Édition du 17 juin 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Blogues

Les assises de l’État de droit attaquées aux USA

C’est incontestablement un coup d’État qui est en cours

Nous vivons en ce moment des événements qui permettent de penser qu’un grand chambardement est en cours. De fait, il y a des décisions qui se prennent à Washington qui nous mettent en présence d’une sorte de grand bouleversement des règles du jeu et même de quelque chose qui va au-delà. Depuis le retour de Trump II au Bureau ovale de la Maison-Blanche, nous nous retrouvons dans une dynamique de rupture à plus d’un titre. Nous pouvons même affirmer qu’il s’agit d’un coup d’État, à moins que le Congrès et les tribunaux mettent le holà aux décrets (déroutes) présidentiel(le)s. Pour comprendre le tout, nous proposons la piste de la Fenêtre d’Overton et de la Théorie du fou.

Sur certaines tendances qui caractérisent le moment actuel

Le moment actuel se caractérise à coup sûr, par une exacerbation de la déréglementation et une parenthèse dans la mondialisation. De plus, il y a une remise en question des alliances internationales et l’ennemi intérieur est de plus en plus identifié clairement.

Au pays de l’Uncle Sam, les coupures ne se sont pas fait attendre. À l’instar de Javier Milei, président argentin, Elon Musk y est allé du même instrument (la tronçonneuse) pour réduire la taille de l’État et s’attaquer à certaines missions, dont certaines sont fondamentales, de l’État fédéral américain. Ce sont environ 90 000 employéEs qui sont cibléEs pour perdre leur emploi à l’Internal Revenue Service (IRS). USAID a vu ses effectifs amputés de 2 000 postes et il est même question de faire disparaître cette agence d’ici septembre prochain. Le ministère de l’Éducation sera, conformément à un décret présidentiel signé récemment, éliminé, démembré. Idem pour Voice of America. Et la liste pourrait s’allonger. Nous pouvons parler ici d’un authentique début de démantèlement de l’État fédéral. Rien de moins.

Depuis le premier jour de son assermentation comme 47e président des USA, Trump II évoque ou annonce l’entrée en vigueur de tarifs douaniers allant à l’encontre de traités signés avec des pays considérés jusqu’alors comme de fiables partenaires économiques. Les liens entre les USA et Israël sont plus que jamais affirmés et annoncent une dramatique suite des choses pour les habitantes et les habitants de la bande de Gaza. La Russie redevient pour les USA un pays avec lequel une alliance peut être envisagée en vue d’isoler le nouvel ennemi principal extérieur, à savoir : la République populaire de Chine ; mais encore là, il existe une certaine proximité entre la Chine et la Russie, sorte d’alliance dont la valeur authentique demeure latente. Les alliés occidentaux sont traités comme de mauvais partenaires politico-économiques et sont perçus, par les dirigeants politiques du Bureau ovale de la Maison-Blanche, comme des pays profiteurs qui s’enrichissent aux dépens des USA. L’imposition de tarifs douaniers est envisagée comme solution inauthentique en vue de rétablir la balance commerciale présentement déficitaire des USA.

Sur le plan intérieur, les gouverneurEs des États fédérés doivent se montrer très dociles si elles et ils veulent recevoir les subventions de l’État fédéral. Même chose du côté des universités. Un climat de peur s’installe au sein de la communauté scientifique, des professeurEs et des chercheurEs du milieu universitaire. La pensée critique est provisoirement suspendue au sein de l’intelligentsia. S’ajoute en plus le contrôle médiatique, alors que les voix des radios qui diffusaient sur la scène internationale et qui développaient un point de vue allant à l’encontre de la propagande des régimes dictatoriaux et liberticides sont dorénavant réduites au silence. Les journalistes qui assistent aux points de presse de la Maison-Blanche sont triés sur le volet. Place maintenant à un début de ce qui avait pour nom, à une certaine époque pas si lointaine, du règne de « La pensée unique ».

