Édition du 23 avril 2024

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États-Unis

Interview avec Noam Chomsky sur l’empire américain après 9/11

Du Pakistan au Philippines, face à la crise sanitaire et aux régimes autoritaires

Oui, nous avons la responsabilité d’aider l’Afghanistan à sortir de la destruction dont nous sommes en grande partie responsables. Il y a des choses concrètes que nous pourrions faire. Par exemple, nous devrions admettre les réfugié.e.s afghan.e.s — et sans tracas bureaucratiques. Ils et elles doivent être traité.e.s décemment.

Entrevue réalisée par J.C. Pan et A. Thronhil
Jacobin Show

Jacobin Nous venons de marquer le 20e anniversaire du 11 septembre. Il y a des adultes aux États-Unis qui n’étaient pas encore né.e.s à. ce moment. Joe Biden a maintenant officiellement mis fin à la guerre en Afghanistan en retirant toutes ses troupes.

Pensez-vous que nous sommes arrivé.e.s à la fin d’une époque ? Assistons-nous à la fin de l’empire américain, ou du moins au début d’une nouvelle étape ?

Noam Chomsky Je pense que le retrait n’aura pratiquement aucun effet sur la politique impériale américaine. Le commentaire actuel sur l’Afghanistan porte presque entièrement sur ce que la guerre nous a coûté. Vous n’y trouverez pratiquement rien sur ce que cela a coûté aux Afghan.e.s.

Il y a quelques articles intéressants montrant que ce que la presse comprenait très bien il y a vingt ans mais ridiculisait, était en fait correct : il n’y avait aucune base raisonnable pour cette guerre en premier lieu. Oussama ben Laden n’était qu’un suspect lorsque les États-Unis ont commencé à bombarder l’Afghanistan. S’il y a un suspect que vous voulez appréhender, vous effectuez une petite opération de police. Le gouvernement américain aurait pu l’appréhender, puis travailler pour découvrir s’il était réellement responsable, ce que le gouvernement ne savait pas.

En fait, cela a été admis huit mois plus tard. Robert Muller, chef du FBI, a donné sa première grande conférence de presse au cours de laquelle il a déclaré - après probablement l’enquête la plus approfondie jamais menée - que nous supposons qu’Al-Qaïda et Ben Laden sont responsables du 11 septembre. Mais, a-t-il avoué, nous n’avons pu l’établir encore. Ainsi, d’abord on bombarde, puis on vérifie s’il y a une raison pour le faire.

Si quelqu’un autre que le gouvernement américain le fait, cela s’appelle terrorisme. Si nous le faisons, ce n’est que plaisir et jeux.

Nous savons maintenant que les Talibans étaient prêts à se rendre en 2001. Mais le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a fièrement annoncé : « Nous ne négocions pas de redditions. »

Les termes proposés par les Talibans étaient que leurs dirigeants soient autorisés à vivre dans la dignité. Pourquoi pas ? Ils n’avaient rien fait. On disait qu’ils avaient abrité des terroristes. Mais ne faisons-nous pas cela ? Nous hébergeons certains des pires criminels de guerre des temps modernes, y compris des personnes reconnues comme terroristes, comme Orlando Bosch et Luis Posada, qui ont été autorisés à vivre heureux en Floride sous la protection des États-Unis. Et personne ne doutait qu’ils étaient des terroristes. Ils étaient responsables, entre autres, de l’attentat à la bombe contre un avion de ligne Cubana, qui a tué 63 personnes. Si quelqu’un d’autre le fait, on le qualifie de terrorisme. Si nous le faisons, c’est du plaisir et des jeux.

Il n’y avait donc aucune raison de ne pas permettre aux Talibans de vivre dans la dignité - sauf ce qui a été expliqué par le personnage le plus en vue de la résistance afghane anti-talibane, Abdul Haq. Il a été interviewé par Anatol Lieven, un spécialiste du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, dans la presse britannique. Haq a amèrement condamné l’invasion, tout comme d’autres militants afghans anti-talibans. Il a déclaré : « Les États-Unis essaient de montrer leur force, de remporter une victoire et d’effrayer tout le monde. Ils ne se soucient pas de la souffrance des Afghan.e.s ou du nombre de personnes que nous allons perdre. » Abdul Haq a été tué par les Talibans peu de temps après.

