18 novembre 2024 | tiré du site alencontre.org
L’accélération du réchauffement climatique produit par les gaz à effet de serre – notamment le CO2 et le méthane – est évidente, avec ses conséquences terribles pour l’humanité. Pourtant, les très puissants courants négationnistes ont été renforcés dans le discours public, dopés par la victoire de Trump et financés par les entreprises les plus liées au « capital fossile », qui contrôlent cyniquement et sans vergogne la réunion de la COP29 à Bakou. La hausse des températures est à l’origine de la modification des régimes de précipitations et d’évaporation sur de vastes zones de la planète. Les phénomènes de désertification et de pluies torrentielles sont les deux faces d’une même médaille.
Le point zéro de la DANA
La Méditerranée (mer fermée) connaît des températures de 30°C dans certaines zones et la moyenne générale ne cesse d’augmenter tant en surface qu’à des profondeurs intermédiaires [liéee à la double caractéristique de température et de salinité]. Le phénomène des « canicules marines » s’installe, provoquant l’anoxie [diminution de la quantité de dioxygène] et la mort des coraux et des poissons. Comme le dit le poète et auteur-compositeur Joan Manuel Serrat dans son poème « Plany al mar », la Méditerranée que nous connaissions est mortellement blessée [3]. Dans le même temps, l’atmosphère retient 7% d’eau en plus pour chaque degré Celsius d’augmentation de la température. A des températures de surface de l’eau supérieures à 27ºC, la tempête peut se transformer en ouragan (avec son propre nom : medicane : mot-valise pour l’anglais Mediterranean hurricane, ouragan méditerranéen), une sorte de cyclone tropical méditerranéen. Ces deux facteurs (température de l’eau et rétention de vapeur) expliquent la bombe atmosphérique DANA [acronyme espagnol de la « dépression isolée à des niveaux élevés », « goutte froide » en français, voir graphique en fin d’article].
Le phénomène de la DANA (Depresión Aislada en Niveles Altos) a provoqué ces deux dernières semaines dans plusieurs régions de l’est de l’Espagne des précipitations d’une intensité, d’un volume et d’une violence jamais enregistrés auparavant. Les scientifiques nous mettent en garde sur le fait que ce qu’ils appellent la période de retour s’est raccourcie [4]. Dans le cas précis de Valence, Félix Francés, professeur d’ingénierie hydraulique à l’université polytechnique de Valence, affirme que l’événement est tellement extraordinaire que pour trouver un événement de cette intensité il faudrait remonter à une période que l’on peut situer entre 1000 et 3000 ans. Il n’est donc pas exagéré de reprendre l’expression de Jeremy Rifkin lorsqu’il décrit la mer Méditerranée comme le point zéro du changement climatique, bien qu’il faille noter qu’il existe malheureusement déjà de nombreux « points zéro » où le réchauffement climatique se manifeste, sous différentes formes.
La DANA est un phénomène météorologique bien connu dans le Pays valencien, mon pays d’origine, mais qui n’a jamais atteint les dimensions apocalyptiques que nous avons connues [5]. Un autre poète et auteur-compositeur-interprète de la même génération de 1968 que Joan Manuel Serrat, Raimon, a également écrit un beau poème en 1984 intitulé « Al meu país la pluja no sap ploure » (Dans mon pays, la pluie ne sait pas comment pleuvoir) [6]. Tout au long de l’histoire, la Méditerranée a vu naître d’importantes civilisations basées sur les ressources en eau et s’effondrer à cause des sécheresses. Pour une fois, nous pouvons nous rallier à l’opinion du conservateur François-René de Chateaubriand lorsqu’il dit que « les forêts précèdent les civilisations, les déserts les suivent ». Et nous sommes à nouveau à la croisée des chemins en Espagne. Pendant des années, la DANA a été connue sous le nom de « goutte froide » [7] et pendant des années, on a dit que des mesures pouvaient être adoptées pour en atténuer les effets. Rien n’a été fait, ni au niveau macro, ni au niveau micro.