Bref, celles et ceux qui veulent continuer « comme avant » sont priéEs de prendre note de cette nouvelle administration qui veut imposer et voir triompher un seul point de vue : celui du chef de l’exécutif dans quasiment tous les domaines qui concernent les champs d’activités de l’État et la morale à respecter dans la société. De plus, il est quasiment interdit de remettre en question les compétences des personnes sélectionnées par le président pour agir en tant que Secrétaire d’État, et ce même dans l’actuel scandale du SignalGate ; à savoir, la fuite des plans militaires sur les réseaux sociaux concernant le plan d’attaque militaire de l’armée américaine contre les Houtis du Yémen. Les bourdes monumentales de certains membres de l’administration Trump II sont tout simplement minorées. À ce sujet — et comme d’habitude —, le président américain dénonce une « chasse aux sorcières ».

Toutes et tous doivent rentrer dans le rang, sinon elles et ils s’exposent à des coupures drastiques de l’État fédéral ou à l’exclusion (bannissement, censure, emprisonnement arbitraire et quoi encore). Il s’installe en ce moment, au sud de la frontière canadienne, un climat de peur et d’intimidation. Le régime Trump II rompt décidément avec la routine et la tradition. Pour l’essentiel et dans ses grandes lignes, Trump II ne respecte pas certains traités signés par lui ou ses prédécesseurs. C’est le retour de l’extractivisme destructeur de l’environnement, de l’obscurantisme et l’annonce d’une nouvelle ère, celle de l’imposition de mesures inspirées par l’antiféminisme, l’antiwokisme (EDI), l’anti-LGBTQ+, la déréglementation, l’État minimal, le libertarisme, le protectionnisme et les idéologies illibérale et broligarque. Tout se passe comme si, à Washington, Trump II veut « javelliser » la société américaine et la rendre conforme à sa vision de la pureté du slogan Make America Great Again. « Dehors les réfugiéEs », « Dehors les migrantEs », « Dehors les dissidentEs », « Dehors les Left Lunatics (les « gauchistes lunatiques ») » qui ne pensent pas comme le président et n’oublions pas Drill, baby, drill. Et Last but not least, l’administration Trump II annonce un bras de fer avec les juges. Les juges qui vont invalider les ukases du président seront accusés d’activisme et menacés de destitution. L’actuel président semble prêt à se lancer dans une crise constitutionnelle avec la justice de son pays. Ses modèles d’inspiration ici sont Orban et Netanyahou.

C’est manifestement tout un virage, le tout, en plus, sur une très brève période de temps. Qu’on se le dise, pour Trump II il y a minimalement deux ennemis : à l’intérieur, les intellectuelLEs critiques et pour ce qui est de l’extérieur, il y a la République populaire de Chine (RPC) et, comme nous l’avons vu dans nos articles précédents, tous les pays avec lesquels les USA commercent.

L’ébranlement et le détournement des assises de l’État de droit

De la fin des années soixante à aujourd’hui, le cadre conceptuel utilisé par certains politologues, juristes et philosophes s’est modifié. Il y a soixante ans, certains spécialistes des sciences sociales désignaient l’État en tant « (qu’)État capitaliste » ou « État bourgeois ». Aujourd’hui, depuis l’effondrement des régimes communistes de l’Europe de l’Est, dans la littérature spécialisée, on semble préférer l’expression plus édulcorée « (d’)État de droit ». Autres temps... autre concept, diront certainEs. Au sujet du concept d’État de droit, Andrée Lajoie a déjà écrit ce qui suit :

« Son contenu est flou, mais on s’entend généralement pour y inclure minimalement le gouvernement des lois plutôt que des hommes, c’est-à-dire la démocratie, de préférence parlementaire, et la limitation des pouvoirs de l’exécutif par des moyens variés et selon des fondements différents, auxquels s’ajoutent, sauf en Angleterre, le contrôle judiciaire de la constitutionnalité. Des corollaires s’y rattachent dont l’importance relative et les modalités varient selon les traditions juridiques où il s’incarne : suprématie du droit constitutionnel et contrôle judiciaire de la constitutionnalité ; hiérarchie des normes et contrôles de l’administration, exercés à l’intérieur d’une juridiction unifiée ou duelle et fondés sur des règles issues de la « justice naturelle » ou du droit positif. » (Lajoie, 2000, p. 31).

Derrière le concept d’État de droit, on retrouve l’idée selon laquelle l’action de l’État serait, dans les sociétés libérales et démocratiques, limitée par le droit et la loi.