Quiconque partageait le point de vue de Haq à l’époque était soit ignoré, soit ridiculisé par la grande presse. Maintenant, cette presse admet qu’il avait eu raison.

Jacobin Vous avez mentionné ailleurs que le cadre que les gens utilisent pour comprendre le retrait d’Afghanistan compare le coût de cette guerre aux dépenses nationales potentielles pour des programmes sociaux ou pour d’autres choses qui pourraient profiter aux Américain.e.s. Vous avez souligné qu’il s’agit d’une question morale et que nous avons une dette envers les Afghan.e.s après des décennies de terreur. Quel est un meilleur cadre pour parler d’une fin aux campagnes militaires américaines ? Que devons-nous aux Afghan.e.s, alors que nous nous retirons ? Et que peut faire la gauche pour faire pression sur le gouvernement américain pour s’assurer que nous réparons, d’une manière ou d’une autre, la vaste quantité de destruction ?

Chomsky. Vous avez raison pour le cadre. C’est ainsi que l’on discute. Et il est vrai que les dépenses de guerre folles – $753 milliards du budget du Pentagone – nous mettent d’abord en grand danger. Cela enlève également des ressources dont on a grandement besoin à d’autres fins. C’est à part de la question afghane, mais votre point est correct.

Oui, nous avons la responsabilité d’aider l’Afghanistan à sortir de la destruction dont nous sommes en grande partie responsables. Il y a des choses concrètes que nous pourrions faire. Par exemple, nous devrions admettre les réfugié.e.s afghan.e.s — et sans tracas bureaucratiques. Ils et elles doivent être traité.e.s décemment.

La deuxième chose que nous devrions faire est de mettre fin à ce programme honteux de sanctions contre l’Afghanistan. Je n’aime pas les Talibans. Vous ne les aimez pas. Mais ce n’est pas une raison pour punir les Afghan.e.s. Ils et elles ont grand besoin d’aide humanitaire. Ce sont les Afghan.e.s qui meurent de faim, pas les chefs talibans. Les sanctions en général punissent la population et non ses dirigeants. C’était également le cas des sanctions contre l’Irak, l’Iran, Cuba et le Venezuela.

Nous connaissons les véritables raisons des sanctions. Elles sont même parfois annoncées. Dans le cas de Cuba dans les années 1960, les États-Unis ont reconnu que Castro était très populaire. Ils pensaient que la seule façon de renverser son gouvernement était de fomenter le mécontentement. L’idée était de rendre la vie si insupportable que les gens renverseraient le gouvernement. Bien sûr, ce n’était pas le seul moyen : John F. Kennedy a également lancé une guerre terroriste majeure, qui a pratiquement conduit le monde à une catastrophe nucléaire en 1962.

Les sanctions contre Cuba se sont intensifiées sous Bill Clinton. Lorsque Cuba était dans une position désespérée après le retrait des Russes, Clinton a débordé George W. Bush de la droite pour renforcer les sanctions dans le but d’affamer la population cubaine et de l’encourager à renverser le gouvernement. C’est exactement ce qui se passe maintenant.

D’ailleurs, les États-Unis sont le seul pays qui pourrait imposer de telles sanctions. Ce sont des sanctions de tiers. Tout le monde doit leur obéir, sinon ils et elles sont expulsé.e.s du système financier international. Seuls les États-Unis ont la capacité de le faire, et c’est une forme majeure de terrorisme d’État. Le cas de l’Afghanistan en est un autre.

Nous devrions également débloquer les financements du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, qui bloquent le financement sous la pression américaine. Nous devons tout faire pour permettre aux Talibans et à la population de résoudre leurs propres problèmes.