La DANA du 29 octobre met en évidence le fait que ce type de phénomène météorologique sera plus fréquent et plus intense dans un pays comme l’Espagne, qui est particulièrement vulnérable au changement climatique en raison de sa position géographique. Il s’agit d’un phénomène dans lequel une masse d’air polaire très froid est isolée et commence à circuler à très haute altitude, entre 5000 et 9000 mètres. Elle entre en contact avec d’énormes masses de vapeur d’eau causées par l’évaporation, dans ce cas de la mer Méditerranée. Si ces masses d’air sont situées au-dessus de la péninsule Ibérique, lorsqu’elles atteignent le golfe de Valence, elles se rechargent en raison de la température élevée de la Méditerranée. Cela forme un flux linéaire de tempêtes qui déversent de grandes quantités d’eau dans les montagnes proches de la côte en un court laps de temps. A son tour, plus la Méditerranée se réchauffe, plus elle s’évapore ; et plus le front polaire ondule en raison de l’augmentation de la température, plus il est probable qu’une masse d’air froid s’y installe. Un système de rétroaction parfait. Paradoxalement, il pleut moins tout au long de l’année, mais les précipitations peuvent être plus intenses et durer plus longtemps à un moment donné.
Dans le cas de Valence et d’une grande partie de la côte méditerranéenne espagnole, l’orographie [le relief] favorise la chute soudaine des précipitations dans les montagnes côtières voisines. Les rivières et les torrents qui, pendant une grande partie de l’année, ont un faible débit d’eau ou sont soudainement à sec, servent de canal d’écoulement à de grandes quantités d’eau de pluie. Mais ces phénomènes atmosphériques, aujourd’hui aggravés par le changement climatique, produisent des effets dévastateurs lorsqu’ils se produisent dans un contexte sociopolitique capitaliste où le profit a pris le pas, à divers égards, sur les intérêts de la majorité sociale. Disons que les malheurs ne tombent pas du ciel et qu’ils ne sont pas non plus une punition divine.
Chaos, spéculation et business urbain
Tout d’abord sont remontés à la surface les effets de l’accumulation de décisions urbanistiques suicidaires sur des territoires inondables prises au cours des cinquante dernières années, pour des raisons spéculatives, par le capital immobilier. La décision de libéraliser tous les terrains disponibles afin de faciliter la construction résidentielle, industrielle et touristique (par ailleurs mal contrôlée par les municipalités concernées) promue par le Premier ministre espagnol [1999-2004] José María Aznar du Parti populaire (PP) de droite dans les années 1990 a facilité la construction de logements sur des plaines inondables situées, dans le cas de Valence, entre les montagnes et la mer. Trente pour cent des logements sociaux construits en Espagne depuis lors se trouvent en zones inondables. Cela représente une zone à risque de 2500 km2 et 3 millions de personnes potentiellement exposées aux conséquences des inondations.
Il convient également de noter que les conseils locaux (gouvernés par les grands partis) qui disposent de certaines compétences légales en matière d’urbanisme et de réglementations de la construction des bâtiments destinés à l’habitation, au secteur tertiaire et à l’industri dans leur municipalité n’ont pas adopté une approche rationnelle, à quelques exceptions près. Au contraire, leur système de financement étant très précaire, ils ont financé leurs activités grâce aux recettes municipales et aux impôts liés à la construction et à l’utilisation des bâtiments. En outre, tout au long de la côte méditerranéenne, des autoroutes et des routes ont été construites parallèlement au littoral, ainsi que de grands complexes hôteliers, touristiques et résidentiels qui forment une véritable barrière de plusieurs kilomètres linéaires, rendant difficile l’accès à la mer de l’eau provenant des montagnes ou des précipitations dans la zone concernée, comme on peut le voir à vol d’oiseau ou par drone si vous préférez.
La libéralisation des terres sans critères urbanistiques rationnels dans l’organisation du territoire a conduit avant tout à la grande bulle de la construction avec l’implication des banques et des grandes entreprises de construction durant la première décennie du XXIe siècle. Mais pas seulement : ses conséquences sociales dramatiques sont évidentes.
Dans le cas de la dernière DANA de Valence, la planification urbaine sans loi ni critères a eu des effets dévastateurs avec la mort de plus de 200 personnes, avec des dégâts frappant maisons et écoles, avec la destruction d’installations industrielles et de cultures agricoles. A quoi s’ajoutent les dommages ayant frappé des infrastructures telles que des routes et des ponts et bien d’autres éléments dans une zone de 56 000 hectares où vivent 230 000 personnes dans 75 municipalités et où sont implantées 10% des entreprises industrielles et logistiques du pays de Valence. Les pertes économiques dans l’industrie et l’agriculture sont en cours de quantification, mais les premières estimations se chiffrent déjà en milliards d’euros. Pourtant, le PP valencien s’apprêtait ces dernières semaines à voter une loi qui permettrait de construire des hôtels à 200 mètres du littoral au lieu des 500 mètres actuels.