Avec le retour au pouvoir de Trump II à la présidence des USA et la nomination d’Elon Musk à un « Département » aux assises juridiques artificielles et douteuses, il y a lieu de pousser un peu plus loin la réflexion sur l’État de droit aux USA, et ce, tel qu’il se remodèle sous notre regard non pas uniquement depuis deux mois, mais depuis quelques années et parfois à l’aide de certaines décisions des tribunaux. Les résultats de certaines élections présidentielles depuis le début du présent siècle, l’achat de votes lors de la campagne de 2024 ainsi que la distribution de 2 millions de dollars à des électeurs du Wisconsin en vue d’élire un juge à la Cour suprême de cet État du Midwest correspondent, selon nous, à un déni des règles élémentaires de la démocratie électorale. Nous pouvons nous demander en effet que reste-t-il de l’État de droit quand la volonté majoritaire des électrices et des électeurs est détournée par un Collège électoral qui accorde ses votes selon la règle du Winner-takes-all (« le vainqueur prend tout ») ? À noter que Bush fils (en 2000) et Trump I (en 2016) ont été élus sans avoir obtenu un résultat majoritaire de l’électorat.

Que reste-t-il de l’État de droit quand un ultra milliardaire utilise ses dollars (par millions, voir même par centaines de millions) pour orienter le résultat final de la consultation populaire ? Avec le tandem Trump-Musk, l’élément oligarchique se présente sous son vrai jour soit, la ploutocratie1, c’est-à-dire une oligarchie qui veut et qui est en mesure de quasiment tout s’acheter pour voir les trois composantes du pouvoir étatique (exécutif, législatif et dans une certaine mesure judiciaire) diriger la société d’une manière conforme à ses intérêts et non selon le bien commun. Il y a bel et bien en ce moment péril en la demeure. Plusieurs décisions de Trump II sont adoptées dans le cadre de décrets qui vont au-delà de son pouvoir décisionnel. Le coup d’État présentement en cours consiste à faire fi des règles de base du caractère pluriel de la démocratie libérale constitutionnelle américaine. Les libertés de pensée, de parole et de voter sont ainsi brimées.

Sur les défaillances de l’État de droit aux USA

Bien entendu, ce n’est pas sur le sujet de la démocratie électorale et de l’État de droit que les USA risquent de se noyer face à son nouveau principal ennemi de l’extérieur qu’est la République populaire de Chine. Pourtant, les défaillances de la démocratie américaine ne sont pas récentes et sont absolument inquiétantes. Le rôle de l’argent (pensons spécifiquement ici à la place de certaines fortunes privées et de richissimes fondations de la droite et de l’ultra droite) dans le financement des campagnes électorales est nettement colossal et disproportionné. La Cour suprême des USA a même assoupli, dans une décision rendue en 2014, les règles de financement électoral. De plus, la redéfinition annoncée des règles d’inscription sur la liste électorale vise à décourager certaines catégories de citoyennes (les femmes mariées) et de citoyens (les noirs et les pauvres) à exercer leur droit de vote. Les membres du Congrès qui siègent sous la bannière du Parti républicain abdiquent devant celui qui contrôle la caisse électorale du parti. Pour ce qui est du garde-fou que représente le pouvoir judiciaire, le président dénonce les juges qui ne pensent pas comme lui, il les intimide et aspire à un contrôle qui va au-delà d’une simple majorité de juges républicains qui adhèrent au courant dit originalisme.

Il y a corruption, nous enseigne les grands philosophes de l’Antiquité grecque, quand le bien commun est perdu de vue par les dirigeantEs et que les ressources de la caisse commune sont détournées au profit d’intérêts privés. Il y a corruption quand le président d’une république décide d’abolir par décret la loi anti-corruption. Il y a corruption quand une personne peut dépenser sans limite lors d’un processus électoral. La corruption est, si nous avons bien lu la section 4 de l’article 2 de la Constitution américaine, un motif de destitution pour le président, le vice-président et les fonctionnaires civils des États-Unis. Il y a détournement de la démocratie électorale quand le découpage territorial répond d’abord et avant tout à des impératifs partisans. Il est de notoriété publique que le remaniement territorial des circonscriptions à la Chambre des représentants s’effectue en vue de donner, plus souvent qu’autrement, un avantage au Parti républicain.