Il y avait de meilleures solutions disponibles à la fin des années 1980. Par exemple, maintenant tout le monde se préoccupe des droits des femmes. C’est merveilleux et touchant. Mais qu’est-ce qui se passait à la fin des années 1980 lorsque les Russes défendaient le régime de Najibullah, qui protégeait les droits des femmes ? Les femmes allaient à l’université et portaient les vêtements qu’elles voulaient. Mais elles avaient des problèmes : les maniaques islamiques soutenus par les États-Unis, comme Gulbuddin Hekmatyar, qui jetaient de l’acide au visage de femmes qui portaient de mauvais vêtements. Des gens très crédibles ont écrit des articles à ce sujet et les ont envoyés à des revues américaines qui ne voulaient pas les publier, parce qu’il s’agissait d’un régime appuyé par l’Union soviétique.

Jacobin Comme vous l’avez mentionné, lorsque Biden a annoncé le retrait des troupes, il y a eu soudainement une vague de commentaires dans les médias parlant des femmes et des filles afghanes et du sort auquel elles pourraient être confrontées sous les Talibans. S’il y a quelque chose que les dernières décennies nous ont appris, c’est que nous devrions nous méfier des « interventions humanitaires ».

Pendant ce temps, de nombreux et nombreuses progressistes considèrent qu’il est injuste que les États-Unis créent cette catastrophe en Afghanistan, puis fassent leurs valises et partent. Y a-t-il d’autres projets humanitaires que les progressistes devraient soutenir, à part la fin des sanctions et l’admission de plus de réfugié.e.s, et qui ne tombent pas dans le piège d’une poursuite de l’intervention.

Chomsky La première étape d’une intervention humanitaire est d’arrêter de détruire. Si nous pouvons arrêter de détruire, de terroriser et d’utiliser nos muscles pour intimider tout le monde, ce sera un grand pas en avant. Si nous y arrivons, alors nous pourrons penser à faire des choses de valeur. Prenez George W. Bush, qui était responsable de l’invasion de l’Afghanistan et de l’invasion de l’Irak - des millions de personnes tuées, des pays détruits, toute la région détruite par des conflits ethniques qui n’existaient pas auparavant.

Nous pourrions dès maintenant mener un programme humanitaire en mettant des vaccins à la disposition de l’Amérique latine, des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie. Bush a fait certaines bonnes choses. Ses programmes de santé en Afrique, par exemple, ont été très utiles. Cela est une intervention humanitaire. Nous pourrions mener un programme humanitaire dès maintenant en mettant des vaccins à la disposition de l’Amérique latine, des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie.

Biden a au moins fait quelques petits pas dans cette direction. Mais pas les grandes étapes demandées par le mouvement People’s Vaccine, comme libérer les brevets de droits de propriété intellectuelle exorbitants. Ces droits ne brevettent pas seulement le produit, mais le processus également. C’est quelque chose de nouveau introduit par Bill Clinton et d’autres fanatiques néolibéraux à l’Organisation mondiale du commerce. C’est une violation radicale du libre-échange qui n’a jamais existé dans le passé. Et tout cela est au service de plus de profits pour les sociétés pharmaceutiques. Nous pourrions éliminer cela et permettre à d’autres pays de fabriquer les vaccins, qui de toute façon ont été principalement créés grâce à des fonds publics.

Parlons de Cuba - l’une des pires atrocités de l’ère moderne. Le monde entier – littéralement – est fortement opposé à ce que nous faisons. Le dernier vote aux Nations Unies était de 184 contre 2, en faveur de la levée du blocus économique de Cuba par les États-Unis. Israël était le seul pays qui a voté avec les États-Unis parce que c’est un État client. Est-ce que les grands médias en parlent ?

Le blocus vise à punir Cuba pour s’être opposé à nous – ce que le Département d’État, dans les années 60, appelait « une défiance réussie ». Les États-Unis ne peuvent le permettre. Alors, ils inventent toutes sortes d’histoires sur les droits de la personne.

