Face à une pente difficile à remonter, la CAQ cherche par divers moyens à redorer son blason. Parmi ceux-ci, notons cette tentative à vouloir réformer le syndicalisme[1] québécois en rendant « facultatives » les cotisations syndicales. Or, il importe d’apporter ici certaines précisions, puisque la notion « facultative » touche l’un des volets de l’action syndicale, c’est-à-dire celui du militantisme et de la participation à différentes causes sociales — aussi environnementales — qui sont en quelque sorte séparés du volet primaire concernant la négociation et les revendications associées au travail et à l’emploi.
Sans vouloir approfondir les détails, afin de nous intéresser davantage aux sous-entendus possibles d’une telle manoeuvre, la tâche nous amène donc à voir au-delà des tentatives de la CAQ à vouloir remonter dans les sondages. À vrai dire, la néolibéralisation[2] de l’État québécois, comme ailleurs, se poursuit à vitesse grand « V » depuis la fin des années mille neuf cent soixante-dix.
Un tournant fort
Reniant l’État-providence[3], l’ancrage capitaliste[4] au sein de l’idéologie néolibérale participe à faire de l’État l’un de ses rouages en cherchant à rendre « productif » — du sens de l’accumulation — le maximum d’activités humaines. Cette tendance insinue de rendre rentable même ce qui semble ne pas avoir cette visée. L’effritement des services publics et, de surcroît, la responsabilité disons « sociale » de l’État favorisent indubitablement une activité subissant une privatisation éventuelle et soi-disant nécessaire au mouvement « capitaliste » de l’ensemble de l’État ; toujours dans le sens de prêcher la doctrine de l’« utilisateurTRICE payeurEUSE ». On en revient alors à la désarticulation des groupes, des organisations, des ministères et des agences, dans le but exprès de valoriser une société d’individus, dont la responsabilité « sociale » dépend de chacun et chacune qui doivent s’insérer dans les mécanismes du système de la production, voire plus conformément le marché du travail qui en est une composante clé.
Si ce marché se divise en unités de groupe, c’est-à-dire en entreprises habituellement, cela ne signifie pas forcément une cohésion sociale en leur sein, plutôt la décision des individus d’y adhérer sur la base d’un droit de salaire et d’avantages « sociaux » — soi-disant, puisqu’il faudrait y voir à la place, d’après notre effort d’illustration jusqu’ici, des avantages dits « offerts à l’individu » acceptant de sacrifier son temps, accordant donc sa force de travail à l’entreprise qui reconnaît, en vertu des lois « anciennes » mais officielles décrétées par l’État, ce droit pour l’ensemble de ses travailleurEUSEs — qui leur permettront d’évoluer en société et donc de consommer selon leurs désirs et besoins. Or, cette décision a été approuvée par l’employeur représentant ladite entreprise choisie comme lieu de travail par les individus-travailleurEUSEs. Cet acte binaire d’offre et de demande de travail tel qu’illustré détonne de la tendance coutumière où l’engagement au travail serait l’affaire d’une collectivité. Si l’idée continue d’être partagée, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une habitude reflétant le passé où l’individu possédait une véritable appartenance à sa nation — ce qui serait à définir ailleurs — et où des groupes veillaient aux intérêts des uns et des autres. Cela ne signifie pourtant pas la disparition d’un tel engagement, car sont encore présents des regroupements oeuvrant à cette dimension sociale et de solidarité, en songeant notamment aux syndicats, au milieu communautaire, au militantisme, y compris à des entreprises. Par contre est survenu le moment d’un individualisme[5] triomphant qui sert à transformer les mentalités, alors que la dimension collective est souvent rattachée au socialisme[6] totalitaire. Si des dérives passées attribuées à un totalitarisme[7] contraignant l’individu ont servi à critiquer l’État, cet événement a par le fait même contribué à l’acclamation des droits et des libertés individuels. Cela représente certes une avancée non négligeable, mais la vertu sociale et sociétale a pu aussi être instrumentalisée de façon à valoriser une lutte de place, dans la mesure où n’importe qui a le droit à son coin de paradis ; mais à quel prix !
