Édition du 11 novembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

De la rue à la maison : comment les femmes ordinaires portent-elles le mouvement « Femme, vie, liberté » ?

Entretien de Zamaneh avec Shima Tadrisi, chercheuse spécialisée dans les droits des femmes et les droits du travail

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/09/30/de-la-rue-a-la-maison-comment-les-femmes-ordinaires-portent-elles-le-mouvement-femme-vie-liberte/?jetpack_skip_subscription_popup

Trois ans après le soulèvement de Jina, le slogan « Femme, vie, liberté » continue de façonner la société iranienne. Dans cet entretien, la chercheuse Shima Tadrisi met en lumière le rôle méconnu des « femmes ordinaires dont les actes de résistance quotidiens ont fait passer le mouvement de la rue aux foyers, en faisant une force sociale durable.

Trois ans se sont écoulés depuis le début du mouvement « Femme, vie, liberté », déclenché par le féminicide d’État de Jina (Mahsa) Amini, une Kurde de 21 ans, qui est devenu l’un des soulèvements les plus influents de l’histoire moderne de l’Iran. Il ne s’agissait pas seulement d’une protestation contre le port obligatoire du voile, mais d’une confrontation directe avec un système patriarcal et répressif qui cherchait à contrôler l’esprit, le corps et la vie des femmes, et de tous les citoyens. Dès les premiers jours, les femmes et les hommes de toutes les villes et villages se sont soulevé·es, dans les rues et dans leurs foyers, démontrant que la lutte pour la liberté de choix vestimentaire n’était plus marginale, mais au cœur même des revendications pour la liberté et l’égalité en Iran.

Malgré les centaines de mort·es, la répression généralisée, les arrestations massives et les crises économiques écrasantes, le mouvement Jina reste vivant, pas nécessairement sous la forme de manifestations de rue, mais dans les transformations culturelles, mentales et sociales chez les femmes. D’innombrables récits provenant de familles, de petits cercles et de la vie quotidienne révèlent comment le mouvement s’est immiscé dans les foyers et les relations quotidiennes, devenant partie intégrante de la mémoire collective vivante de la société dans son ensemble.

Dans ce contexte, il y avait – et il y a toujours – des femmes dont les noms n’apparaîtront peut-être jamais dans les médias ou les histoires officielles. Pourtant, ce sont elles qui, discrètement et dans le cadre de leur vie quotidienne, ont porté le poids principal de la résistance. Ces « femmes ordinaires », par de petits gestes, des actes de défi individuels et des changements quotidiens, ont ouvert la voie vers la liberté et l’égalité.

Cette interview réalisée à l’occasion du troisième anniversaire de « Femme, vie, liberté » avec Shima Tadrisi, une chercheuse qui étudie depuis des années précisément ces « femmes ordinaires » et leur rôle dans le mouvement des femmes en Iran, offre l’occasion de réfléchir à la manière dont la présence massive des femmes dans les rues, défiant le port obligatoire du hijab, est devenue une force sociale durable, et pourquoi il est essentiel d’enregistrer les voix moins entendues des femmes pour comprendre ce mouvement.

Nasim Roshanai : Vous menez des recherches approfondies dans le domaine des droits des femmes. Pouvez-vous nous présenter votre travail ?

Shima Tadrisi : Mes recherches portent sur le rôle des femmes ordinaires dans le mouvement féministe iranien. J’étudie des femmes qui ne sont peut-être pas très connues dans les réseaux militants, mais qui, dans leur vie quotidienne et au sein de la société, ont joué un rôle crucial dans la formation et l’avancement du mouvement.

Qu’est-ce qui vous a poussée à lancer ce projet ?

Cette recherche a débuté avec un projet militant que j’ai lancé en 2018. À l’époque, j’ai partagé sur mes comptes de réseaux sociaux de courtes histoires sur des femmes qui avaient résisté aux barrières liées au genre et réussi à créer de petites initiatives économiques. J’avais plusieurs motivations. Tout d’abord, je pense que l’indépendance économique est vitale pour les femmes, et j’ai pensé que raconter ces histoires pourrait inspirer d’autres personnes, car ces modèles étaient beaucoup plus faciles à identifier que des célébrités ou des personnalités connues.

