Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

« En Iran, le mouvement est révolutionnaire, pas la situation »

Depuis le 16 septembre, l’étincelle porte un nom : Jina Mahsa Amini. Elle est jeune, elle est femme, elle est kurde.
Et sa mort en détention, suite à un voile mal porté, a suscité un élan de révolte à travers l’Iran. Celui d’une génération Z qui ne pense plus pouvoir faire évoluer de l’intérieur un régime dont les cibles privilégiées sont les femmes et les minorités. Mais pour l’historien Peyman Jafari, chercheur au College of William and Mary (États-Unis) et à l’International Institute of Social History (Pays-Bas), et spécialiste des mouvements sociaux en Iran, les conditions pour que l’ensemble de la société se joigne à cette aspiration au changement radical ne sont pas encore réunies.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
12 novembre 2022

Par Peyman Jafari, Soulayma Mardam Bey

Propos recueillis par Soulayma MARDAM BEY, le 12 novembre 2022

 Ce n’est pas la première fois que la République islamique est confrontée à un soulèvement populaire. En quoi le mouvement actuel se distingue-t-il des précédents ?

L’un des éléments majeurs est la question des droits des femmes qui est au premier plan dans ce mouvement. Les Iraniennes ont participé activement aux manifestations précédentes, mais leur rôle est cette fois-ci très central. C’est un changement important, et cela est lié à la petite révolution mentale et culturelle de ces dernières décennies. Davantage de femmes ont eu accès à l’éducation – elles représentent désormais 60 % des étudiants – et au marché du travail. Mais elles se heurtent à des obstacles et à de sévères restrictions sociales, telles que le hijab obligatoire, et des lois et réglementations discriminatoires.

Autre élément, la diversité des problématiques soulevées, qui sont cette fois mises en relation par les contestataires eux-mêmes. En 2009, le mouvement vert (soulèvement postélectoral après la victoire contestée du conservateur Mahmoud Ahmadinejad sur le réformateur Mir Hossein Moussavi, NDLR) portait essentiellement sur les élections. Le slogan était : « Où est mon vote ? » Les revendications se concentraient alors sur les droits politiques, dont le droit à des élections équitables, tandis qu’en 2018 et 2019, ce sont les questions socio-économiques qui ont poussé les gens dans la rue. Le mouvement actuel crée en revanche des connexions entre les droits politiques, socio-économiques et culturels.

Les coalitions sociales sont en outre bien plus fortes. En 2009, c’est surtout la classe moyenne urbaine qui a pris part aux manifestations. Il y avait jusqu’à trois millions de personnes à Téhéran, mais dans les zones plus petites, la mobilisation était faible. En 2018 et 2019, c’est l’inverse : la contestation s’est principalement étendue aux petites villes. Cette fois-ci, des manifestations ont lieu partout. Et vous voyez des jeunes des classes moyenne et populaire se rassembler.

 Peut-on parler d’un moment révolutionnaire ?

Je pense qu’il y a eu un changement progressif au cours des trois dernières décennies.

 À la fin des années 1990 et au début des années 2000, il y a eu une montée des réformistes, avec (la double) élection de Mohammad Khatami à la présidence de la République (en 1997 et 2001, NDLR). C’est le réformisme de l’intérieur : les gens votaient pour des candidats du système en leur demandant de réformer le système.
Mais cela a conduit à la désillusion, car le blocage des conservateurs, ainsi que les guerres en Afghanistan et en Irak ont vraiment sapé les projets de réforme.

 À partir de 2009, un mouvement de réformisme extérieur s’est développé : les gens votent pour des candidats, mais refusent de leur donner un chèque en blanc. Ils manifestent pour faire pression afin de changer le système.