Se regrouper n’est pas opposé au mouvement libéral, même si…
La première révolution industrielle a contribué à l’ascension d’un groupe privilégié, et ce sur le dos d’une population qui en est venue à s’organiser pour défendre le droit à de meilleures conditions de travail. Le libéralisme[8] qui a suivi représentait la voie de salut de l’État démocratique, qui toutefois faisait reposer ses assises sur d’anciennes structures souvent monarchiques et avant tout aristocratiques. Cette centralisation des pouvoirs, surtout politiques, s’est donc répercutée dans les entreprises aux pouvoirs de décision centralisés avec une sorte de mainmise — également de renvoi (congédiement) — sur les travailleurEUSEs. Ainsi, l’apparition des mouvements ouvriers, et plus tard syndicaux, constitue non pas une avenue totalisante dans sa forme de socialisme, mais justement une expression du libéralisme favorable à tous et toutes, afin de réaliser un bonheur individuel et collectif par le moyen du travail. Par conséquent, l’étiquette préconçue d’un État-providence néfaste devrait plutôt être troquée contre une écoute électoraliste aux revendications des travailleurs également citoyens (et les travailleuses-citoyennes auront davantage de poids plus tard), sans ignorer les autres demandes associées à la santé, au bien-être général et à la vie, mais découlant souvent d’une existence vécue dans le monde du travail nécessaire, malheureusement inconsciente de l’ampleur des ajustements à effectuer pour arrimer convenablement l’ensemble avec les lois d’un marché en train de se mondialiser. On a alors préféré mettre la faute sur les demandes exagérées, entre autres des syndicats incapables d’avoir la raison de la satisfaction.
Aujourd’hui, nous poursuivons le retour du libéralisme, cette fois-ci en nous éloignant davantage des structures étatiques du passé, mais dans la mesure où, comme nous l’avons souligné plus tôt, les rouages de l’État interventionniste[9] doivent être réduits à leur moindre expression, afin d’encourager la domination « bourgeoise ». Ainsi, la valeur appréciée d’une classe aristocratique proche de l’État s’est maintenue, en plus également de s’être transformée de façon à ce que la classe bourgeoise, désormais capitaliste, doit un jour dominer seule, donc sans trop de liens avec l’État. Et cela implique d’affaiblir tout autre groupe susceptible de ramener au jour, tels des lanceurs d’alerte, les risques d’une course effrénée du capitalisme pour la population et surtout pour les défavoriséEs, et ce en termes d’accentuation des inégalités socio-économiques, insinuant en termes de justice sociale. Automatiquement réapparaît le travail ainsi que le droit à l’emploi, aux salaires décents, aux conditions de travail favorables au bien-être et à l’épanouissement de tous et toutes. En l’occurrence, le meilleur moyen de faire entendre ses revendications repose sur la capacité de créer un contre-pouvoir suffisamment cohérent, cohésif, solidaire, par le plus grand nombre. Pour l’éviter toutefois, sinon à tout le moins lui nuire, l’astuce consiste à « diviser », en faisant référence ici aux droits et libertés individuels.
Une poussée trop loin peut devenir dangereuse
Dès lors, ce retour à l’individualisme ainsi qu’au libéralisme vantés, selon lesquels chaque travailleurEUSE a la possibilité de choisir son lieu de travail et de dire son mot sur les déductions et les cotisations qui réduisent son revenu. N’est-ce pas là une boîte de Pandore qui risque d’être ouverte tout d’un coup ? Dans le cas présent, la CAQ souhaite permettre aux travailleurEUSEs d’accepter ou non de payer une certaine part de leur cotisation syndicale normalement exigée. Et si, dans l’avenir, un gouvernement de droite va plus loin et offre la possibilité aux individus de ne pas payer de RRQ — parce qu’ils ont des REER — et de RQAP — parce qu’ils ne prévoient pas avoir d’enfant —, pour en rester là, alors que nous pourrions certes ajouter en plus l’assurance-emploi et surtout les impôts, ainsi n’en viendrions-nous pas à concrétiser l’idéal libéral de l’extrême droite d’une fin de l’État, selon sa conception, afin d’en arriver non pas à une société véritable, mais à un féodalisme renouvelé[10], alors que chaque individu devra son existence à l’entité qui lui offre du travail ? Bien entendu, nous exagérons en suggérant cette apocalypse des services publics et de la vision collective du monde. Néanmoins, le réflexe exige de prendre le temps de peser le pour et le contre en ce qui concerne tout changement, sans forcément vouloir dire le statu quo. Un regard en arrière permet souvent de mieux (re)saisir les raisons justifiant les tracés qui ont donné forme au portrait actuel, ce qui inclut de bonnes et de mauvaises choses. Il y a donc du bon dans le processus qui a mené à la constitution de l’individualisme néolibéral, y compris son aspect pervers, parce qu’il est question de savoir définir la « liberté » espérée en tant que telle. Ainsi, le monde du travail et les cotisations syndicales ne sont pas cloîtrés dans un champ spécifique. Toute décision touchant le collectif se répercute en écho sur d’autres domaines et sur chaque individu.