La deuxième raison venait de mon propre parcours. Je suis originaire de Langarud, dans la province de Gilan. Lorsque j’ai déménagé à Téhéran et rejoint des groupes de femmes, j’ai réalisé que les femmes en dehors des cercles militants connus étaient beaucoup moins visibles dans les médias, surtout à une époque où les réseaux sociaux n’étaient pas encore très répandus. C’est pourquoi j’ai lancé ce projet militant, qui a été bien accueilli à l’époque.

Bien que j’aie dû mettre fin à ce projet en raison de pressions sécuritaires, je n’ai pas arrêté mon travail. Je me suis tournée vers le métro de Téhéran pour étudier la résistance quotidienne des femmes vendeuses de rue. J’ai interviewé environ 111 vendeuses afin de comprendre comment, jour après jour, elles affrontaient le pouvoir, qu’il s’agisse de la police ou des responsables du métro, tout en parvenant à subvenir à leurs besoins.

À partir de là, j’ai réalisé que je devais m’intéresser plus sérieusement au rôle des femmes ordinaires dans le mouvement féministe iranien. À peu près à la même époque, j’ai été acceptée dans le programme d’études sur le genre de l’université Kadir Has à Istanbul, juste au moment où le meurtre de Jina et le mouvement « Femme, vie, liberté » ont commencé. Beaucoup de mes ami·es non iranien·nes m’ont demandé : où étaient toutes ces femmes iraniennes courageuses auparavant ? Ma réponse était simple : les femmes iraniennes se battaient depuis des années, mais ce n’est qu’à travers le mouvement Jina que leurs luttes sont devenues visibles à l’échelle mondiale. C’est à ce moment-là que j’ai su que j’étais sur la bonne voie et que je devais mener des recherches plus approfondies sur ces récits moins connus.

À Kadir Has, cependant, je n’ai pas trouvé de directeur/directrice de thèse en accord avec le sujet de ma thèse, et j’ai donc dû faire un choix : soit changer de sujet, soit changer d’université. La question était trop importante pour que je l’abandonne. J’estimais que retracer l’histoire des luttes des femmes iraniennes était le moins que je puisse faire. J’ai finalement pris contact avec un·e professeur·e de l’université de Kiel, en Allemagne, qui a accepté de me diriger. C’est ainsi que je suis devenue étudiante dans cette université.

Comment évaluez-vous le rôle des femmes ordinaires dans la lutte pour la liberté et l’égalité en Iran, et son impact sur le mouvement plus large en faveur de la démocratie ?

Avant de répondre, je tiens à préciser ce que j’entends par « femmes ordinaires ». Je désigne ici les femmes qui ne s’identifient pas nécessairement comme féministes ou militantes, mais qui, dans leur vie quotidienne et face aux barrières sociales et de genre, ont agi de manière à façonner progressivement la voie vers la liberté et l’égalité en Iran. Tout en respectant pleinement les militantes connues et leurs combats, je pense qu’une grande partie du mouvement des femmes en Iran repose sur les épaules de ces femmes ordinaires.

La base théorique de mon travail s’appuie sur le concept de « non-mouvement » d’Asef Bayat, qui est essentiel pour comprendre les luttes sociales au Moyen-Orient. Dans l’un de ses livres, Bayat pose la question suivante : comment les personnes ordinaires changent-elles le Moyen-Orient ? Ma question est la même, mais elle se concentre sur les femmes en Iran : comment les femmes ordinaires changent-elles l’Iran ?