 Et maintenant, nous assistons à une nouvelle mutation, avec des gens qui demandent un changement radical.
Mais bien que le mouvement soit révolutionnaire, la situation ne l’est pas. Le soulèvement est trop réduit pour l’instant.
Il n’a pas atteint la masse critique capable de contester le système politique, et aucune fissure au sein des élites (politiques ou dans l’armée) n’est visible à ce stade.
Historiquement, les révolutions se produisaient lorsque vous aviez entre 3 et 8% de la population qui prenait directement part au mouvement. Les protestations actuelles en Iran sont très importantes, mais loin de ces chiffres.

 Vous avez évoqué le mouvement ouvrier. Dans quelle mesure est-il impliqué dans la mobilisation actuelle ?

Il y a eu de petites grèves, mais beaucoup de travailleurs qui sympathisent avec la contestation n’y participent pas encore en grand nombre. L’une des raisons est le fossé générationnel.
Car, s’il y a des gens très divers dans la rue, la plupart d’entre eux ont moins de 25 ans et sont étudiants ou sans emploi. Ils ont moins à perdre et sont prêts à prendre des risques.
Les travailleurs attendent toujours de voir comment les choses vont évoluer. C’est pour cela qu’il n’y a toujours pas eu de grève générale.
Ceux qui contestent n’ont pas de pouvoir économique significatif. Si les générations plus âgées commencent à organiser de grandes grèves nationales, cela changera la donne…

 Pourquoi ?

 Cela paralyserait l’économie avec un impact sur les près de 400 entreprises publiques ainsi que sur des centaines d’entreprises du secteur semi-étatique contrôlées par le Corps des gardiens de la révolution (CGRI) qui sont au cœur de l’appareil militaire et répressif de la République islamique.
 Cela propagerait également la contestation à des couches plus larges de la population, car l’État manque de ressources pour contrôler en même temps des centaines de lieux de travail à travers le pays.

Évidemment, la répression est l’une des raisons pour lesquelles les travailleurs ne participent pas massivement pour l’instant.
Sans compter que depuis le début des années 1990, le passage progressif à des politiques néolibérales a conduit à la fragmentation du mouvement ouvrier : l’État a marginalisé les organisations syndicales officielles et réprimé celles qui sont indépendantes.

 Le régime iranien a-t-il encore quelque chose à proposer à sa population ? Dans les circonstances actuelles, qui soutient encore le régime et pourquoi ?

 Il y avait un contrat social dans les années 1980 et 1990. Certes, il s’agissait d’un système autoritaire, mais il revêtait une certaine dimension sociale à travers, par exemple, les subventions ou encore l’accès à l’emploi. Et les gens participaient aux élections.

 Mais il a été sapé par les réformes libérales. L’autoritarisme a cru, le Parlement a perdu sa place au sein du système.
Et si le régime bénéficie encore d’une base sociale et idéologique, celle-ci a diminué au fil des ans.
Aujourd’hui, il fonctionne par l’élargissement de la bureaucratie à travers la nationalisation d’entreprises et des industries d’État qui continuent à fournir des emplois.
De surcroît, des industries semi-étatiques sont privatisées, mais rachetées par des gardiens de la révolution et jouent le même rôle. Le gouvernement soutient aussi financièrement les plus démunis par le biais d’organisations caritatives. À ces composantes, il faut ajouter les religieux qui ne se sentent pas en sécurité : qu’adviendrait-il d’eux s’il y avait un changement ? Vont-ils perdre leur statut ?

 Voyez-vous des ressemblances avec le printemps arabe ?

C’est l’un des éléments qui jouent en faveur du régime. Les Iraniens ont observé les autres soulèvements dans la région mal tourner, en Syrie, en Égypte et même en Tunisie.
 Vous avez, d’un côté, des gens dans les rues en Iran qui nourrissent des aspirations révolutionnaires et qui se sont radicalisés ;
 et, de l’autre, la base sociale du régime.
 Et entre les deux, une zone grise avec des gens qui veulent du changement, mais qui sont coincés entre l’espoir du changement et la peur que les choses ne tournent mal, comme en 1979 ou dans le monde arabe dans la dernière décennie.