Conclusion
Même si cela semble paradoxal et fort éloigné de la manoeuvre même consistant à rendre les cotisations syndicales « facultatives », il n’en demeure pas moins que l’interdépendance des différentes sphères d’intervention dans la société révèle des enjeux et des questionnements qui dépassent la seule allusion à un domaine précis comme le travail syndiqué. Éviter ce moment de réflexion risque d’entraîner rapidement des effets non recherchés susceptibles de provoquer des désordres sociétaux. Néanmoins, si la CAQ parvient à faire accepter sa proposition à la population québécoise, la tâche suivante exigera à tous et toutes de choisir en définitive le genre de société dans laquelle nous souhaitons évoluer. Alors, la question ici est de savoir, moi, en tant qu’individu, citoyenNE et travailleurEUSE, est-ce que « je suis » seulE face au monde, ou puis-je compter sur d’autres afin de faire face aux défis du présent et de l’avenir ? Voulons-nous vraiment vivre dans un monde dans lequel il appartiendra à chacune et à chacun d’y répondre en fonction de ses valeurs et convictions personnelles ?
Guylain Bernier
Yvan Perrier
29 septembre 2025
15h45
Notes
[1] Par syndicalisme, nous nous référons au mouvement attribué aux syndicats de toute nature, à savoir des regroupements associatifs par domaine d’activités rattachées au milieu du travail, dont l’objectif ultime est la défense des intérêts communs, mais surtout de leurs membres.
[2] Dans les faits, la néolibéralisation représente le processus par lequel un État tend à modifier ses modes de fonctionnement et son idéologie, afin de se conformer aux propriétés du néolibéralisme. Cette dernière notion désigne une forme de libéralisme — voir la note 8 plus bas — selon laquelle les interventions de l’État dans différents domaines doivent être limitées.
[3] Par État-providence, il est question d’un État cherchant par différents moyens à maximiser la sécurité sociale de ses citoyenNEs, et ce, du berceau jusqu’au tombeau. Il s’agit donc d’un État interventionniste — voir la note 9 plus bas —, tant au niveau économique que social, dans le but d’assurer des versements de prestations (assurance-emploi, de maternité et de paternité, de retraite, etc.).
[4] Adjectif rattaché à la notion de capitalisme, désignant un régime socioéconomique de production, mais surtout d’accumulation du capital (revenu et profit) à des fins privées avant tout.
[5] Sur la base de l’État, l’individualisme constitue une doctrine privilégiant la valeur et les droits des individus contre les valeurs et les droits des groupes sociaux. Lorsqu’associé au libéralisme — voir la note 8 plus bas —, l’individualisme peut même suggérer la négation de l’État.
[6] Si le sens commun associe souvent le socialisme à une doctrine ou un régime condamnant la propriété privée, surtout en termes de possession des moyens de production et d’échange, il est possible de nuancer l’approche, afin de tenir compte de ce sur quoi nous désirons dans le présent article faire ressortir, à savoir une volonté d’assurer un bien-être commun par une intervention de l’État sur divers enjeux touchant sa population, ce qui inclut une recherche d’équité, d’égalité et de justice sociales.
[7] Si le terme signifie un régime politique totalitaire, cette définition du totalitarisme, se voulant tautologique, suppose avant tout un État dans lequel les contre-pouvoirs sont absents et les exigences individuelles sont entièrement soumises à un ordre collectif placé sous le règne d’un pouvoir dictatorial, voire même absolu.
[8] À l’opposé du totalitarisme, le libéralisme prône une liberté d’entreprise et pour les individus, pour ne pas dire un laisser-faire favorable à la concurrence et, par conséquent, une faible intervention de l’État dans tous les domaines économiques et sociaux. Autrement dit, la diminution volontaire des pouvoirs de l’État l’est sur la base d’un bénéfice recherché pour les libertés individuelles. Par essence, le libéralisme revendique, en tant qu’attitude et doctrine, une liberté politique, économique, de travail, culturelle — au sens large —, de même qu’une liberté de conscience et d’expression.
[9] En ce qui touche l’interventionnisme, c’est-à-dire une doctrine selon laquelle l’État doit intervenir dans l’économie.
[10] Selon le sens commun, le féodalisme évoque le régime par lequel la féodalité s’exprime en tant que doctrine organisant le système politique et social sous la forme de seigneuries et de fiefs. Bien que la notion évoque surtout la période médiévale, l’allusion à un sens renouvelé suppose une désarticulation de l’État actuel favorisant une montée des grandes entreprises qui obtiendront davantage de pouvoir en vertu du mode capitalo-individualo-néolibéral régissant l’organisation sociétale. Autrement dit, la constitution d’une ploutocratie puissance occasionne une redéfinition à la fois du territoire (sur la base des lieux de travail de ces grandes entreprises et la réalité nouvelle du cyberespace) et des trajectoires d’échange économique (occasionnant de nouveaux types de réseaux interdépendants). À ce titre, les individus sont — ou seront — soumis désormais aux artisanEs de ces fiefs contemporains.
******
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :












Un message, un commentaire ?