La politique, les politiciens et la négation des preuves
Il est clair que Carlos Mazón, membre du PP et président de la Generalitat de la Comunidad Valenciana (gouvernement régional autonome de Valence), est coupable d’une négligence extrême ayant entraîné des décès pour n’avoir pas fixé le niveau d’urgence correspondant à la situation et n’avoir envoyé les alertes à la population – comme il en avait l’obligation légale – qu’en fin d’après-midi, alors que la situation était déjà catastrophique. Il a des responsabilités politiques, mais il devrait être tenu responsable de ses responsabilités pénales pour ses actions criminelles.
De leur côté, de nombreux employeurs, les véritables « propriétaires » et dirigeants occultes du PP dans toute l’Espagne, mais en particulier à Valence, ont forcé leurs salarié·e·s à poursuivre leur travail de manière inhumaine et en violation de la loi sur la prévention des risques professionnels qui stipule explicitement qu’en cas de situation d’urgence le travail doit cesser. Si le travail avait cessé, de nombreuses vies auraient été sauvées. Ce faisant, ces employeurs ont également engagé leur responsabilité pénale.
Le gouvernement régional est le produit d’une alliance entre le PP conservateur, qui se manifeste progressivement comme un parti d’extrême droite au vernis centriste, et Vox, une formation ouvertement trumpiste, sans complexe, selon une déclinaison hautement réactionnaire et autoritaire similaire à celle du Hongrois Viktor Orban. Son principal dirigeant, Santiago Abascal, vient d’être nommé président du parti européen le plus réactionnaire, Patriotes pour l’Europe. Bien que très récemment les deux partis, PP et Vox, aient rompu leurs accords à Valence, accords qui avaient conduit le gouvernement valencien à s’aligner en pratique sur le négationnisme de Vox, on assiste néanmoins à un phénomène contradictoire : progressivement, le parti conservateur incorpore (PP) ou remet à son ordre du jour les thèmes de l’extrême droite : migration-délinquance, anti-catalanisme, etc.
Vox est ouvertement négationniste en matière de changement climatique, mais le PP abrite en son sein de nombreux négationnistes éhontés ou ouvertement stupides comme Nuria Montes, ministre de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme (équivalent du poste de ministre) du gouvernement régional conservateur, capable d’affirmer sans rougir que le changement climatique est bon pour Valence car il allonge la saison touristique estivale. Les deux partis découragent l’abandon des combustibles fossiles, ont des projets industriels et touristiques développementalistes sans aucun contrôle sur le type de croissance, relativisent le réchauffement, ont éliminé des budgets régionaux les postes destinés aux situations d’urgence – au profit de la barbare « fiesta de toros » – et forment une coalition pour la défense des intérêts des entreprises de construction.
Dans la gestion de la DANA, les deux partis PP et Vox – comme dans presque tous les dossiers – forment une « Sainte Alliance » qui inclut également dans la pratique des formations ouvertement nazies dont le seul objectif est de disculper le président régional Carlos Mazón – qui légalement aurait dû prendre les mesures pour prévenir de la situation d’urgence. Ce dernier a ignoré les avertissements de l’Agence météorologique espagnole (AEMET) et de la Confédération hydrographique qui donnaient des informations en temps opportun sur la gravité de la situation parce qu’entre-temps il était en train de prendre un long déjeuner avec un journaliste. Le but de cette disculpation explicite ou implicite de Carlos Mazón par la droite dure et l’extrême droite est de faire porter le chapeau au gouvernement central espagnol dans sa lutte pour délégitimer Pedro Sánchez [8].
Carlos Mazón n’a pas démissionné comme l’exigeait la clameur populaire. En outre, le PP dans son ensemble est en train – comme par le passé [9] – d’« externaliser » les responsabilités, même au prix non seulement de la vérité, du discrédit de la politique auprès des citoyens, ou de la création d’une crise au sein de l’Union européenne à deux mois de l’entrée en fonction de Trump, qui menace les accords préexistants. En d’autres termes, le PP espagnol a transféré ses querelles sectaires dans l’arène européenne et a probablement provoqué non seulement une crise institutionnelle aux résultats imprévisibles [le PP, avec le Parti populaire européen, a lancé une offensive contre la commissaire européenne désignée, Teresa Ribera, ministre de la Transition écologique du gouvernement Sanchez, invoquant « sa gestion des inondations catastrophiques »], mais aussi une nouvelle étape dans le glissement vers la droite du Parti populaire européen et son rapprochement avec les forces autoritaires.