USA versus RPC

Trump II semble craindre la République populaire de Chine. C’est l’avenir de la relation sino-américaine qui est devenue la préoccupation stratégique majeure des USA. C’est ce qui peut provisoirement expliquer le virage dans la conduite de la politique extérieure des USA, virage qui annonce un retour au protectionnisme et un arrêt provisoire du libre-échange. Mais les USA sont toujours actuellement les grands maîtres des circuits financiers et monétaires internationaux. Les moyens militaires et technologiques qu’ils disposent sont toujours en avance sur ceux des Chinois, des Russes et des Européens. Bref, l’effritement hégémonique qui est en cours depuis l’ère de Nixon (la suspension de la convertibilité du dollar en or et l’humiliante défaite de l’impérialisme américain au Vietnam) se poursuit, mais il y a encore des années à venir devant nous avant que nous assistions à la véritable chute de l’Empire américain ; ce qui ne signifie pas l’absence d’un déclin. En attendant, il y a un net durcissement du régime politique. Un coup d’État liberticide prend forme sous nos yeux. La démocratie libérale est mise à mal. Les libertés de parole, de pensée et les droits d’opposition au régime sont sévèrement surveillés. Les droits sociaux et les prestations de certains groupes font l’objet d’un réexamen. Jusqu’où Trump II ira-t-il dans la remise en question de l’État redistributeur et l’État de droit ? Qu’en sera-t-il de la riposte à anticiper de la part des personnes qui seront les perdantes de ces réorganisations ? Tout cela est et reste à suivre. Pour le moment, pour décoder Trump II, nous suggérons de suivre une première piste.

La Théorie du fou ou la négociation psychotique

Se tourner vers l’illibéralisme suppose le désir d’un changement, d’une réforme importante au régime étatique en vigueur. Il s’agit d’un événement, du sens de Hannah Arendt (1972, p. 147) qui les définit tels « des concours de circonstances qui interrompent le déroulement des procédures et des processus habituels […]. » Ainsi, l’illibéralisme s’inscrit dans cette voie et représente :

« une forme de gouvernement se situant quelque part entre une démocratie libérale traditionnelle et un régime autoritaire, un système où certains aspects de la pratique démocratique, comme les élections, sont respectés, mais où d’autres aspects tout aussi fondamentaux, comme la séparation des pouvoirs, sont ignorés, tandis que les droits civils sont violés » (Urban, 2022, 22 mars).

Or, il serait envisageable de modifier cette dernière définition, afin d’y voir, en vertu de l’inclination de la présidence américaine actuelle, un libéralisme autoritaire à la couleur particulière. Bien que la pratique démocratique ait servi à lui accorder le pouvoir, la suite vise à le conserver, en capitalisant sur diverses manoeuvres de manipulation médusant l’opinion publique et les mentalités. Mais avant de s’intéresser à ce qui se trame à l’intérieur du pays, débutons avec les relations extérieures.

Sans reprendre tout ce qui a été dit au sujet des actions contre ses partenaires commerciaux, une chose revient sans cesse en songeant à la présidence américaine, c’est-à-dire l’imprévisibilité et l’illogisme. Si l’avenue tend vers la psychose, il existe pourtant une rationalité derrière cette activité jugée irrationnelle et troublée, puisqu’une explication théorique apparaît. La Théorie du fou (ou « madman theory ») rappelle la présidence de Richard Nixon, particulièrement durant la Guerre du Vietnam, et le principe consiste en ceci : «  ‘‘En politique étrangère, un dirigeant imprévisible et irrationnel aurait l’avantage dans les négociations internationales’’  » (cité dans Fischer, 2025, 14 février). C’est la crainte de l’escalade qui amène les autres dirigeantEs à vouloir amadouer l’adepte de cette théorie, de façon à accepter des compromis. Par cette stratégie de l’imprévisibilité, le but vise à déstabiliser et à prendre en main la gouverne de la négociation. Mais à cela s’ajoute la submersion d’informations pouvant en plus être contradictoires. Et comme le souligne Élodie Mielczareck, sémiologue spécialisée dans le langage verbal et non verbal, au média Ouest-France  : «  ‘‘Le chaos profite toujours à celui qui l’organise’’  » (cité dans Fischer, 2025, 14 février). Tous les moyens de communication peuvent servir à mettre en oeuvre la stratégie, alors que l’objectif revient évidemment à lancer toutes sortes d’informations et même des absurdités dans le but de rendre hébétés tout genre d’opposants (dirigeantEs d’autres pays, adversaires politiques, médias traditionnels, etc.).

