Édition du 26 mars 2024

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Débats

Crise sanitaire et crise démocratique : réinventer la démocratie (5/5)

Les frontières entre Etat de droit sous sa figure démocratique représentative, et despotisme se brouillent encore un peu plus dans cette crise sanitaire. En sortir appelle des réponses précises dans chacun des Etats réellement existant. En particulier en France.

Tiré du blogue de l’auteur.

> Retrouvez ici le billet d’introduction à ce feuilleton en cinq épisodes, ici le premier volet, consacré aux circonstances exceptionnelles, là le deuxième sur la normalisation de l’exception, ici le troisième sur l’extension de l’exception, et là le quatrième sur l’Etat démocratique ou le despotisme.

Partout la démocratie tend à se ramener à sa façade électorale, utile au néo-libéralisme autoritaire pour accéder au pouvoir et le garder. Les institutions de la représentation politique et sociale s’éloignent d’une histoire où le parlementarisme a dû et pu prendre en compte les aspirations à la liberté et à l’égalité des classes dominées.

Vu sous cet angle, la France a une longueur d’avance. La filiation bonapartiste de la V° République, parfaitement assumée en 1958, a disqualifié l’institution parlementaire au bénéfice d’un pouvoir arbitraire et irresponsable, hors de portée des citoyens.

La crise sanitaire a dévoilé l’inadéquation de ce système présidentialiste. En deux semaines à peine est apparue « l’urgence d’un autre exercice du pouvoir » (lire l’article de François Bonnet ici du 26 mars). Comme un impitoyable et précieux constat d’huissier. Il y a en effet matière à agir immédiatement pour pallier aux invraisemblables carences gouvernementales. Mais il faut aussi penser aux conditions concrètes de sortie de ce système.

Certes l’imprévision, la destruction des stocks et des équipements de santé, le régime de misère infligé à l’hôpital public, tout cela accompagne les présidences successives depuis le milieu des années 2000 sans aucune exception. C’est bien une idéologie commune et partagée qui a explosé aujourd’hui. La crise sanitaire du Covid-19 n’est ni la première, ni la dernière.

Elle surgit dans un pays bien pourvu d’organes de recherche et de prévision qui ont produit continument des résultats, en dépit de criminelles politiques de santé. La France (le « pays du droit » comme l’appelle les Chinois) est suréquipée en normes, collectivités territoriales et services publics qui forment un bouclier protecteur de sa population. L’échec de la « gouvernance Macron » sur tous ces plans n’en est que plus spectaculaire [1]. Il débouche sur une crise de l’Etat de droit dans deux registres différents.

 Le premier registre est celui de la crise proprement dite, dans le domaine sanitaire donc. Tout s’est passé comme si le gouvernement, affolé devant les pénuries en tout genre, promouvait les scientifiques au pouvoir pour qu’ils prennent les décisions utiles (même au prix d’invraisemblables polémiques médiatiques sur les médicaments comme la Chloroquine devenant sujet d’un quasi-référendum). Mais alors que la France comptait depuis plusieurs décennies une grande variété d’instances de délibération et d’expertise sur la santé publique, tant nationales que locales, elles passèrent aux oubliettes : « C’est à une véritable faillite de notre démocratie sanitaire que l’on a assisté en quelques heures. »[2].

Deux conseils (le « Comité de scientifiques » et le « Comité recherche, analyse et expertise ») virent successivement le jour (le second, le lendemain de la loi du 23 mars et donc en dehors d’elle). Les règles de nomination de leurs membres comme de leur fonctionnement demeurent inconnues. Ils sont entièrement hors sol institutionnel alors qu’ils semblent avoir l’avantage dans la prise de décision. Pour l’instant aucune Constitution dans le monde n’a donné le pouvoir à des savants, créant ainsi une nouvelle catégorie de régimes politiques. En France il semble que nous en ayons fait un bout de chemin en se sens : la science devient une source normative de notre droit. La justification de la poursuite du confinement aux prix de la discrimination illégale et anticonstitutionnelle de toute la partie âgée de la population était justifiée par « l’avis du président du conseil scientifique", alors qu’il était à lui seul un gigantesque pas en avant dans l’exception (fonder des inégalités entre citoyens sur leur âge biologique).

