
Les têtes réduites
Jean-François Nadeau
J’aime beaucoup lire Jean-François Nadeau en raison de tout ce qu’il nous apprend sur notre petite et grande histoire. Cet essai, dans la même veine que « Un peu de sang avant la guerre », « Les radicaux libres », et « Sales temps », est peut-être le meilleur d’entre eux, même si je les ai tous bien aimés. Il nous y parle de cette époque de notre histoire où une certaine élite canadienne-française valorisait la pauvreté, du Couac, mensuel satirique que j’aimais bien et qui avait à l’époque publié certains de mes textes, de l’attentat de janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo, dans lequel son grand ami le dessinateur Charb (Stéphane Charbonnier) a perdu la vie, de Serge Bouchard et de nos origines sociales, d’Anne Hébert, de René Lecavalier... Un autre de ses bouquins que j’ai dévoré et où j’ai encore appris plein de choses, qui m’a donné le goût de lire d’autres bouquins d’autres auteurs, d’en apprendre plus… Je vous en recommande la lecture !
Extrait :
La famille élargie des Hébert vivait en quasi-autarcie. Anne appartenait à un microcosme, à un monde doté d’un riche capital culturel. Dès sa prime enfance, elle a bénéficié de discussions et d’échanges érudits. Anne Hébert s’abreuvait à des sources qui n’étaient pas accessibles au commun des mortels. Elle lisait et s’instruisait, protégée par le cocon d’une classe sociale privilégiée.

Le lambeau
Philippe Lançon
C’est la lecture de l’essai « Les têtes réduites », de Jean-François Nadeau, qui m’a ramené ce livre à l’esprit. Il s’était mérité le prix Femina 2018 et j’avais alors mis beaucoup de temps à mettre la main dessus, tellement il était populaire. « Le Lambeau » ressemble plus à une autobiographie ou à un témoignage qu’à un roman. C’est surtout un livre troublant. L’auteur, chroniqueur à Charlie Hebdo, est l’un des survivants de l’attaque terroriste dans les locaux de ce journal satirique le 7 janvier 2015. Il nous décrit en longueur, jusque dans l’intimité, les moments tragiques de cette triste matinée, puis les mois d’hospitalisation dans le service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et aux Invalides afin de récupérer une mâchoire fonctionnelle pour parler et manger, ainsi que les conséquences psychologiques associées au traumatisme. Une lecture attachante qui nous ouvre les yeux sur les conséquences de la violence.
Extrait :
Souvent, Gabriela m’appelait sur FaceTime depuis New York. Soit j’essayais de dormir, soit j’étais en soins, soit je recevais une visite : ce n’était jamais le bon moment, ni les bonnes paroles. Elle continuait de me prêcher l’optimisme désespéré dont elle-même croyait avoir besoin pour affronter son mari le banquier, son père malade à Copiapó, sa solitude. Elle tentait de m’enseigner des façons de guérir qui n’avaient aucun sens pour moi : je suis hermétique aux méthodes Coué et à la méditation. Elle me parlait d’un type qui s’était fait manger le bras par un requin, d’un autre qui avait été gravement brûlé dans un accident. Les deux avaient écrit des livres exemplaires, à l’américaine, pour raconter leurs « combats », célébrer la volonté, expliquer à quel point l’épreuve les avait rendus plus forts en rendant plus belle la vie. Les livres étaient bien entendu dédiés à leurs familles sans qui, etc. Les estrades et les télés américaines étaient remplies de ces survivants qui, d’un désastre surmonté, faisaient un show évangélique. Ces niaiseries volontaristes m’agaçaient d’autant plus que je pouvais à peine parler. Je regardais le sourire de Gabriela apparaître sur FaceTime, ce sourire que j’avais tant aimé, que j’aimais toujours, puis, pensant à l’homme au bras mangé par un requin, je lui substituais le sourire de Kafka ; et, tandis qu’elle me parlait de ces survivants modèles en état de résurrection prophétique, je repensais à une phrase de l’écrivain devenu compagnon de bloc : « Ce n’est que dans la mort que le vivant peut se concilier avec la nostalgie. »

