Édition du 29 avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Blogues

Quelques observations à la suite du scrutin du 28 avril 2025

Le « Bon Sens » battu. Pour combien de temps ?

Le Parti libéral du Canada (PLC) formera donc le prochain gouvernement, voire un gouvernement minoritaire dirigé par Marc Carney, un homme qui a fait carrière dans le secteur bancaire ; il a dirigé la Banque du Canada, la Banque d’Angleterre et, ensuite, il a déployé ses compétences professionnelles dans les hautes sphères du capital financier et de la diplomatie internationale. Fait à noter, il a assumé une fonction importante en vue de convaincre l’élite mondiale d’inclure la question environnementale au développement capitaliste.

Qui s’attendait à un tel résultat électoral il y a quelques mois à peine ? Rappelez-vous : à ce moment-là, le Parti conservateur du Canada (PCC) dirigé par Pierre Poilievre caracolait très haut dans les sondages. Il devançait même par 20 points le PLC — dirigé à l’époque par Justin Trudeau — dans les intentions de vote des personnes sondées. Il était même question d’une éventuelle disparition de la formation politique dont les assises plongent dans le XIXe siècle. À n’en point douter, l’élection de Donald Trump à la présidence états-unienne, la menace qui accompagne la politique de tarifs douaniers à la frontière et, dans une certaine mesure, la crainte de se retrouver au Canada avec un gouvernement qui s’inspire des politiques de l’ultradroite, a pu contribuer à une reconsidération du vote chez plusieurs électrices et électeurs.

Quelques constats suite à l’élection générale

Au lendemain du scrutin du 28 avril 2025, un certain nombre de constats s’imposent à nous : d’abord, la députation conservatrice prolongera son séjour sur les banquettes de l’opposition. Il est à retenir par contre que la performance du PCC lui permet de garder espoir en vue de la prochaine élection générale ; il a d’ailleurs fait élire 24 députés de plus qu’au dernier scrutin. Pour ce qui est du pourcentage du vote obtenu, celui-ci est en hausse, voire même se veut supérieur au record du parti détenu par les troupes de Mulroney. C’est vous dire. Pierre Poilievre, battu dans sa propre circonscription, a trouvé un député d’un comté de l’Alberta qui entend lui céder son siège. D’ici six mois, le chef vaincu devrait effectuer un retour à la Chambre des communes.

Par la force des choses, le gouvernement libéral minoritaire aura ensuite à naviguer entre ce qui reste de la députation du Bloc québécois ou du Nouveau Parti démocratique (NPD) pour se maintenir au pouvoir. Mais puisque les coffres des caisses électorales de ces deux partis sont aujourd’hui quasiment vides et exigeront un temps pour être renfloués, y compris tant et aussi longtemps que le NPD ne se sera pas reconstruit, l’appétit pour aller de nouveau en campagne électorale restera à son plus bas.

Enfin, le chef du PLC, Mark Carney, a promis des baisses d’impôt et une lutte au déficit. Ceci n’annonce pas, a priori, un avenir réellement enviable pour la classe moyenne, la population canadienne démunie et les salariéEs syndiquéEs de la Fonction publique fédérale. Pourquoi ? Parce que le budget visera davantage à soutenir la croissance économique que d’assurer une amélioration des services aux classes défavorisées, tandis que les baisses d’impôt supposent davantage d’argent dans les poches des contribuables et, par conséquent, une capacité de payer légèrement augmentée mais néanmoins suffisante pour avoir un impact inflationniste. Par ricochet, la gestion du fonctionnariat occasionnera une réduction de la taille de l’État, sinon une diminution des augmentations salariales. Pourtant il y a un bémol à apporter sur ce point, en se fiant aux paroles du premier ministre, c’est-à-dire une étape initiale consistant à diminuer la croissance des dépenses de l’État canadien. Autrement dit, on ne parle pas ici de licenciements, bien plutôt d’évaluer les besoins d’avenir et donc d’envisager une gestion par attrition — à savoir, par une meilleure répartition des effectifs et l’élimination des postes non comblés et surtout « non nécessaires » (sic). Voilà une conception qui diverge des coupures drastiques présentées par Pierre Poilievre lors de ses points de presse durant la campagne.

Les grands gagnants du scrutin

Au sujet des grands gagnants du scrutin du 28 avril 2025, il faut incontestablement considérer les éléments suivants : premièrement, le mode de scrutin uninominal à un tour qui a permis la remontée d’un parti politique moribond il y a six mois. Celui-ci est même parvenu à se maintenir au pouvoir avec à sa tête un nouveau chef qui a su faire passer sous le radar le bilan politique de son prédécesseur ; deuxièmement, l’aura de Donald Trump qui a su polariser l’électorat autour de quasiment un seul enjeu : qui est le mieux positionné pour négocier avec lui la nouvelle donne du commerce international ; troisièmement, la logique en vertu de laquelle une élection sert maintenant non pas à tracer les voies de l’avenir de la population, bien plutôt à choisir qui va l’emporter (majoritaire ou minoritaire) au jeu de l’alternance gouvernementale sans véritable alternative politique.