Dans tout cela il y a l’aveu d’un système incapable de s’ouvrir au monde de la recherche en temps normal, qui avoue son incapacité organique en temps de crise à maitriser la décision politique (jusqu’au calendrier des élections municipales qui aurait été, selon le président de la République, « autorisé par les experts » !).

 Le deuxième registre dans lequel affleure cette crise de l’Etat de droit est celui des institutions de la V° République. La concentration et la centralisation du pouvoir à la fois exécutif et législatif (de par la loi sur l’état d’urgence) apparaît comme parfaitement contre-productive. Elle infantilise la population, stérilise les capacités de collectivités décentralisées, dissout la responsabilité politique dans un improbable « état de guerre » ou d’ « union nationale ».

Le président s’acharne à l’incarner au gré de prises de parole (aux revirements et références politiques incrédibles) bien faites pour tenir en haleine la population. Le spectacle du chœur antique des éditocrates télévisuels commentant ces prestations est un vrai sujet de honte, même si on n’y est pour rien. Pendant ce temps l’état d’exception gagne dans le droit comme dans les esprits.

Il y a deux principaux lieux du sinistre qui appellent des réponses sans délai.

La première victime est le Parlement. L’idée même de contrôle parlementaire est dénoncée comme « inadéquate », bref suspecte. Le président de l’Assemblée nationale, troisième roue du carrosse de l’Exécutif, s’est empressé de mettre en place une « mission d’information » sur la gestion du coronavirus, composée d’une majorité de députés de La République en Marche. Avec ce souci : « Nous veillerons bien évidemment à ne pas entraver l’action des pouvoirs publics » (Richard Ferrand, Le Figaro du 31/03). En clair, dans l’espoir d’empêcher ainsi la création d’une vraie commission d’enquête.

On a analysé ici l’extension en cours de l’exception (3/5). Il en ressort une nouvelle réduction historique des pouvoirs de contrôle des assemblées : la loi du 23 mars 2020 les fragilise par rapport à ce que contenait la loi de 1955 [3]. Durant un mois (au lieu des 12 jours traditionnels, une extension encouragée par le Conseil d’Etat) l’état d’urgence sanitaire s’applique à la discrétion du gouvernement. Celui-ci n’a pas à communiquer les mesures d’adaptation découlant des ordonnances qu’il a prise en vertu du Titre 1° de la loi. Le Premier ministre a justifié (à l’Assemblée Nationale le 21 mars) cette restriction sans précédent, de manière on ne peut plus claire : « Le projet de loi comporte 43 habilitations à légiférer par ordonnances. (…) L’efficacité de ce travail suppose que nous puissions nous y consacrer à plein temps. Nous vous demandons de resserrer le champ d’application du contrôle parlementaire renforcé aux seules mesures relevant stricto sensu de l’état d’urgence sanitaire ». Le contrôle parlementaire (qui n’a pourtant rien de « suspensif ») est donc considéré comme une « gêne » si ce n’est une entrave à l’action souveraine du gouvernement. En dépit d’une résistance du Sénat, l’Assemblée a voté cette nouvelle révision à la baisse du rôle constitutionnel du parlement.

Cette situation contraste avec celle de 1914-18 où les parlementaires ont mis beaucoup d’énergie à conquérir des droits d’enquête sur ce qui se passait dans l’armée. Laquelle avait le contrôle de tous les hommes entre 20 et 48 ans appelés sous les drapeaux. Durant les 4 ans de guerre, la responsabilité politique a très bien fonctionné : 5 gouvernements se sont succédé et Clémenceau lui-même a du tenir compte de l’état de sa majorité devant les deux chambres. Pour ces raisons, le régime de la III° République était réputé faible. Or il a gagné la guerre contre l’Allemagne impériale réputée forte de son autoritarisme. Pour des raisons d’efficacité, c’est avec cette responsabilité collective et partagée qu’il faut renouer. Elle est une voie majeure de la mobilisation et implication de la société bien au-delà des balcons le soir à 20 heures. Ce serait une ressource rare et précieuse pour vaincre le virus.