En lisant l’histoire depuis la révolution constitutionnelle jusqu’à nos jours, je pense non seulement aux femmes dont les récits sont consignés, mais aussi à celles dont les voix restent absentes. En observant la vie des femmes qui m’entourent – mes grands-mères, leurs récits et leurs luttes –, cette question devient encore plus pressante : où sont les récits des femmes que nous ne connaissons pas, et où sont-ils consignés dans l’histoire de l’Iran ?

Bien que ces femmes soient moins visibles dans la mémoire officielle et les récits historiques, elles ont joué un rôle central dans l’avancement du mouvement des femmes et, par conséquent, du mouvement démocratique en Iran. Par de petits gestes quotidiens, leur résistance aux restrictions et leurs efforts pour changer leur propre condition, elles ont progressivement mais résolument changé le cours de la société.

Parfois, cette résistance a débouché sur des soulèvements collectifs et une participation directe à des moments historiques : pendant la révolution constitutionnelle, le mouvement de nationalisation du pétrole, la révolution de 1979, le mouvement vert et enfin dans « Femme, vie, liberté », où, pour la première fois, la question des femmes est devenue l’axe central.

Dans tous les épisodes précédents, les femmes ont été mises de côté une fois le tournant historique passé. Mais lors du soulèvement de Jina, pour la première fois, les questions relatives aux femmes sont devenues le cœur des manifestations, et le restent encore aujourd’hui. Même si les manifestations de rue se sont calmées, les luttes des femmes se poursuivent, maintenant le mouvement en vie.

Cela montre que les femmes ordinaires ont résisté non seulement individuellement dans leur vie quotidienne, mais aussi collectivement à des moments historiques critiques, façonnant profondément les transformations politiques et sociales de l’Iran.

Quel rôle voyez-vous pour les « femmes ordinaires » dans le mouvement « Femme, Vie, Liberté » ?

Je dis souvent à mes ami·es qu’entre une militante féministe connue et les femmes qui la suivent et sont influencées par elle, je suis plus curieuse à propos de ces dernières. Je veux savoir comment ces femmes gèrent la discrimination sexuelle à la maison et dans la rue.

« Femme, vie, liberté » n’était pas seulement un soulèvement contre le gouvernement, c’était aussi une révolte contre un ordre patriarcal qui cherche à contrôler le corps et la vie des femmes.

Jusqu’à présent, dans le cadre de ma thèse, j’ai interrogé plus de 60 femmes qui ont participé au mouvement, et les entretiens se poursuivent. L’une de mes principales questions était de leur demander de raconter leurs expériences de chaque mobilisation majeure depuis le Mouvement vert. Même celles qui étaient enfants à l’époque en gardaient des souvenirs même vagues : elles avaient accompagné leurs parent·s aux manifestations ou surpris des conversations à la maison. Ces récits montrent que le rôle des femmes ne s’est pas limité au soulèvement de Jina ; leur présence est également perceptible dans les vagues de protestation antérieures.

La différence avec « Femme, vie, liberté », c’est que, pour la première fois, les questions relatives aux femmes sont devenues le thème central. L’un des thèmes les plus importants était le hijab. La plupart des femmes que j’ai interviewées, à l’exception de celles qui portaient le hijab mais soutenaient tout de même le mouvement, avaient eu des expériences directes avec la police des mœurs, le harcèlement de rue ou les restrictions familiales concernant le voile. Avant le soulèvement de Jina, les femmes iraniennes semblaient mener ce combat seules. Aujourd’hui, les projecteurs se sont tournés vers elles et le monde entier observe leur lutte.

Pouvez-vous nous dire comment vous menez votre dernier projet ?

Pour ma thèse sur « le rôle des femmes ordinaires dans le mouvement féministe iranien , j’ai reçu une bourse de deux ans de la Fondation Gerda Henkel en Allemagne. Cette fondation soutient la recherche en sciences humaines historiques et a financé de nombreux projets à travers le monde au cours des dernières décennies. Son soutien m’a donné l’opportunité inestimable de poursuivre mes études avec davantage de ressources et au sein d’un réseau international plus large de chercheurs et de chercheues.

En farsi

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