Le PP a de nouveau employé les vieilles tactiques nazies, reprises par le trumpisme, consistant à affirmer un mensonge comme une vérité, en créant une réalité « alternative ». Une tactique dans laquelle ils se sont montrés extrêmement efficaces. Ce n’est pas un hasard si la plupart des conseillers qui encadrent le PP dans tous les domaines sont des experts en communication politique, sans aucune formation sur les sujets qu’un gouvernement doit traiter. Il s’agit de gagner la bataille de la communication et de l’image.
Cela s’inscrit dans un contexte plus large de stagnation et de crise permanente sur le plan institutionnel où toutes les forces issues du franquisme (qu’elles n’ont jamais critiqué) avec la connivence d’une grande partie de l’appareil d’Etat – police parallèle, juges, etc. – s’emploient à judiciariser la vie politique pour attaquer le gouvernement central mais aussi et surtout les organisations sociales, les luttes syndicales, les indépendantistes et la gauche révolutionnaire, en utilisant toute une batterie de mesures répressives. L’objectif stratégique est de mettre fin à toute résistance populaire sans avoir recours à un coup d’Etat, en utilisant simplement les mécanismes de la démocratie dite libérale. Le but de ce néolibéralisme autoritaire est de parvenir à de meilleurs rapports de forces au plan social et politique afin d’imposer de nouvelles attaques contre les droits politiques et du travail et de pouvoir passer à une nouvelle phase de déréglementation du travail dans le but d’obtenir de plus grandes marges de plus-value.
Face à cette situation, la donnée fondamentale de la conjoncture réside dans la faiblesse, la prostration, la démobilisation et la désorganisation de la classe laborieuse et des mouvements sociaux. Le cycle ouvert le 15-M (15 mai 2011) avec le mouvement des Indignados, qui a donné lieu à la formation d’organisations comme Podemos, s’est achevé par un échec total des responsables politiques populistes qui ont intégré électoralement cette force et un retour à un bipartisme imparfait des forces du régime de 78. Aujourd’hui, la mobilisation sociale est très faible et les grands syndicats ont renoncé à jouer un rôle organisateur dans cette mobilisation. L’objectif des directions syndicales majoritaires est de parvenir à une concertation sociale avec des organisations patronales de plus en plus agressives et droitières. Dans le même temps, il faut noter que le découragement gagne la base électorale de gauche qui voit se consolider dans l’opinion publique l’influence de la droite dure et d’une partie de l’extrême droite. Et progressivement, plus dangereusement, un rejet de ce qui relève du collectif, du politique, se répand dans la société, ce qui constitue un bon terreau pour les organisations d’extrême droite. L’idée qu’il faut un « sauveur » même au prix des libertés est le germe d’un Etat autoritaire.
Le gouvernement social-libéral de Pedro Sánchez porte une responsabilité majeure dans cette situation. Il s’est consacré à l’adoption de mesures compassionnelles et palliatives à l’égard de la classe laborieuse sans s’attaquer aux problèmes sous-jacents et n’a pas tenu ses promesses électorales : par exemple, l’abrogation de la « loi bâillon » répressive (loi organique de protection de la sécurité publique entrée en vigueur en juillet 2015) ou la lutte contre le déficit structurel en matière de logement, etc. Tout cela en continuant à creuser l’écart entre les salaires et les prestations sociales dans le contexte d’une croissance significative de l’économie espagnole.