Il y a des violations des droits de la personne à Cuba – en fait, parmi les pires de l’hémisphère. Ils se déroulent dans le coin sud-est de Cuba dans un endroit appelé Guantanamo Bay, que les États-Unis ont pris sous la menace des armes et refusent de rendre. Ce qui se passe à Guantanamo est peut-être les pires violations des droits de l’homme dans l’hémisphère.

L’intervention humanitaire réelle ? Elle existe à peine. Il est très difficile de trouver un cas authentique d’intervention humanitaire. Bien sûr, chaque action d’une grande puissance est appelée « humanitaire ». C’est universel. Quand Adolf Hitler a envahi la Pologne, c’était pour protéger les gens de la terreur sauvage des Polonais.e.s. Si nous avions des documents d’Attila le Hun, ses invasions serait probablement humanitaires.

Jacobin Vous avez mentionné George W. Bush. Il a été réhabilité aux yeux de l’establishment libéral. Bush a commencé comme le mal incarné, nous précipitant dans deux guerres que nous n’avions aucune raison d’entreprendre. Il a été transformé en une sorte de type maladroit qui a été exploité par Dick Cheney, le véritable cerveau dans les coulisses. Bush est devenu une sorte de personnage adorable – un peintre folklorique qui est ami avec Michelle Obama. Comment et pourquoi les médias blanchissent leur propre histoire récente ?

Chomsky Et Henry Kissinger ? Il est honoré, bien qu’il soit l’un des pires criminels de guerre de l’histoire moderne. En 1970, Kissinger a fidèlement suivi son maître Richard Nixon et a transmis des ordres d’un genre qui, je pense, n’ont jamais figuré dans les archives historiques. Les ordres donnés à l’armée de l’air américaine disaient : « Campagne de bombardement massif au Cambodge. . . Tout ce qui vole contre tout ce qui bouge. » Essayez de trouver un analogue dans les archives historiques – des nazis, de n’importe qui. Et ce n’était pas que des mots. Cela a conduit à une horrible campagne de bombardements.

Et le Chili ? Kissinger pressait pour le renversement du gouvernement de Salvador Allende. Il a suivi deux pistes : une piste était la violence – un coup d’État militaire. Puis il y a eu la piste douce : "faire hurler l’économie" - rendre impossible la vie des gens. Ils ont finalement obtenu ce qu’ils voulaient et, en 1973, ils ont institué une dictature vicieuse, qui, incidemment, a été le premier 11 septembre. Ce qui s’est passé en 2001 était le deuxième 11 septembre.

Et le premier était bien pire, à tous points de vue. Traduit en termes par habitant, ce serait comme si notre 11 septembre avait vu 30 000 personnes carrément tuées et 500 000 autres torturées. Un gouvernement a été renversé, une dictature vicieuse a été instituée, et la terreur, la torture et les horreurs abondaient. Et les États-Unis ont célébré. Il a versé des fonds pour aider la nouvelle dictature. Diverses agences internationales, qui avaient retenu des fonds d’Allende, ont fait de même. Les néolibéraux, qui dirigent le monde depuis quarante ans, ont adoré le régime de Pinochet. Ils et elles sont venu.e.s pour conseiller le nouveau gouvernement.

L’économiste Friedrich Hayek, le leader moral du néolibéralisme, y a rendu visite et a déclaré qu’il était impressionné par la liberté sous Augusto Pinochet. Il a déclaré qu’il ne pouvait trouver une seule personne au Chili qui ne pensait pas qu’il y avait plus de liberté sous la dictature de Pinochet que sous Allende. Il ne pouvait pas entendre les cris d’angoisse de la Via Grimaldi et d’autres chambres de torture.

Cela était la réaction à ce premier 11 septembre. Je suis sûr qu’il y a des djihadistes qui ont célébré le deuxième 11 septembre. Nous pensons qu’ils sont terribles, mais nous sommes bien pires. Le premier 11 septembre a été bien pire que ce qui s’est passé en septembre 2001. Est-ce que quelqu’un en a parlé le jour de l’anniversaire du premier 11 septembre ?