En revenant sur Nixon et la Guerre du Vietnam, alors que des manoeuvres ont été exécutées par la présidence afin de dissoudre dans la pléthore les oppositions, Arendt (2009, p. 333) avait dénoncé cette volonté à nourrir l’amnésie collective, voire ces :

« plus vieilles méthodes que le genre humain a développées pour se débarrasser des réalités déplaisantes […]. Oublions le Viêt-nam, oublions le Watergate, oublions la dissimulation et la dissimulation de la dissimulation imposée par le pardon présidentiel prématuré au principal acteur de l’affaire, lequel refuse même aujourd’hui d’admettre aucune malversation ; ce n’est pas l’amnistie, mais l’amnésie qui guérira nos blessures. »

Si la Théorie du fou sert à faire oublier, elle peut tout aussi bien servir à faire accepter certaines choses qui, normalement, seraient inacceptables. La ruse se déploie dans la menace et le chaos engendré. Il est question de prendre les rênes de la négociation, de démontrer une supériorité à même ce qui semble être l’irrationalité. Mais le facteur de l’inacceptable s’avère capital, au point où on peut envisager non pas l’oubli, comme l’a présenté Arendt, mais l’encouragement au changement de façon à faire approuver par la population des idées pouvant être extrêmes (ou radicales).


La Fenêtre d’Overton et la légalisation de la dictature

Dans le tournant du milieu du XXe siècle, Friedrich A. Hayek (2013[1946], p. 163) était préoccupé par les idées vantant une intervention plus marquée de l’État, au point de mener vers le totalitarisme, et rappelait les motifs de la propagande :

« La manière la plus efficace de diriger les efforts de tous vers l’objectif du plan social, c’est d’amener chacun à croire en cet objectif. Il ne suffit pas que tout homme soit obligé de travailler à la réalisation des mêmes buts pour que le système totalitaire fonctionne bien. Il est essentiel que les gens les adoptent. Il faut désigner aux gens un but, le leur imposer, mais il faut aussi qu’il devienne un article de foi, une croyance générale qui fera agir les individus avec toute la spontanéité désirée. Si l’oppression dans les pays totalitaires est moins ressentie qu’on ne l’imagine dans les pays libéraux, c’est que les gouvernements totalitaires réussissent très bien à faire penser le peuple de la manière qui leur convient. »

Réorienter les mentalités de façon à amener une population à agir dans le sens désiré revient aussi à ce qu’elle accepte de subir cette influence ou ce pouvoir. En toute logique, l’oppression est condamnée à l’intérieur d’une société ayant comme valeur fondamentale les droits et les libertés individuelles. Autrement dit, l’oppression y est inacceptable. Si on utilise maintenant l’exemple de la dictature placée dans un régime démocratique, donnant le pouvoir à la population de choisir ses représentantEs, la même interprétation survient : la dictature y serait inacceptable. Pourtant, le président américain exerce ses fonctions par décrets en négligeant la Chambre des représentants, il fustige en plus l’institution de la Justice. Même s’il est élu, son mandat s’inscrit à l’intérieur d’un régime constitutionnel respectueux des voeux de toutes les citoyennes et de tous les citoyens des États-Unis. Il a d’ailleurs prêté serment en ce sens. Mais l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021 fournissait des indices sur ses intentions, encore plus évidentes avec le pardon présidentiel accordé aux protagonistes.