Malgré sa défaite, il importe de reconnaître le souffle d’optimisme insufflé par le résultat du PCC, et ce, en vue du prochain scrutin général, dans la mesure où il sait que tôt ou tard, sans égard pour la volonté réelle de la population, la loi de l’alternance gouvernementale jouera en sa faveur. Par contre, le « Bon Sens » de Pierre Poilievre — et évidemment lui-même — a été battu dans son propre comté. En dépit de la chose, cela ne l’empêchera pas d’effectuer un retour à la Chambre des communes. Il se dira mandaté par la population pour ses idées qu’il voudra imposer, d’abord, dans le débat politique, ensuite, s’il est réélu à la tête d’une formation majoritaire — ou même minoritaire — dans trois, quatre ou cinq ans, où il en profitera enfin pour les mettre en valeur, elles qui relèvent de l’ultradroite. Chassez le naturel, qu’il revient au galop…


Une bipolarisation qui se justifie

Ce bref résumé entourant la récente campagne électorale canadienne expose une réalité binaire bien visible qui amènerait pourtant à se questionner sur la santé de notre démocratie, sur le bien-fondé du mode de scrutin actuel et sur la capacité à présenter une offre politique plurielle. Si le contexte dans lequel nous évoluons avait été différent, sans la présence donc d’un président états-unien prisant les décrets protectionnistes, sans la montée même de l’ultradroite dans d’autres pays, alors que le thème de l’itinérance, du logement, des changements climatiques et d’autres enjeux – féministes et sociaux - auraient eu plus d’écho, et que les résultats des élections canadiennes auraient été les mêmes, peut-être alors cette préoccupation aurait obtenu un fondement plus important. Or, la réalité est inverse. Pourquoi ? Parce que le Canada, comme d’autres endroits du monde, a fait face à un changement dans ses relations internationales. Celles-ci se sont transformées en une source de tension ayant mené à la crise des tarifs. Autrement dit, le Canada est entré dans une dynamique conflictuelle avec son voisin du sud.

En suivant le sociologue Jacques Beauchard (1981), bien qu’il s’est intéressé surtout aux conflits de travail, on s’aperçoit que son analyse peut servir dans n’importe quel type de conflit, même celui qui met en confrontation deux pays. Car il existe une succession, voire une série d’étapes qui mènent vers le conflit proprement dit — sans envisager une guerre ouverte et violente, mais un véritable antagonisme. Et lorsqu’on approche de la riposte, le passage de la tension — et/ou de la crise, s’il y a lieu ensuite — entraîne la phase de bipolarisation, c’est-à-dire l’identification des deux camps antagoniques qui s’affrontent. Même si l’affrontement entre le Canada et les États-Unis sert de portrait à la dynamique conflictuelle d’ensemble, à l’intérieur de ces pays des divisions surviennent ; autrement dit, la bipolarisation se répète tout en s’ajustant aux caractéristiques de chaque population et territoire. Mais cela ne signifie pas forcément un fractionnement net et total de ces populations, car il y a toujours des gens et des groupes qui préfèrent rester à l’écart ou qui tentent de nuancer les propos pour chercher le compromis viable à leurs yeux. Néanmoins, de façon générale, la bipolarisation apparaît et est palpable.

En revenant aux élections canadiennes, la bipolarisation entre les votes favorables au PLC et au PCC, avec les pertes pour les autres partis, expose le concret de cette approche théorique. Face à la menace — qui crée des tensions —, un raisonnement binaire s’enclenche : suis-je pour ou contre ce changement ? suis-je pour ou contre la riposte impliquant des tarifs égaux à ceux qui nous ont été imposés ? suis-je pour ou contre un parti qui maintient une idéologie de libre-échange ? suis-je pour ou contre une politique de compromis ? et à la rigueur, suis-je pour ou contre l’annexion du pays aux États-Unis ? Automatiquement, le choix binaire réduit les possibilités pour s’intéresser aux partis pouvant être jugés les plus forts et les plus aptes à faire face à la menace actuelle. Et encore, ces deux possibilités s’incarnent surtout dans les chefs ; en raison de cette inclination humaine à vouloir donner une figure concrète à laquelle se rattacher. En l’occurrence, l’antagonisme interne au Canada doit s’exprimer, afin de mieux affronter l’antagonisme externe avec les États-Unis. Ainsi, le PLC et le PCC ont été identifiés comme étant les deux plus forts, en tenant compte du profil des chefs en présence aux aptitudes et limites dissemblables. Nous revenons alors au choix binaire : pour ou contre Carney ? pour ou contre Poilievre ? Ce qui revient à dire : suis-je pour ou contre un premier ministre canadien issu de la sphère économique et donc possiblement mieux outillé pour contrer un président états-unien qui utilise d’ailleurs les armes économiques ? suis-je pour ou contre un premier ministre canadien issu du monde politique traditionnel et donc plus avisé des ruses du domaine, mais moins affairé en économie ? suis-je pour ou contre un premier ministre canadien qui aurait plutôt des affinités avec le président états-unien ? et ainsi de suite. Il s’agit donc ici de questions qui alimentent le « qui ? », c’est-à-dire : qui, entre les deux, représenterait le choix logique pour contrer les menaces diverses du président états-unien, sans envenimer les choses, mais en faisant respecter la souveraineté du Canada ?

