amorce. En 1960, le taux de chômage s’élève à 10%, il redescend à 7,5% en 1962 et à 4,7% en 1966. À partir de 1966, l’inflation va commencer à monter au-dessus de 2,5%. Cette croissance économique s’appuie principalement sur la réalisation d’un certain nombre de grands travaux (les barrages de la Manicouagan, l’exposition universelle de Montréal, la construction des polyvalentes, la multiplication des infrastructures routières, le métro, etc.).

Les années soixante au Québec, c’est aussi durant cette période que nous assistons à l’adoption de grandes réformes de modernisation des structures administratives et de certains services publics. L’État doit intervenir et jouer un rôle de soutien au service d’une économie qui reste contrôlée par les monopoles et les grandes entreprises. L’État doit aussi permettre un meilleur contrôle de l’économie par les francophones du Québec. D’où le slogan « Maîtres chez nous ». C’est dans cette perspective que le gouvernement Lesage envisage, en 1962, la nationalisation de l’électricité. Il s’agit là de sa grande réforme économique. Il faut mentionner ici que la nationalisation de l’électricité a été réalisée en Ontario en 1906. Ensuite, le gouvernement du Québec procède à la création de la Caisse de dépôt et placement qui sera chargée d’administrer les fonds de la Régie des rentes du Québec, de diverses sociétés d’État et, par la suite, des nombreux régimes de retraites des salariées des secteurs public et parapublic. Le gouvernement Lesage mettra sur pied diverses sociétés d’État dont le but est de favoriser la recherche dans divers secteurs de l’activité économique : Société Générale de financement, Soquip (pétrole), Soquem (mines), Sidbec, REXFOR.

Le secteur social ne sera pas négligé. Des réformes seront également adoptées dans les secteurs suivants : santé, sécurité sociale et enseignement[1]. L’État décide enfin d’assumer le contrôle de certains secteurs jusque-là dominés par le clergé. Un mouvement de laïcisation des institutions financées par l’État ira, à partir de ce moment-là en s’accentuant. Les réformes économiques et sociales de la Révolution tranquille, qui entraînent une extension du secteur public et parapublic, constituent une vaste opération de rattrapage et de modernisation. Elles marqueront profondément toute la société québécoise. Mais une question demeure : s’agit-il d’un processus de démocratisation ou de bureaucratisation des services publics de santé et d’éducation ?

La condition des salariéEs

Durant les années 60, les conditions de vie et de travail s’améliorent. Nous sommes dans une phase de croissance économique et le mouvement syndical se montre très combatif. Il obtient également des réformes importantes en matière de santé, de sécurité sociale et d’éducation. Au niveau du marché de l’emploi, le secteur des services (et des services publics) est en hausse. De 1960 à 1966, le personnel des hôpitaux passe de 50 000 à 100 000 salariés. En 10 ans le nombre des cols blancs s’accroît de 8% et celui des cols bleus diminue de 5%. Le deux-tiers de la main d’œuvre se concentrent dans le secteur tertiaire (soit celui des services en général). Des changements technologiques sont en cours. L’automation prend des proportions grandissantes. L’expansion des services a pour effet d’entraîner une augmentation du nombre de femmes sur le marché du travail. Elles forment le tiers de la main-d’œuvre sur le marché du travail. 28% des femmes mariées ont un emploi (comparé à 14% 10 ans plutôt). Il va sans dire que la présence des femmes sur le marché du travail va avoir pour effet d’entraîner de nouvelles revendications (congé de maternité payé, garderies publiques, salaire égal pour un travail égal). En 1968, les femmes obtiennent le droit de travailler la nuit en usines.

Le niveau de vie augmente. La société de consommation de masse a pour effet d’entraîner une augmentation de l’endettement des familles ouvrières. En 1968, 45% des ménages québécois possèdent une maison (55% au Canada) ; 66% une automobile et 96,5% un appareil de télévision. La société de consommation se décline comme suit : bungalow, appareils électros et auto. En 1970, 20% de la population vit au-dessous du seuil de la pauvreté. Ce pourcentage est sous-estimé selon l’ACEF. C’est plutôt, selon cet organisme, le tiers de la population qui vit dans un état de pauvreté ou de privation. Durant plusieurs années, les Canadiens ont eu le plus haut niveau de vie après les Américains. Mais en 1970, le Canada passe au 6e rang et les Québécois se retrouvent au 12e rang au Canada. Les revenus des francophones continuent d’être de 15% inférieurs à la moyenne canadienne et 20% inférieurs à la moyenne des revenus des Ontariens. Au Québec même, les revenus des francophones sont inférieurs de 35% en moyenne à ceux des anglophones (selon les données de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme). Les Québécois et les Québécoises même bilingues gagnent 20% de moins que les anglophones unilingues qui vivent au Québec. Il y a là des données qui alimentent la montée du mouvement nationaliste.