Un objectif apparaît ici : faire croire que sa présidence est la meilleure chose pour les Américaines et les Américains. Selon sa rhétorique, tous ses décrets visent seulement leur plus grand bonheur. Son style est certes singulier, mais il y a des résultats. On s’éloigne de la lenteur des anciens gouvernements. D’ailleurs, des vérités alternatives et des exagérations statistiques servent à démontrer la gestion inefficace des présidents antérieurs. Même si extrêmes, ses idées contribueront à corriger les erreurs du passé et à ramener un âge d’or. Plus de richesse, plus de liberté, plus de grandeur pour la nation, voilà des valeurs très américaines. Or, selon les supporteurs immédiats de Donald Trump, les USA croulent sous les dettes à cause d’une intrusion socialiste et communiste. Il faut renverser la tendance, ramener l’État sur le droit chemin. Pour ce faire, un homme doit se lever et diriger l’ensemble de la nation ; un homme fort, un homme ambitieux, un homme qui a réussi, un homme fier d’être américain. À cause de la corruption idéologique, l’État doit être épuré, afin de revenir aux valeurs véritables des USA. Voilà pourquoi il est nécessaire d’y aller par des décrets, se veut essentiel un Département (DOGE) destiné à cette tâche et sous l’autorité exclusive du président. Mais le travail commencé exigera du temps, de la patience. Un seul mandat ne sera pas suffisant.

Par étape et suractivité, un nouvel ordre s’implante au sein du pays, en médiatisant les bienfaits d’un gouvernement dirigé par un président qui exerce son pouvoir. Ainsi, se légalisera la dictature.

Pourtant, la démocratie représente une valeur primordiale dans un pays qui se dit libre comme les USA. Malgré les attaques portées aux institutions, malgré des gestes radicaux, des idées extrêmes ou absurdes, l’opposition ne semble avoir que peu d’écho sur la place publique. Comment le justifier ? Apparaît parmi les réponses possibles le concept de la fenêtre d’Overton, c’est-à-dire vouloir gagner l’opinion publique d’une façon peu coutumière : « en promouvant délibérément des idées extrêmes, l’opinion publique sera plus encline à accepter, par effet de comparaison, des idées qui étaient jusqu’alors considérées comme marginales  » (Fischer, 2025, 14 février). En s’y prenant autrement pour désigner le concept, soulignons son but d’aller plus loin dans l’exagération et l’abus, de choquer, de décréter des mesures insensées à première vue, de répéter souvent des paroles et des gestes qui dépassent l’entendement, pour ne pas dire de se verser totalement dans la Théorie du fou, afin de « relativiser les vraies idées radicales » et d’agir sur l’opinion publique sans laisser l’impression d’avoir manipulé les auditrices et auditeurs (Bichler, 2019, 18 novembre).

Il s’agit de rendre acceptable l’impensable. Renverser un régime démocratique pour la dictature suppose de trouver les moyens de la rendre plus raisonnable. Sur la base d’exemples historiques, alors que des monarques des temps jadis oeuvraient pour le bien de leur nation, la dictature pourrait ainsi permettre la liberté en réduisant le fardeau bureaucratique de l’État. À cela s’ajoutent des théories ou des études scientifiques sur la difficulté de prendre des décisions à l’intérieur d’une assemblée trop nombreuse et trop hétéroclite. Cette rhétorique historique et scientifique pourrait être promue et martelée, de façon à stigmatiser les opposantEs de fidèles du statu quo, mais surtout de socialistes et de communistes cherchant en ankyloser le régime. Et de là devient essentiel le rôle des médias. Autour de la présidence américaine actuelle gravite des milliardaires avec leurs réseaux sociaux et même des médias traditionnels. Comme le soulignent Bruno Andreotti et Camille Noûs (2020), un pseudo-rationalisme peut imprégner ces médias et servir, comme dans notre exemple, la cause de la légitimation de la dictature en territoire démocratique libéral, au même titre qu’il sert à promouvoir le platisme (la croyance de la terre plate) et le scepticisme aux changements climatiques (ou son négationnisme). On approche ainsi de l’illibéralisme à travers le courant libertarien instrumentalisant la science :

« La ‘‘métapolitique’’ libertarienne a toutefois d’autres objectifs stratégiques que ceux, défensifs, théorisée par la Nouvelle Droite. Considérant que le consensus libéral n’est pas assez favorable au business, elle vise à la dérégulation totale de l’industrie et de l’agriculture en promouvant une mutation autoritaire et illibérale du néolibéralisme. La première tactique consiste à promouvoir un marché de l’opinion dérégulé faisant la part belle à l’expression des idées les plus extrêmes de l’Alt-right (racisme et antisémitisme, suprématie blanc, néonazisme, négationnisme), au nom d’un dévoiement de la liberté d’expression, le free speech. » (Andreotti & Camille, 2020, p. 43).