Si vous voulez savoir ce que nous pouvons faire, nous pouvons commencer par nous éduquer. Prenez simplement cette notion de « guerres éternelles » dont on parle. Biden a mis fin aux guerres éternelles. Quand les guerres éternelles ont-elles commencé ? En 1783. C’est alors que les Britanniques se sont retirés. Ils avaient empêché les colon.ne.s d’envahir ce qu’on appelait le « pays indien » : les nations indiennes à l’ouest des Appalaches.

Les Britanniques avaient bloqué cette expansion, et les colon.ne.s n’allaient pas l’accepter – certainement pas des gens comme George Washington, qui était un grand spéculateur foncier et voulait désespérément exterminer les Indien.ne.s, qu’il avait juré de faire disparaître. Immédiatement, les colon.ne.s ont lancé des guerres meurtrières et brutales contre les nations indiennes. Extermination, dispersion, traités rompus - toutes les horreurs auxquelles vous pouvez penser.

Les crimes se sont poursuivis en Californie, où ils ont été véritablement génocidaires. Le célèbre historien de la diplomatie des États-Unis Thomas Bailey en parle. Il prétend que c’était défensif. Il dit qu’une fois que les colon.e.s ont obtenu leur liberté, ils et elles se sont tourné.e.s vers la tâche "d’abattage d’arbres et d’Indiens" et d’expansion territoriale. Ils et elles ont récupéré la moitié du Mexique dans le processus et ont volé Hawaï à ses indigènes.

Les États-Unis ont été en guerre pratiquement chaque année depuis leur fondation. Et il y a eu des victimes. Pourquoi ne pas les interroger sur les coûts ? Personne ne le fera. Nous semblons seulement nous soucier des guerres éternelles qui nous coûtent trop cher à nous.

Bien sûr, le monde est quelque peu différent. Une différence est le peuple. Dans la mesure où les guerres d’aujourd’hui sont plus humanitaires, c’est grâce à des gens comme vous, des gens sur le terrain. Le pays est devenu plus civilisé à la suite de l’activisme populaire des années 1960. Et il y a beaucoup de preuves pour cela, bien que cela ne soit pas discuté. Ce n’est pas la bonne histoire.

Prenons les guerres en Amérique centrale. Des atrocités horribles. Des centaines de milliers de personnes tuées. Il y a eu des tortures, des massacres, tout ce qu’on peut imaginer. Mais il y avait des choses que les États-Unis ne pouvaient pas faire. Ils ne pouvaient pas faire ce que John F. Kennedy a pu faire au Sud-Vietnam vingt ans plus tôt. Ils ont essayé, mais ils n’ont pas pu le faire. Il y avait tout simplement trop d’opposition ici.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Ronald Reagan a essayé de reproduire ce que Kennedy avait fait vingt ans plus tôt. Il y a eu une réaction immédiate de la population, qui n’acceptait plus ça.

Ce qui s’est passé en Amérique centrale était quelque chose de totalement nouveau dans toute l’histoire de l’impérialisme. C’était la première fois que les habitant.e.s du pays agresseur ne se contentaient pas de protester mais allaient vivre avec les victimes. J’ai visité des églises en Amérique centrale où des Américain.e.s en savaient plus sur l’Amérique centrale que les universitaires, parce qu’ils et elles y travaillaient.

Cela n’était jamais arrivé. Personne en France n’est allé vivre dans un village algérien. Personne aux États-Unis n’est allé vivre dans un village vietnamien. C’était du jamais vu. Et cela a changé ce que le gouvernement américain peut faire. Les articles d’universitaires dans des revues professionnelles ne l’ont pas fait ; les militant.e.s sur le terrain l’ont fait. Elles et ils peuvent aussi faire la différence maintenant. C’est ce qui change le monde.

