Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Vers le sommet sur l’éducation supérieure

Deux temps forts des Journées de l’éducation

Les vendredi et samedi 26 et 27 octobre se tenaient les premières Journées de l’éducation organisées par le réseau Profs contre la hausse. Saluons d’abord la réussite que fut l’événement : en très peu de temps, avec des moyens financiers limités, ces journées nous ont offert un bel espace de dialogue et de réflexion. De quoi faire paraître le futur Sommet sur l’Enseignement supérieur quelque peu fade. Je mettrai l’accent, ici, sur deux interventions, lors de la première des deux tables-rondes du samedi, qui m’ont particulièrement marquée : celles de Gilles Gagné et celle de Hervé Philippe. La table-ronde à laquelle ils participaient portait sur les possibles dérives technicistes de l’éducation. Et les propos des deux intervenants avaient pour acteur principal le cerveau.

Du professionnalisme à l’exécution surveillée

Gilles Gagné, professeur au Département de sociologie de l’Université Laval, s’est attardé à défendre l’idée du professionnalisme en éducation. Le professionnel, selon Gagné, acquiert non seulement les connaissances propres à son domaine, mais aussi les capacités de jugement éclairé qui lui permettent de bien utiliser ces connaissances. La corporation à laquelle appartient le professionnel se réfère à des normes débattues publiquement et qui balisent sa pratique. Ainsi, la technique n’est bonne que si le cerveau qui l’applique sait ce qu’il fait, en accord avec son milieu. Relier la main et la tête.

Mais force est de constater que dans le système actuel, la tendance est plutôt à enchaîner ces têtes les unes aux autres. Le taylorisme des années 1910 a divisé le travail manuel en différentes petites tâches exécutées à répétition pour plus d’efficacité. La main artisane s’est retrouvée dépossédée de la production totale, dépossédée de l’obligation de penser la structure globale de ce qui était produit. Des mains, de simples mains, produisant des gestes, de simples gestes. De la main-d’œuvre.

Le travail intellectuel des années 2010 opère de la même façon. Le cerveau est détaché de l’obligation de se structurer en fonction d’un ensemble. Il ne peut en isoler qu’une partie. Et inlassablement répéter les mêmes tâches, qui s’enchaîneront à d’autres tâches produites par d’autres cerveaux. Dans cette optique, le chercheur n’est plus relié à une norme professionnelle, mais devient davantage un exécutant au profit d’un savoir utilitariste. Le cerveau est déprofessionnalisé, coupé de la nécessité de réfléchir au cadre dans lequel il travaille. Du cerveau-d’œuvre.

Cette image du cerveau-d’œuvre illustre bien la dérive marchande d’une éducation où l’on voudrait davantage d’exécutants que de professionnels, davantage de gens qui abandonnent la détermination du sens général de leur travail à ceux qui les financent.

La recherche scientifique : pour quoi, pour qui et comment ?

Hervé Philippe, professeur titulaire à la Chaire de Recherche du Canada en bioinformatique et génomique évolutive de l’Université de Montréal, travaille depuis longtemps sur la décroissance économique, ce qui l’a mené, en parallèle, à penser au concept de décroissance scientifique. En effet, les intellectuels sont poussés plus que jamais à faire de la recherche, et ce, au détriment de leur travail d’enseignement. Il y a plus de savoirs que jamais sur cette terre, mais cette connaissance est produite par des gens de plus en plus spécialisés. Ces hyperspécialistes, Philippe les compare à des autistes : enfermés dans un savoir si pointu qu’à peine une poignée d’autres hyperspécialistes sont en mesure de comprendre la connaissance ainsi créée.

Ce qui se perd, ici, c’est une connaissance qui soit réellement au service de la communauté humaine. Certains savoirs sauvent des vies. Mais d’autres contribuent à détruire l’humain et son environnement. Dans ce monde où le progrès et la connaissance à tout prix poussent des milliers de cerveaux à se surspécialiser, dans ce monde où le savoir vaut pour lui-même et non pas seulement pour ce qu’il rapporte de positif à la société humaine, comment juger ?

Comment juger de l’importance, de la pertinence de telles connaissances si elles sont si hermétiques que le profane ne peut s’y fier sans faire une sorte d’acte de foi ? Comment alors jauger la validité des savoirs ? Simplement en rappelant quelques questions élémentaires : la recherche scientifique pour quoi ? Pour améliorer notre sort, sans détériorer notre environnement. Pour qui ? Pour le bien de tous, maintenant, et dans 1000 ans. Et comment ? Collectivement. En décidant ensemble de la direction où l’on veut aller. Si l’on ne peut pas donner ces réponses, c’est très certainement que l’on fait fausse route.

Et pour finir ?

Ces deux images du cerveau-d’œuvre et du cerveau autiste nous ramènent en fait à la même idée : si la matière grise qui pense, réfléchit, construit et imagine est orientée par des diktats utilitaristes, individualistes, technicistes, c’est l’humanité entière qui perd un peu de sa raison d’être. Est-ce bien cela que l’on veut ?

Marie Wright

professeure de sociologie, Collège Édouard-Montpetit

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