Les mêmes auteurs rappellent aussi l’alliance du mouvement libertarien et de l’Alt-Right au sein du Parti républicain, alors que des investissements ont été effectués dans des entreprises spécialisées dans la manipulation des opinions (soit Cambridge Analytica et AggregateIQ). Des vérités alternatives sont alors reprises dans des publications présentées comme étant scientifiques ou légitimes, pour ensuite favoriser une nouvelle étape à travers l’intrusion de ce discours à l’intérieur d’une diffusion culturelle (films, romans, musique, journaux, etc.) dans le but de rendre accessible au plus large public possible l’idéologie débattue. On présentera alors des tyrans sous un angle favorable, les dépeignant souvent comme des sauveurs, des héros. Il y a aussi cette possibilité offerte de finalement personnifier le pouvoir étatique, de garantir une plus grande transparence dans les décisions prises ; autrement dit, la population se libère ainsi de l’impersonnalisation de l’État. Et la proximité du président avec d’autres personnalités connues peut aussi influencer l’opinion publique, surtout si elles vantent les mérites du chef d’État et laissent planer l’avenue d’une dictature comme moyen d’éliminer tous les problèmes actuels.

Un pas suffit enfin pour la légaliser, dans un changement constitutionnel et un rejet des anciennes lois. À la fin du processus, le régime républicain tel que connu disparaîtra pour se voir remplacer par un nouvel empire.

Vers une ère de banalisation

La fenêtre d’Overton insinue une banalisation de certaines idées et actions extrêmes, de façon à modifier la perception sur la morale, pour ne pas dire sur le bien et le mal. Cette allusion fait craindre le pire et rappelle des propos tenus par Arendt (2009, p. 15) sur la banalité du mal à son époque : « […] la banalité du mal n’était pas une théorie ni une doctrine, mais elle signifiait la nature factuelle du mal perpétré par un être humain qui n’aurait pas réfléchi […] ». Parce que cette personne a non seulement incorporé en elle-même de nouvelles pensées, mais évolue parmi des semblables qui y ont été aussi converties. Mais il y a plus. En prenant comme limite extrême l’Allemagne nazie et ses atrocités commises, la tendance à définir tout autre acte de « moindre mal » revient tout de même, selon Arendt (2009, p. 79), à accepter le mal et elle ajoute :

« Malheureusement, il semble être bien plus facile de conditionner le comportement humain et d’inciter les gens à se conduire de la façon la plus inattendue et la plus scandaleuse que de convaincre qui que ce soit de tirer des leçons de l’expérience, comme on dit ; c’est-à-dire de commencer à penser et à juger au lieu d’appliquer des catégories et des formules qui sont profondément implantées dans notre esprit, mais dont les fondements dans l’expérience sont oubliés et dont la plausibilité réside dans leur cohérence intellectuelle plutôt que dans leurs adéquations aux événements réels. »

Cela doit-il nous amener à comprendre comment la capacité à transformer les mentalités, par l’emploi de la fenêtre d’Overton, mènerait des gens à poser des actes moraux sous la dictature qui seraient illégaux et criminels sous le régime démocratique ? La réponse risque d’être affirmative, puisque des droits et des libertés en seront affectés, et ce, sur la base de propos tenus plus tôt au sujet d’alliances entre certains groupes d’extrême droite.

Conclusion

Guerres commerciales, démantèlement du fonctionnariat, attaques contre la Science et la Justice, pression sur l’État de droit, mise en place d’un réseau médiatique alternatif, exécution de décrets sans vergogne et ainsi de suite, ainsi de suite, l’ensemble de ce résumé très succinct expose un changement drastique vécu aux USA et se répercutant ailleurs dans le Monde. Mais il s’agit aussi d’un événement majeur, digne de l’Histoire. Si l’irrationalité et le chaos servent à le décrire autrement, même dans le désordre il y a de l’ordre. Des théories et des concepts peuvent alors servir à mettre des mots sur les raisons derrières les paroles et les gestes posés. Entre la négociation psychotique et la légalisation de la dictature s’élève une idéologie visant à établir un nouvel ordre. L’illibéralisme, autant libertarien qu’autoritaire, cherche une voie de salut différente. Il s’agit d’un courant de pensée, voulant ainsi dire qu’une personne, même président des États-Unis, ne peut l’incarner à elle seule, malgré toute la publicité qu’elle bénéficie. Cela exige des groupes, des moyens, des représentantEs agissant ici et là. Une stratégie a été développée dans le temps, des arguments pseudo-scientifiques et même scientifiques ont servi à donner une forme au mouvement. Des conversions ont débuté. Reste à savoir ce qui nous attend. Mais Arendt (2009, p. 334) y voit plutôt une même continuité du passé, non pas qui se répète, mais qui ne meurt jamais :