En ce qui concerne la DANA du 29 octobre, sa responsabilité n’est pas la même que celle du gouvernement PP de Valence en ce qui concerne les événements de ce jour-là. Mais elle l’est pour ce qui a trait à la question fondamentale évoquée ci-dessus. Il n’a pas mis à profit ses années de gouvernement pour éradiquer le modèle irrationnel de planification urbaine et n’a pas non plus pris de mesures urgentes contre le changement climatique. En particulier, alors qu’il se présente comme le champion de la transition écologique, il est révélateur qu’il n’ait pas sérieusement amorcé l’abandon des énergies fossiles. Au contraire, il a alloué des aides publiques de plus de 10,5 milliards d’euros aux entreprises qui tirent profit des énergies fossiles. En même temps, pour ce qui relève de cette DANA, il se cache derrière un discours sur la question des compétences des gouvernements centraux et régionaux pour expliquer ses interventions. C’est un argument logique pour des juristes, mais au moment du drame, personne ne le comprend, en particulier les personnes touchées, qui ne s’arrêtent pas pour évaluer qui est responsable de rechercher leurs disparus, d’enterrer leurs morts, de trouver de l’eau et de la nourriture, de rétablir l’électricité ou de dégager les chaussées encombrées de dizaines de milliers de voitures rendues inutilisables par l’eau.
Une fois de plus, il apparaît clairement que le soi-disant « Etat des autonomies », à mi-chemin entre le centralisme et le fédéralisme, présente des failles majeures dans son fonctionnement réel.
Questions soulevées par l’expérience
Les syndicats et les organisations populaires disposant d’une audience large auraient-ils pu jouer un rôle différent ? Oui, certainement. Dès le premier moment, ils auraient dû appeler à se mettre à l’abri en quittant les lieux de travail, comme l’ont fait, par exemple, les enseignants et les étudiants de l’université de Valence. Les syndicats n’ont même pas utilisé, comme on l’a dit, la loi sur la prévention des risques professionnels. Ils auraient pu organiser immédiatement des brigades pour soutenir les populations touchées. Ils auraient pu aller plus loin et promouvoir l’auto-organisation populaire pour faire face à la catastrophe.
Les forces de gauche auraient pu promouvoir dès le début l’expropriation des moyens pour faire face aux conséquences de l’ouragan : machines, installations, hôtels, nourriture, etc. Elles ne l’ont pas fait parce que les concepts élémentaires ont disparu de l’agenda et de l’horizon de la plupart des forces de gauche.
Les services d’urgence de l’Etat auraient-ils pu agir plus rapidement ? Au-delà des débats juridiques sur les compétences des différentes administrations, je pense que oui. Même au risque d’encourir de nouvelles accusations tordues de la part de l’extrême droite et de la droite dure. La question est la suivante : les forces armées (armée de terre, armée de l’air et marine) doivent-elles avoir le monopole des ressources dont dispose l’Unité militaire d’urgence créée par l’ancien président socialiste [2004-2011] José Luis Rodríguez Zapatero ? La réponse est sans équivoque : les services d’urgence de l’Etat doivent et peuvent être civils, comme le sont, par exemple, les brigades de pompiers de chaque ville ou région pour éteindre les incendies et autres sinistres.
Cependant, la réponse populaire spontanée de solidarité et de soutien mutuel a été spectaculaire. Bien que seules quelques organisations sociales et politiques aient pris l’initiative d’organiser la collecte de moyens d’aide et la présence de volontaires sur le terrain, des milliers de jeunes et de moins jeunes se sont mobilisés. Des milliers de jeunes et de moins jeunes, les femmes jouant un rôle particulièrement important, se sont jetés dans la boue avec leurs maigres moyens pour aider leurs voisins.
Au sein de cette multitude de volontaires, des escouades fascistes et des fabricants de canulars réactionnaires ont fait leur apparition dans le but de gagner en influence et de semer leurs idées grâce à une habile campagne de publicité dans les réseaux sociaux, soutenue également par certains médias de droite (presse, télévision et radio). Et, en toute impunité – comme les nazis dans le passé – ils ont tenté d’imposer leur conception du peuple et, comme leurs prédécesseurs, ils ont eu l’audace de reprendre et détourner des slogans et des mots d’ordre qui étaient jusqu’alors l’héritage de la gauche, tels que « Seul le peuple peut sauver le peuple », un slogan qui servait de bannière après la crise de 2008 aux mobilisations sociales. Il en alla de même le slogan international « Le peuple uni ne sera jamais vaincu ». En bref, ils ont attisé un affrontement prenant appui sur le malaise et de la colère du peuple et, de la sorte, affirmé une hégémonie de leur discours. Dans la situation européenne et mondiale actuelle, nous ne pouvons pas sous-estimer ces manifestations.