J’enterre mon lapin
François Barcelo
L’écrivain François Barcelo nous a quitté le 25 mai dernier. Je n’avais lu de lui qu’un seul de ses nombreux livres, et je l’avais bien aimé. « J’enterre mon lapin » est un petit roman drôle et intriguant, mais surtout très humain, qui vous donnera assurément le goût de lire ce bon romancier québécois trop peu connu. C’est le protagoniste Sylvain Beausoleil qui, plus d’une fois, enterre son lapin...
Extrait :
Je fais rien que des grosses lettres. Ça aussi c’est pas difficile. Je va sur Police en haut. C’est pas comme la vraie police en auto de police. C’est juste la police dans l’ordinateur. Je prends la police que j’aime le mieux. Garamond que ça s’appelle. Puis là je décide quelle grosseur que je veux sur Corps. Armand dit C’est facile de te rappeler ça fait comme Corps de police. Je prends 18. Ça se voit bien. Puis ça va me fer moins de pages pour fer mon livre.

Martin Luther King
Sylvie Laurent
C’est un article du Monde diplomatique qui m’a donné le goût de lire cette biographie de Martin Luther King, peut-être la meilleure qui ait été écrite sur cet important militant non-violent pour les droits civiques des Noirs américains, mais aussi pour la paix et contre la pauvreté. La biographe Sylvie Laurent ne partage pas les nombreux mythes qui se sont construits au cours du temps autour des États-Unis, dont celui de sa « destinée manifeste », et de nombre de ses personnages historiques. Combattant sans relâche, de façon pacifique, pour les droits des Noirs, King était détesté et vilipendé par une grande partie de l’Amérique blanche de l’époque. Agressé, emprisonné sans réel motif à plusieurs reprises, mort assassiné en 1968 à l’âge de 39 ans seulement, il était l’antithèse de la société américaine de l’époque et même de la société américaine d’aujourd’hui, demeurée raciste, malgré les avancées attribuables à King et aux siens, profondément inégalitaire aussi et peu soucieuse du bien-être commun ; si bien que c’est uniquement en l’instrumentalisant complètement que l’on en a fait, avec le temps, une figure emblématique des États-Unis d’Amérique. C’est l’une des meilleurs biographies que j’ai lues jusqu’ici.
Extrait :
Quoi de plus glorieux dans l’histoire nationale que cet homme mort en martyr pour révéler la fraternité des hommes et la bonté fondamentale de l’Amérique ? La vie de King est devenue un conte pour enfants, la chronique d’une rédemption nationale ouverte par Abraham Lincoln et refermée par le discours de 1963, « Je fais un rêve ». Ce souvenir-écran oblitère la réalité même de cet événement, une mobilisation syndicale massive organisée par des socialistes pour réclamer des emplois décents, des investissements publics et de meilleurs salaires. Les dernières années de la vie de King sont passées sous silence et le pasteur, pétrifié dans le marbre de l’amour et dans le registre du rêve patriotique, est devenu l’objet d’une consensus d’autant plus troublant qu’il fut la personnalité la plus contestée et à certains égards la plus haïe de son époque. Comme tous les mythes fondateurs, le King auquel on a consacré un jour éponyme, imposant un devoir de mémoire collective, sert à l’édification nationale et à la légitimation institutionnelle de la démocratie américaine d’après-guerre. On l’enseigne dans les écoles à des fins d’instruction civique. La légende du « grand homme » permet de taire le rôle de ses prédécesseurs, socialistes et communistes, d’effacer la contribution essentielle des dissidents du SNCC, sans lesquels la révolution n’aurait pas eu lieu, et d’établir une opposition binaire entre le bon pasteur Martin et le diabolique Malcolm X.
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