La conjoncture politique

Le 22 juin 1960, après 16 années de règne de l’Union nationale, le Parti libéral du Québec devient parti majoritaire à l’Assemblée législative du Québec. Place à cette période durant laquelle l’État du Québec s’affirme à l’occasion de la réalisation des grandes réformes économiques et sociales. Durant les années soixante, petit-à-petit, le peuple canadien-français va commencer à se définir comme un peuple distinct. En 1968 un mot se dégage pour désigner les personnes qui habitent au Québec : « Québécois ». Un peuple qui occupe un territoire national distinct.

La modernisation qui a cours dans le cadre de la Révolution tranquille suscite une dynamique qui remet en question le partage des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provincial. Pearson veut "rapatrier" l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique pour le centenaire de la « Confédération » (sic) qui aura lieu en 1967. Mais durant ce temps, la Commission Laurendeau-Dunton va parler d’une crise. Cette commission affirme que « Le Canada traverse la crise la plus grave de son histoire ». La crise oppose « deux majorités » : les anglophones et les francophones. Cette crise qui divise le Canada sera accentuée par la montée du mouvement indépendantiste qui naît à la faveur de la Révolution tranquille. Ce néonationalisme vise à faire du Québec un pays indépendant où les francophones seraient majoritaires et maîtres de leurs destinées. De 1960 à 1966, divers regroupements indépendantistes voient le jour : le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) en 1960 ; le Front de libération du Québec (FLQ) en 1963 ; le Ralliement national (RN) en 1964. Lors de l’élection générale du Québec en 1966, les indépendantistes vont chercher environ 10% des voix.

Lors de cette élection de 1966, nous assistons au retour au pouvoir de l’Union nationale qui avec une minorité de voix obtient une majorité de députés. Durant la campagne électorale, Daniel Johnson met de l’avant le slogan suivant : « Égalité ou indépendance ». Le premier ministre Johnson décède en 1968, ce sera Jean-Jacques Bertrand qui va lui succéder. 1968 est une année d’une forte agitation sociale et politique au Québec. Il y a durant cette année les grèves étudiantes, l’affrontement avec les forces de l’ordre à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste de 1968, les manifestations autour de l’adoption du Bill 63. Mentionnons aussi qu’en 1969 il y aura la fusillade de la Murray Hill, la Grève des policiers et l’armée canadienne qui patrouille dans les rues de Montréal. La question nationale et la question sociale comportent des enjeux qui sont à l’origine de plusieurs affrontements politiques au Québec.

Pendant ce temps à Ottawa, de 1962 à 1968 trois gouvernements minoritaires se succèdent à Ottawa. Diefenbaker et Pearson. 1968 ; Pierre Elliot Trudeau devient premier ministre du Canada. Inspiré par les grands philosophes de l’Antiquité grecque, Trudeau développe le thème de la « Société juste ». « Société juste, juste pour les riches » diront certainEs de ses opposantEs. Entrée en scène des trois colombes (en 1965) et du French power. Adoption en 1969 de la Loi sur les langues officielles (le bilinguisme et le biculturalisme).

1967 : Visite du général de Gaulle au Québec. Du haut du balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal, il lance le slogan « Vive le Québec libre ». 1967 : René Lévesque et ses partisanEs quittent le Parti libéral du Québec et fondent le Mouvement souveraineté-association (MSA), un mouvement politique qui rejette le statu quo et l’indépendance du Québec. 1968 : Fusion du MSA avec le RN pour donner le PQ. Le RIN va se dissoudre par la suite. Pierre Bourgault va demander aux membres du RIN d’adhérer individuellement au Parti québécois.

Sur la scène municipale, les Comités de citoyens formés durant les années soixante vont se transformer en parti politique. Ce qui va donner le Front d’action politique (FRAP) qui a à sa tête le conseiller syndical Paul Cliche. Il fera la lutte électorale au maire de Montréal : Jean Drapeau.