Or nous aurons assisté à une invraisemblable dilution de la responsabilité au cours de la crise actuelle. Le président de la République se cantonne dans des effets d’annonce et livre les ministres au « maintenant, débrouillez-vous » (lire ici l’article d’Ellen Salvi du 25 avril, L’Elysée en fauteur de troubles). La confusion des rôles est aussi des responsabilités jusqu’au sommet de l’Exécutif est la règle. Elle peut être criminelle et il faut s’en défaire. Cela passe par le rétablissement de la responsabilité pleine et entière du Premier ministre devant l’Assemblée. Donc par son investiture et sa révocation par celle-ci et non plus par le président de la République. C’est lui qui doit exercer le droit de dissolution. Les commissions permanentes de l’Assemblée nationale comme du Sénat doivent être calquées sur les principales fonctions gouvernementales. Les commissions d’enquête peuvent être crées sur des faits donnant lieu à des poursuites judiciaires.

Les ministres doivent être responsables individuellement devant les députés. L’invention de leur responsabilité politique s’est faite en Angleterre au cours du 18° siècle pour desserrer l’étau de la responsabilité pénale qui dramatisait exagérément l’exercice du pouvoir jusqu’à l’empêcher. Dans la crise actuelle les recours se multiplient et déjà trois ministres (dont le premier) font l’objet d’une plainte à la commission des requêtes de la Cour de Justice de la République. Ce phénomène est dû au fait que les membres du gouvernement sont inaccessibles et ne rendent plus politiquement compte de leurs actes. La défaillance du Conseil d’Etat n’a fait qu’aggraver cette situation.

L’autre grand blessé de la crise est le contrôle censé être exercé par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat pour la sauvegarde des principes fondamentaux et de l’Etat de droit. Ils y ont renoncé comme on l’a vu, encore un peu plus que par le passé. Leur réforme est urgente. Le Conseil d’Etat doit perdre sa fonction contentieuse et devenir une chambre de la Cour de cassation, juridiction suprême et unique de tous les recours de première comme de seconde instance.

Quant au Conseil constitutionnel, il doit devenir une vraie cour et donc voir les règles de nomination de ses membres changer de telle manière que leur indépendance soit démocratiquement garantie : ils doivent être élus par le Parlement réuni en Congrès à la majorité des 2/3 pour un mandat de 7 ans non renouvelable.

Ces mesures sont celles qui s’imposent à travers l’expérience de la crise sanitaire [4]. Elles ne suffisent pas pour restaurer et réinventer la démocratie.

 La restaurer demande qu’on sauvegarde les institutions délibérantes et collégiales héritées d’une histoire marquée par le libéralisme politique que sa désintégration contemporaine laisse en jachère. La démocratie délibérative demeure un acquis dés lors qu’elle repose sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs. Elle est même la garantie que l’Etat de droit reste démocratique. Pour autant les institutions de la démocratie représentatives ne sont pas en soi, démocratiques [5]. On ne peut s’en tenir à une simple restauration des droits du Parlement même s’il faut agir pour que celui de la V° République retrouve une vraie souveraineté.

 Réinventer la démocratie n’est pas forcément penser à un « grand soir » ou une « tabula rasa » comme certains le préconisent en ce moment. Commençons par reprendre les idées issues du mouvement des Gilets jaunes il y a un an à peine (et refoulées aujourd’hui). Les propositions concernant la démocratie directe et participative forment un socle qu’il faut mettre en œuvre : le référendum d’initiative citoyenne, le droit de pétition, les assemblées citoyennes sont des sujets sur la table [6]. La crise nous fait passer au stade d’une nouvelle ère de surveillance invasive de masse, novelle figure de l’état d’exception. Elle appelle encore plus d’imagination pour définir de nouveaux droits dans la société numérique (jusqu’à intégrer le droit des personnes à leur vie privée). Pas seulement pour protéger les données mais pour mieux tirer parti des relations de proche en proche avec un droit spécifique d’association numérique. Il faut donc allonger la liste des droits fondamentaux et la constitutionnaliser.