Conclusion

Sans conteste, l’élection générale canadienne du 28 avril 2025 s’inscrit dans un contexte particulier, supposant alors un résultat différent dans la normalité. Face à la menace états-unienne d’un président hors-norme, les tensions vécues — et toujours présentes — accompagnées par des attaques concrètes contre l’économie canadienne ont contribué à réduire les priorités, afin de concentrer les pensées sur la contre-offensive, voire également sur la négociation nécessaire. Marc Carney est alors apparu comme l’homme de la situation pour plusieurs, survenu au bon moment, compte tenu de son expertise, de son expérience en finance internationale. Ce dernier point en est un majeur, puisqu’il marque une rupture de plus en plus nette dans le choix du chef d’État recherché par rapport au passé. Il ne suffit plus d’être avocat ou d’avoir étudié dans une université offrant des cadres de connaissances en science politique ; il ne suffit plus d’avoir une carrière politique. Avec sa suprématie sur les autres domaines et enjeux, l’économie oblige — et obligera davantage, d’après un certain point de vue — d’avoir des femmes et des hommes d’État verséEs dans ses rouages. Peut-être s’agit-il seulement d’une nécessité causée par le contexte ? Cela ne semble pas être le cas, en raison du phénomène de néolibéralisation des États, de la recherche de l’efficience et de l’efficacité, alors que les indicateurs de performance prennent d’assaut les ministères. A contrario, cette quête n’empêche point les États de faire de plus en plus des déficits, montrant ainsi une contradiction profonde dans la gestion des affaires publiques. La solution à ce problème serait simple, en poursuivant la logique de cette rupture : il faudrait encore plus de femmes et d’hommes verséEs en économie dans nos gouvernements, afin d’éviter de s’enfoncer davantage. Mais est-ce réellement une bonne chose ?

Encore là, cet événement électoral montre à quel point nous demeurons en mode réactif plutôt que proactif ; et ce, même si nous n’avions aucun pouvoir sur le choix du président états-unien. Dans un monde où les inégalités socioéconomiques progressent, nous approchons du moment inéluctable où, comme Ulrich Beck (2008, p. 67) le prétend, tous les effets pervers de l’activité économique et industrielle, en termes soit de menaces, soit de risques, auront tôt fait d’affecter tout le monde, tel un effet boomerang pour leurs auteurs, alors que « même les riches et les puissants ne sont pas en sécurité  ». Notre avenir dépend d’enjeux qui débordent de la guerre tarifaire, dans un monde où les pays sont extrêmement interdépendants sur plusieurs autres facteurs. Il ne suffit donc pas de choisir un chef d’État connaisseur de l’économie. D’autres qualités s’avèrent utiles. Pour l’instant, il faut donner la chance au nouveau gouvernement canadien de dénouer ce conflit, tout en espérant le voir également agir sur l’amélioration de l’existence humaine au sein de la Nature. Or, la logique politique actuelle tend à conserver sa réalité binaire. Lors d’une prochaine élection, les gains obtenus aujourd’hui par le PCC peuvent aboutir à sa prise du pouvoir éventuellement. Ainsi, le Gros Bon Sens proclamé en 2025, par le chef du parti, réapparaîtra. Lorsque le moment sera venu, il faudra s’attarder consciencieusement à son contenu et se demander : suis-je pour ou contre ce « Bon Sens » proposé ? De notre côté, nous connaissons déjà notre réponse.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

4 mai 2025

9 h AM


Références

Beauchard, Jacques. 1981. La dynamique conflictuelle. Comprendre et conduire les conflits. Paris : Réseaux, 290 p.

Beck, Ulrich. 2008. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Paris : Flammarion, 521 p.

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Blogues

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...