Il est vrai que, dans ce contexte, surgit un débat de fond : dans de telles circonstances, et par conséquent dans une transition éco-sociale, peut-on se passer de l’Etat, et ne faut-il pas exiger des gouvernements qu’ils agissent ? Ma réponse est non. Certes à court terme, en pleine crise du type de la DANA, l’intervention des services publics (quels que soient les gouvernants) est nécessaire en raison de la mobilisation des ressources matérielles requises. A l’horizon d’une transition éco-sociale, il faudra combiner la prise de pouvoir de l’Etat et l’auto-organisation et l’autogestion sociale. Et ce n’est qu’ainsi que l’on pourra construire en même temps et par la suite une démocratie socialiste autogestionnaire capable d’impliquer l’ensemble de la société dans les décisions nécessaires à la planification démocratique.
Et maintenant, au milieu de la tragédie, que faire ?
Face à la situation dramatique actuelle de Valence et à son ampleur, que peut faire une petite organisation révolutionnaire ?
En premier lieu, être solidaire et se tenir aux côtés des sinistrés, de notre peuple. En commençant par participer aux tâches de sauvetage et de survie sur le terrain. Et collecter des fonds pour répondre aux besoins urgents afin d’aider les groupes les plus défavorisés, car nous sommes conscients que les effets de la DANA ont également eu des retombées très différentes sur les différentes classes sociales. Personne ne peut avoir d’audience politique s’il ne part pas d’un tel principe de base. Ce principe a également été repris par diverses organisations sociales et quelques (rares) organisations politiques de gauche. Il y a eu une véritable mobilisation de la jeunesse pour participer aux tâches sur le terrain, et ce n’est qu’en étant avec eux que leur solidarité a pu être canalisée politiquement. Des fascistes de diverses organisations sont apparus dans les villages touchés pour y mener leur travail de propagande et d’agitation.
Deuxièmement, contrairement à la position de la majorité des forces syndicales et politiques de gauche, qui prétendent que l’heure n’est pas à la dénonciation politique ni à la mobilisation populaire, et qu’il faut seulement accompagner la douleur, nous, Anticapitalistas, affirmons que l’aide matérielle (et l’accompagnement de la douleur) n’est pas incompatible avec l’exigence de la responsabilité politique et la mobilisation des travailleurs dès la première minute. C’est pourquoi nous avons soutenu la réunion des organisations sociales qui préparaient une grande mobilisation dans les rues. Nous ne devons pas laisser la parole aux seuls représentants institutionnels des grands médias ou aux créateurs de mensonges des réseaux sociaux animés par les fascistes.
Troisièmement, et dès le premier moment, nous avons soutenu par la propagande et l’agitation une série de revendications immédiates et transitoires en défense des travailleurs et travailleuses sinistrés et dans la perspective d’un horizon écosocialiste. Nous nous sommes particulièrement adressés à la jeunesse afin de contester l’hégémonie des fascistes dans le discours et de canaliser la rage populaire en la transformant en pouvoir populaire.
La manifestation du 9 novembre dans la ville de Valence représente le carton rouge brandi par une grande partie des citoyens et citoyennes face aux actions du gouvernement valencien dans la tragédie des inondations causées par la DANA. A l’appel d’une vingtaine de petites organisations sociales et sans le soutien des grands syndicats de travailleurs ou des grands partis de gauche, cette mobilisation a réussi à rassembler 200 000 Valenciens et Valenciennes. Elle a été suivie par des militant·e·s de la solidarité du reste de l’Espagne. Voilà un premier pas dans la bonne direction. (Article reçu le 18 novembre 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Manuel Garí est économiste, membre d’Anticapitalistas et de la rédaction de la revue Viento Sur.
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[1] Dans une moindre mesure et avec des résultats moins tragiques, de fortes pluies et des débordements de rivières ont également eu lieu dans différentes parties de l’Espagne, en bordure de la Méditerranée.
[2] La Constitution de 1978 est l’expression du régime conclu entre les franquistes et les socialistes, plus les eurocommunistes – aujourd’hui disparus –, après la mort du dictateur Franco [en novembre 1975], dont le résultat a été la paralysie du mouvement de masse et, en particulier, du syndicalisme classiste. Cela a donné naissance à la monarchie parlementaire actuelle, à la survie de l’ancien appareil franquiste (juges, police, armée) et à ce que l’on nomme « Etat des autonomies » dont l’objectif était de mettre fin aux revendications d’autodétermination nationale de l’Euskal Herria et de la Catalogne en créant un Etat fédéral déficient avec d’importantes impulsions d’un Etat centralisateur.