Jacobin Vous avez été actif dans les mouvements anti-guerre depuis le Vietnam. Quand je repense au mouvement anti-guerre qui a surgi après l’invasion de l’Afghanistan, et en particulier dans la période l’invasion de l’Irak, ces mouvements n’ont pas arrêté ou ralenti l’une ou l’autre de ces guerres. Mais y a-t-il encore quelque chose que nous pouvons retirer du mouvement anti-guerre de cette période ?

Chomsky La première chose à en retirer est leur efficacité. L’opinion commune est que nous avons échoué. Mais ce n’est pas vrai.

Nous avons récemment appris, de sources allemandes de haut niveau, que l’administration Bush prévoyait d’utiliser des armes nucléaires en Afghanistan. Mais il ne pouvait pas le faire parce que la population américaine ne le tolérerait pas.

La guerre en Irak a également apporté quelque chose de nouveau dans l’histoire de l’impérialisme. Il y a eu des manifestations massives, auxquelles vous avez participé, avant le déclenchement officiel de la guerre. En fait, la guerre durait déjà depuis longtemps – depuis le bombardement de l’Irak par Bill Clinton en 1998 – mais elle a été officiellement lancée en mars 2003.

Je ne pense pas que le mouvement anti-guerre ait été inefficace. Je pense qu’il était très efficace. C’est un réel facteur qui a conduit à la réduction très limitée de la violence, de la terreur, de la destruction que nous constatons.

La veille, mes étudiant.e.s du Massachusetts Institute of Technology ont exigé que la classe soit annulée afin que nous puissions tous et toutes participer aux manifestations de masse avant que la guerre ne soit officiellement déclarée. Ce genre de chose ne s’est jamais produit dans l’histoire de l’impérialisme.

Même si ce qui s’est passé en Irak était déjà assez grave, cela aurait pu être bien pire. Si Rumsfeld, Cheney et les autres s’étaient déchaînés, nous ne savons pas ce qui se serait passé. Mais ils ont été contraints par l’opposition populaire sur le terrain. Cela est arrivé encore et encore. On n’en écrit pas - c’est la mauvaise histoire. Mais c’est une histoire que nous devons reconnaître.

Je ne pense donc pas que le mouvement anti-guerre ait été inefficace. Je pense qu’il a été très efficace. C’est un réel facteur qui a conduit à la réduction très limitée de la violence, de la terreur, de la destruction que nous constatons. La leçon est : continuez plus fort.

Prenons la menace très sérieuse des armes nucléaires, qui a considérablement augmenté sous Donald Trump. Jusqu’à présent, Biden a poursuivi les mêmes politiques. Eh bien, regardons en arrière. Au début des années 1980, il y a eu d’énormes manifestations publiques condamnant le placement de missiles à courte distance en Allemagne de l’Ouest. Ces missiles pourraient atteindre Moscou en dix minutes. Il y a eu des protestations similaires contre eux en Europe, qui étaient également énormes.

Cela a eu un effet. Cela a conduit Reagan à accepter les offres de Mikhaïl Gorbatchev d’établir le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. C’était un pas énorme vers la paix. Cela a considérablement réduit les menaces qui auraient pu facilement conduire à une guerre nucléaire.

Dans le cadre de son approche générale du boulet de démolition, détruisant tout ce qui a de la valeur, Trump a démantelé le traité. Immédiatement après, le jour anniversaire d’Hiroshima, il a lancé des missiles qui violent le traité.

Les manifestations du début des années 80 ont mis une limite à cela. C’est aussi une leçon. Elles peuvent avoir lieu maintenant et aider à arrêter la course au désastre qui est en cours.

Idem pour la destruction du climat. La pression de la population – des jeunes, principalement – a poussé Biden à approuver officiellement des programmes qui ne sont pas trop mauvais. Ils sont insuffisants, mais néanmoins bien meilleurs que tout ce qui est apparu auparavant.