En termes de comparaison, il faut tout d’abord souligner que ce qui a alimenté les deux contestations, c’est l’aspiration à la dignité humaine. Dans le monde arabe, vous avez un système qui vous humilie tous les jours. Ce sentiment d’humiliation est également très fort en Iran.

Du côté des régimes, ce qui est similaire dans certains cas, c’est que les militaires ont des intérêts économiques. Ils veulent garder leurs positions, et s’ils font des concessions, elles seront uniquement sociales.

En Égypte, l’armée est intervenue pour tenir le système, mais a sacrifié Moubarak. Un tel scénario serait possible en Iran si la pression augmente et devient si existentielle que les gardiens de la révolution organisent un coup d’État, proposent des réformes sociales et sacrifient certains religieux pour maintenir l’ancien système. C’est un danger à ne pas sous-estimer.

 Que pensez-vous des discours dénonçant une possible cooptation du mouvement par les puissances occidentales et leurs alliés ?

Dès qu’il y a contestation, le régime iranien a recours à ce narratif. C’est ridicule. Il y a en Iran de vrais griefs. Même si des puissances étrangères tentent effectivement de tirer profit de la situation.
Vous avez ainsi des puissances régionales, comme Israël ou l’Arabie saoudite, qui essayent d’intervenir dans ces manifestations par la propagande et de les dévier dans leur direction. Riyad finance par exemple le média Iran International TV qui met en avant des monarchistes, des militants proches du MEK ou des organisations séparatistes.
L’autre façon d’intervenir est en fait de limiter les perspectives de ce mouvement en disant que les Iraniens veulent ressembler aux Occidentaux. Or, tandis que certains problèmes sont très spécifiques à l’Iran, comme le voile obligatoire, d’autres, tels que la dégradation environnementale, la précarisation du travail, les inégalités, l’autoritarisme et même le contrôle du corps des femmes, sont des problèmes globaux.

 Dans quelle mesure le retrait américain de l’accord de Vienne en 2019 a contribué au soulèvement en cours ?

Les États-Unis ont pensé qu’en réimposant des sanctions, les gens se soulèveraient contre le régime. Il est vrai que les gens se soulèvent contre le régime, mais pas forcément pour protester contre des problèmes qui ont été aggravés par les sanctions. Le hijab obligatoire, par exemple, n’a rien à voir.
De plus, même si les sanctions alimentent les protestations en créant la misère économique, elles diminuent les chances d’un résultat démocratique parce qu’elles affaiblissent la société civile. L’inflation et le chômage ont augmenté de façon spectaculaire après le retour des sanctions.
La souffrance des gens s’est accrue, mais l’élite en revanche s’en est bien sortie : le CGRI contrôle le marché noir, et ses membres ont profité de ces mesures avec l’essor du marché noir.

 Quelles sont les implications régionales du soulèvement actuel, en particulier dans les pays où l’Iran dispose d’intérêts importants (Irak, Syrie, Liban, Yémen) ?

Parce qu’elle subit la pression américaine dans un contexte de troubles internes, la seule façon pour la République islamique de riposter est de le faire à travers ses alliés dans la région. Et du côté de ces derniers, on assiste à des évolutions contradictoires.

En Irak, par exemple, il y a eu ces dernières années des critiques croissantes contre les ingérences politiques de la République islamique, y compris par quelqu’un d’aussi puissant que Moqtada Sadr.
Mais avec l’expansion des manifestations en Iran, de nombreux dirigeants irakiens craignent la disparition de leur source d’appui ou bien une contagion interne. Preuve en est, Sadr a critiqué les manifestations et apporté son soutien au régime.
P.-S.

https://www.lorientlejour.com/article/1317773/peyman-jafari-en-iran-le-mouvement-est-revolutionnaire-pas-la-situation-.html

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