« Je crois plutôt avec Faulkner que ‘‘le passé ne meurt jamais, il ne passe même pas’’, et ce, pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous vivons à n’importe quel moment est le monde du passé ; il consiste dans les mouvements et les reliques de ce qu’ont accompli les hommes pour le meilleur comme pour le pire ; ses faits sont toujours ce qui est devenu […]. En d’autres termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c’est d’ailleurs la fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons vivre dans le monde tel qu’il est réellement, c’est-à-dire qui est devenu ce qu’il est désormais. »

C’est peut-être pour cette raison que la fenêtre d’Overton ne sait que couvrir ce que contient son cadre, allant vers plus ou moins de liberté. Mais aussi, que la Gauche face aux menaces tarifaires du président américain s’est détournée de sa voie pour défendre l’échange capitaliste entre les nations. Chose certaine, la valeur de l’égalité est mise à rude épreuve, mais surtout la liberté de pouvoir définir ce que veut dire l’égalité. Des dictatures totalitaires sont survenus, en songeant au communisme, alors que le courant se dirige désormais vers la dictature de la droite, ce qu’a connu aussi l’Histoire. La fenêtre reste la même, le passé reste notre présent et deviendra notre futur.

Guylain Bernier
Yvan Perrier
29-30 mars 2025

Note

1. La ploutocratie correspond à un système de gouvernement où la richesse constitue la base principale du pouvoir politique.

Références

Andreotti, Bruno, & Noûs, Camille. 2020. « Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme. Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun ». Zilsel, no 7, p. 16-53.

Arendt, Hannah. 1972. Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine. Paris : Calmann-Lévy, 328 p.

Arendt, Hannah. 2009. Responsabilité et jugement. Paris : Payot & Rivages, 362 p.

Bichler, Camille. 2019, 18 novembre. « Des lobbyistes aux populistes : la fabrique de la ‘‘fenêtre d’Overton’’ ». France culture. https://www.radiofrance.fr/franceculture/des-lobbyistes-aux-populistes-la-fabrique-de-la-fenetre-d-overton-7217514. Consulté le 28 mars 2025.

Fischer, Arnaud. 2025, 14 février. « Connaissez-vous la ‘‘théorie du fou’’, utilisée par Trump pour instaurer un rapport de force ». Ouest-France.
https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2025-02-14/connaissez-vous-la-theorie-du-fou-utilisee-par-trump-pour-instaurer-un-rapport-de-force-0cb2ae7d-8944-4810-8966-3820222e4b64. Consulté le 27 mars 2025.

Hayek, Friedrich A. 2013[1946]. La route de la servitude (6e éd.). Paris : Presses Universitaires de France, 260 p.

Lajoie, Andrée. 2000. « La primauté du droit et la légitimité démocratique comme enjeux du Renvoi sur la sécession du Québec  ». Politique et Sociétés, Vol. 19, nos 2-3, p. 31-41. https://www.erudit.org/fr/revues/ps/2000-v19-n2-3-ps2497/040223ar.pdf. Consulté le 28 mars 2025.

Urban, Miguel. 2022, 22 mars. « Le néolibéralisme autoritaire et ses nouveaux visages. L’illibéralisme, une phase supérieure du néolibéralisme. Les cas de la Hongrie et de la Pologne ». Presse-toi à gauche ! https://www.pressegauche.org/L-iilibéralisme-une-phase-superieure-du-neoliberalisme-Les-cas-de-la-Hongrie. Consulté le 22 mars 2022.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Blogues

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...