Du côté du Front de libération du Québec, sous la direction de Vallières et de Gagnon le FLQ va se définir, en 1966, comme indépendantiste et socialiste. Certaines luttes syndicales seront soutenues par la violence. L’escalade terroriste va culminer avec les enlèvements de Cross et de Laporte en octobre 1970. Lors de cette Crise d’Octobre, le gouvernement fédéral va proclamer la Loi des mesures de guerre. 497 personnes seront arbitrairement arrêtées parmi lesquelles nous retrouvons plusieurs militantEs syndicaux, militantEs de groupes populaires et un certain nombre de membres du Parti québécois. Les razzias policières visent à désorganiser le mouvement syndical, populaire et souverainiste. Le FRAP sera bêtement associé au FLQ par Jean Drapeau et par le ministre fédéral du travail et de l’immigration Jean Marchand (jadis président de la CSN). Résultat : le maire Drapeau réussit à se faire élire sans opposition à l’Hôtel de Ville de Montréal. Il est à souligner que la répression organisée par le gouvernement fédéral n’aura pas pour effet de freiner la radicalisation du mouvement syndical ni la poussée du mouvement jadis indépendantiste maintenant converti à la souveraineté-association.


Pour conclure provisoirement

Les francophones du Québec sont, en majorité, des personnes opprimées et exploitées. La Révolution tranquille se veut et se dit démocratique, mais elle correspond à un processus d’affirmation d’un immense appareil bureaucratique. Du côté politique, nous assistons à une recomposition des forces en présence. Au palier fédéral, il y a une volonté de domicilier l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Au palier provincial, la force montante et menaçante est d’abord du côté des indépendantistes et ensuite du côté des souverainistes. Au municipal, nous assistons à l’émergence et à la création d’une force politique alternative au maire Jean Drapeau : le FRAP. Cette force politique s’appuie sur des Comités de citoyens. Bref, une organisation politique qui part de la base (Bottom / Up et non Top / Down). En 1963, nous assistons à la création du FLQ qui s’attaque, en utilisant des moyens explosifs, à divers symboles britanniques ou du gouvernement fédéral. Trois ans plus tard, en 1966, ce regroupement terroriste s’affirmera comme étant à la fois en faveur de l’indépendance du Québec et du socialisme. La Crise d’Octobre 70 sera l’occasion pour le gouvernement fédéral de montrer les moyens répressifs qu’il a à sa disposition pour intimider des militantEs des groupes populaires, du mouvement syndical et du mouvement souverainiste. Au début des années soixante-dix, après avoir été infiltré par la police, le FLQ se dissoudra. Les ex-membres de ce regroupement qui prônait le changement en utilisant des moyens violents s’orienteront soit du côté de l’extrême gauche marxiste-léniniste ou à l’opposé du côté du Parti québécois. L’échec référendaire de 1980 aura raison l’extrême gauche.

Yvan Perrier

9 octobre 2020

yvan_perrier@hotmail.com

Le présent texte provient de mes notes de cours et s’appuie, en grande partie, sur les documents suivants :

Bergeron, Gérard et Réjean Pelletier (dir). 1980. L’État du Québec en devenir. Montréal : Boréal express, 413 p.

David, Hélène. 1975. « L’état des rapports de classes au Québec de 1945 à 1967 ». Sociologie et sociétés, VII, (2). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, p. 33-66. http://classiques.uqac.ca/contemporains/david_helene/etat_rapports_de_classe/rapports_classe.html. Consulté le 23 septembre 2020.

Denis, Roch. 1979. Luttes de classes et question nationale au Québec : 1948-1968. Montréal\Paris : PSI-EDI, 601 p.

Dickinson, John-A et Brian Young. 2003. Brève histoire socio-économique du Québec. Québec : Septentrion, 455 p.

Linteau, Paul-André, et.al.. 1989. Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930. Montraél : Boréal, 834 p.

Plusieurs auteurs. 1984. Histoire du mouvement ouvrier au Québec : 150 ans de luttes. Montréal : CSN-CEQ, 328 p.

Rouillard, Jacques. 2004. Le syndicalisme québécois : Deux siècles d’histoire. Montréal : Boréal, 335 p.

Roy, Fernande. 1993. Histoire des idéologies au Québec aux XIXe et XXe siècles. Montréal : Boréals express, 127 p.

Saint-Pierre, Céline et Jean-Pierre Warren. 2006. Sociologie et société québécoise : Présences de Guy Rocher. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 351 p.

[1] 1961 : assurance-hospitalisation ; 1966 assurance-maladie pour les bénéficiaires de l’aide-sociale ; Création du ministère de l’Éducation en 1964 (fréquentation scolaire obligatoire jusqu’à 15 ans, mise en place d’un réseau complet d’écoles secondaires ; 1966 : régime public de rentes au Québec (qui complète celui du fédéral) ; 1967 : le Québec crée son propre régime d’allocations familiales (qui complète celui du fédéral) ; 1967-1968 création des cégeps ; 1970 assurance-maladie pour toute la population.

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Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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