Enfin la question de l’Union Européenne se pose grandement. Il y a là aussi une urgence de sa démocratisation avant de penser à la refonder. Le "Manifeste pour la démocratisation de l’Europe » y pourvoit opportunément. Lancé en décembre 2018 par un collectif animé entre autres par Anne-Laure Delatte, Thomas Piketty et Antoine Vauchez, il disait déjà : « L’Europe ne se réconciliera avec ses citoyens que si elle apporte la preuve concrète qu’elle est capable d’établir une solidarité entre Européens et de faire contribuer de manière équitable, les gagnants de la mondialisation au financement des biens publics dont l’Europe a cruellement besoin ». Nous y sommes.

Soyons donc optimistes : préparons une sortie de la crise ouverte aux amis de la révolution démocratique. Défions le spectre du despotisme qui rode. Il y faudra de l’énergie tant nous guette le conformisme et la paresse d’une génération politique confinée dans une république autoritaire. Les élections présidentielles devraient avoir lieu dans deux ans exactement. Ferons-nous comme si rien ne s’était passé, pour mieux reproduire un système présidentialiste usé jusqu’à la corde, qui ne sait même plus protéger ses citoyens ? La sortie de cette crise, c’est aussi la sortie de ce système politique et de cette république, tous les deux anachroniques.

Notes

[1] Olivier Borraz et Henri Bergeron, Covid-19 : impréparation et crise de l’Etat. AOC. 31/03/20. Et aussi les impitoyables propos de l’ancien directeur général de la santé William Dab, « Nous ne sommes pas à la hauteur de l’épidémie », Le Monde, 12/04/20

[2] Nicolas Henckes. La faillite de notre démocratie sanitaire. Le Monde 27/03/2020. Et aussi :Alexandre Viala. La science doit servir le pouvoir sans que celui-ci ne succombe à la tentation de s’en servir ». Le Monde du 30/03/20

[3] Manon Altweg-Boussac. La fin des apparences. A propos du contrôle parlementaire en état d’urgence sanitaire. La Revue des droits de l’homme. Avril 2020. Nicolas Roussellier, De 14-18 au coronavirus : la démocratie comme « règlement de comptes ». AOC, 16/04/20. Fabienne Bock, Pendant la guerre de 1914-18, le Parlement s’est battu pour ses prérogatives. Entretien avec Fabien Escalona, Mediapart, 26 mars 2020.

[4] Elles figurent dans la liste des 30 propositions qui ont été faites depuis et au cours des deux dernières décennies dans le cadre de la Convention pour la 6° République. Adoptées en 2001, actualisées en 2014, défendues énergiquement par toute une génération de militants et par le député Arnaud Montebourg dès 1997, elles n’ont jamais réussi à percer la carapace des partis dits de gouvernement trop attachés à la V° République (à commencer par le Parti socialiste mais aussi la République en Marche restée inerte après les promesses de réforme faites par E. Macron lors de son élection).

[5] Jacques Rancière. « Défaire les confusions servant l’ordre dominant » Entretien avec Joseph Confavreux. Mediapart, 3 décembre 2019.

[6] Sur l’ensemble et le détail des propositions démocratiques, on peut se rapporter à la brochure « Aller vers une 6° République » publiée en janvier 2019 par la Convention pour la 6° République (C6R) accessible sur son site c6r.org

Mots-clés : Coronavirus Débats France
Paul Alliès

Paul Alliès, né le 8 juin 1945 à Pézenas (Hérault), est professeur de droit à l’Université Montpellier 1 et homme politique français. Il enseigne au département de science politique l’histoire politique de la France et la sociologie historique des partis. En 2008, il devient, aux côtés d’Arnaud Montebourg, secrétaire national adjoint du Parti socialiste au sein du secrétariat national à la rénovation du parti. Depuis 2009, il est président de la « Convention pour la 6e République ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Alli%C3%A8s

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