Le 9 août le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a publié son dernier rapport. C’est très sombre et n’a pas obtenu une couverture adéquate aux États-Unis. C’était un lundi. Que s’est-il passé mercredi ? Biden a lancé un appel à l’OPEP – le cartel pétrolier – pour augmenter la production. Car il souhaite que les prix du pétrole baissent aux États-Unis pour améliorer ses perspectives électorales.

C’est pourquoi l’activisme sur le terrain fait la différence. Des militant.e.s du Sunrise Movement ont occupé le bureau de Nancy Pelosi. Elles et ils ont été appuyé.es par Alexandria Ocasio-Cortez, et elles et ils n’ont donc pas simplement été expulsé.e.s. Cela a conduit à une véritable résolution, qui est maintenant devant le Congrès.

Ocasio-Cortez et Ed Markey ont une proposition, qui présente un programme très sensé pour traiter efficacement de la grave menace de destruction de l’environnement. C’est une résolution. Mais il faut aller au-delà d’une résolution pour que cela devienne une loi. Cela va demander beaucoup d’efforts.

Les Républicain.e.s, bien sûr, s’y opposeront à 100 %. Leur engagement à ce stade est de servir servilement les entreprises et de lécher les bottes de Trump afin que les foules qu’il a organisées ne les poursuivent pas. C’est le Parti Républicain. Peu importe ce qui arrive au pays ou au monde. Ils et elles sont à 100 pour cent opposé.e.s, et il ne peut y avoir aucune déviation.

Ensuite, il y a quelques démocrates qui peuvent bloquer n’importe quoi. Nous savons qui ils et elles sont. Eh bien, cela demande qu’on travaille.

Jacobin Qu’est-ce que c’est une politique étrangère de gauche ? Comment plaidons-nous pour une politique étrangère de gauche ? Comment garder l’esprit lucide quand de mauvais.es. acteur.e.s nous donnent de belles promesses ?

Chomsky Eh bien, vous publiez des articles dans des revues comme Jacobin, et vous organisez les gens pour qu’ils e elles agissent sur ce qu’ils et elles ont compris. Il n’y a pas de secrets. Nous savons comment le faire. Cela a été fait maintes et maintes fois. Chaque mouvement populaire, chaque grande cause gagnée au fil des siècles a été gagnée par des gens qui travaillent sur le terrain.

Prenez le mouvement pour les droits civiques. Dès qu’on mentionne les droits civiques, le nom de Martin Luther King, une grande figure, vient à l’esprit. Et il le mérite. Mais je suis sûr qu’il aurait été le premier à dire qu’il surfait sur une vague créée par des gens dont personne ne connaît les noms — des militant.e.s qui prenaient des bus de la liberté en Alabama, un fermier noir, une fermière noire qui a eu le courage d’entrer dans un isoloir dans un pays raciste, et cetera.

Mon vieil ami, l’historien Howard Zinn, l’a assez bien dit : « Ce qui compte, ce sont les innombrables petits actes d’inconnu.e.s qui jettent les bases des événements de l’histoire ». Je pense que c’est le but. Nous ne connaissons même pas les noms des personnes qui ont fait le travail vraiment important, tout comme nous ne connaissons pas les noms des personnes à l’étranger qui luttent courageusement pour leurs droits dans des conditions horribles.

Nous pouvons les aider de plusieurs manières. Cela s’est fait dans le passé et peut se faire davantage à l’avenir. Mais nous n’avons pas beaucoup de temps maintenant. Les problèmes sont beaucoup plus urgents qu’ils ne l’étaient par le passé.

Si nous ne nous occupons pas du problème climatique dans quelques décennies, nous passerons des points de non-retour. Et les Républicains vont probablement revenir au pouvoir l’année prochaine, ou peut-être en 2024. Cela signifie du pur déni.

J’ai parlé de Biden. Mais on peut au moins exercer de la pression sur les démocrates. En fait, on peut presser aussi les plus jeunes Républicains, qui sont plus joignables. Cela peut faire une différence.

Noam Chomsky

prof. MIT

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