[3] Dans son magnifique poème écrit en catalan en 1984, « Llanto al mar » (Les pleurs de la mer), Joan Manuel Serrat dit : « Mire hecho una alcantarilla/Herido de muerte/Cuánta abundancia/Cuánta belleza/Cuánta energía/ ¡Ay, quién lo diría !/ ¡Hecha añices !/ Por ignorancia, por imprudencia/Por inconsciencia y por mala leche ». [Regardez quel caniveau suis-je devenue / Blessée à mort / Tant de profusion / Tant de beauté / Tant d’énergie/ Oh, à qui le ferai-je savoir / Je suis brisée en mille pièces / Par ignorance, par insouciance / Par inconscience et par mauvais esprit].
[4] Les experts en inondation utilisent un concept statistique pour parler des risques extrêmes : la période de retour. Par exemple, s’ils disent que des précipitations de 200 mm à un endroit donné ont une période de retour de 20 ans, ils signifient que ce niveau d’intensité ne se produira qu’à cette fréquence. Imaginons une gorge menacée d’inondation : les débits supérieurs à la période de retour de 100 ans ne devraient se produire qu’une fois par siècle, en moyenne, au cours de l’histoire. Or, l’inondation de l’oued Poyo (canyon naturel) – ce sont les zones les plus proches cet oued qui ont été le plus touchées – a été d’une ampleur extrême.
[5] Lorsque j’avais 9 ans, en octobre 1957, il y a eu une grande inondation du Turia [fleuve long de 280 km, qui prend sa source sur la Muela de San Juan dans la sierra de Albarracín et se jette dans la Méditerranée à Valence] et je garde encore en mémoire l’image de mon père et de mon oncle sortant des corps du bourbier et de l’eau du mieux qu’ils pouvaient, sans aucun moyen. Des années plus tard, en 1982, ce fut mon tour de le faire dans ma région, Ribera Alta, également en octobre.
[6] « Dans mon pays, la pluie ne sait pas comment pleuvoir / Il pleut trop ou trop peu / S’il pleut trop peu, c’est la sécheresse / S’il pleut trop, c’est la catastrophe / Qui emmènera la pluie à l’école / Qui lui dira comment pleuvoir / Dans mon pays, la pluie ne sait pas pleuvoir. »
[7] Traduction anglaise de l’allemand Kaltlufttropfen par « goutte d’air froid ». La définition initialement donnée était celle d’une dépression marquée en altitude, sans reflet à la surface, dans la partie centrale de laquelle se trouve l’air le plus froid.
[8] Cette situation est une nouvelle manifestation du bourbier qu’est devenue la vie politique publique en Espagne et de la crise institutionnelle permanente. Elle témoigne du degré de détérioration du régime conclu entre franquistes et socialistes (plus les eurocommunistes disparus) après la mort du dictateur Franco, qui a fait place à l’actuelle monarchie parlementaire et au soi-disant « Etat des autonomies ». Mais c’est aussi un exemple clair de l’absence d’alternatives politiques de gauche fortes capables d’inspirer et de mobiliser la majorité sociale.
[9] C’est le cas de la pollution de la mer par le pétrole du Prestige [novembre 2002] ; des mensonges et du soutien aux Etats-Unis dans la guerre d’Irak ; de l’accident d’avion du Yak-42 en mai 2003 en Turquie qui a coûté la vie à des dizaines de soldats ; de l’attentat mortel du 11 mars 2004 dans la gare d’Atocha à Madrid causé par des terroristes islamistes que le PP a tenté d’attribuer à l’ETA ; de l’accident du métro de Valence en juillet 2006 entraînant la mort de 43 personnes ; des nombreux cas de corruption et en particulier de l’affaire Gürtel ; du sauvetage des banques ; des décès dans les maisons de retraite de Madrid lors de la pandémie de Covid et bien d’autres encore.
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Une goutte froide est une poche d’air très froid située à plus de 5000 m d’altitude. Lorsque le courant-jet polaire se déforme, il arrive qu’une poche, que l’on nomme une goutte froide, se détache de la circulation associée au courant jet polaire pour descendre jusqu’à nos latitudes. (Réd.)
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