Édition du 23 avril 2024

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Europe

Euro-stratégie : une esquisse

La crise provoque des tensions en Europe. On parle de sortie de l’Euro, des lourdes dettes grecques, portugaise ou irlandaise comme menace à l’équilibre de l’Union européenne. Les gouvernements veulent imposer les coupures comme unique solution. L’économiste Michel Husson a d’autres réponses à la crise que de faire porter les conséquences de celle-ci aux classes populaires.

Les politiques démentielles menées aujourd’hui en Europe mènent droit dans le mur (1). Les gouvernements expliquent (comme pour les retraites) qu’il n’y a pas d’alternative. Rien n’est plus faux. Il y a au contraire un « trop-plein » de propositions (2). Imposer le capital, par exemple, serait une mesure économiquement viable : on pourrait dégonfler les dividendes stériles sans peser sur l’investissement ni même grever la sacro-sainte compétitivité. L’obstacle est d’abord politique : la mince couche qui profite de la manne financière n’a évidemment aucune envie de voir ses privilèges mis en cause.

Puis vient l’argument consistant à évoquer la fuite des capitaux (voire des cerveaux) vers des cieux plus cléments. Cette objection n’a certes rien à voir avec une loi économique, mais il serait naïf d’oublier qu’une expérience de transformation sociale se heurterait à des mesures de rétorsion, voire de véritable sabotage.

On pourrait pourtant neutraliser les sorties de capitaux, au moins au niveau européen, en établissant une taxation uniforme du capital à cette échelle. On se heurte alors à une autre forme de scepticisme : si on attend l’émergence d’une « bonne » Europe pour mener de « bonnes » politiques, on risque d’attendre longtemps. Tout projet de refondation de la construction européenne peut alors apparaître comme une rêverie utopique hors d’atteinte, ce qui peut conduire à la résignation et à l’abandon de tout projet alternatif.

La tentation est alors grande de chercher des raccourcis : sortons de l’Europe, sortons de l’euro. Mais le risque est grand qu’une aspiration légitime (se donner les moyens d’une alternative) soit instrumentalisée ou dévoyée de manière très peu progressiste. L’essentiel est ici de ne pas confondre les objectifs de la transformation sociale et les moyens de la préserver ou de la protéger. Et il faut dire ce qu’on protège : l’autonomie du capitalisme national ou la transformation sociale ?

Il serait absurde d’attendre une rupture simultanée et coordonnée dans tous les pays européens. La seule hypothèse stratégique que l’on puisse concevoir doit prendre comme point de départ une expérience de transformation sociale qui démarre dans un seul pays. Le gouvernement du pays en question prend donc des mesures, comme l’instauration d’une taxe sur le capital.

Mais s’il est lucide, il doit en même temps anticiper les mesures de rétorsion dont il va immédiatement être la cible : il instaure alors un contrôle des capitaux. En prenant cette mesure de protection de la réforme fiscale en cours, il entre ouvertement en conflit avec les règles du jeu européen. Mais il n’a pas pour autant intérêt à prendre l’initiative de sortir unilatéralement de l’euro, ce qui serait une faute stratégique énorme, pour des raisons faciles à comprendre : la nouvelle monnaie serait immédiatement attaquée afin de mettre à bas l’économie du pays « rebelle ».

Il faut donc abandonner l’idée qu’il existe des raccourcis « techniques », assumer l’inévitable conflit et construire un rapport de forces. Il existe pour cela un premier point d’appui, à savoir la capacité de nuisance à l’égard des intérêts capitalistes : le pays innovant peut restructurer sa dette, nationaliser les capitaux étrangers, etc. ou menacer de le faire. Sauf dans le cas d’un tout petit pays, les ripostes potentielles sont considérables, compte tenu de l’imbrication des économies. Beaucoup pourraient y laisser des plumes : le bras de fer n’est pas inégal. Le principal point d’appui résulte du caractère coopératif des mesures prises.

C’est une énorme différence avec le protectionnisme classique qui cherche toujours, au fond, à tirer son épingle du jeu contre les autres en leur grignotant des parts de marché. Toutes les mesures progressistes, au contraire, sont d’autant plus efficaces qu’elles se généralisent à un plus grand nombre de pays. Il faudrait donc parler ici d’une stratégie d’extension qui repose sur le discours suivant : nous affirmons notre volonté de taxer le capital et nous prenons les mesures de protection adéquates. Mais c’est en attendant que cette mesure, comme nous le proposons, soit étendue à l’ensemble de l’Europe. Conclusion : plutôt que de les opposer, il faut réfléchir à l’articulation entre rupture avec l’Europe néolibérale et projet de refondation européenne.

Notes

[1] « Europe : c’est quoi ce délire ? », par Michel Husson, Politis n° 1127.

[2] Par exemple celles des Economistes atterrés (atterres.org).

* Paru sur Regards.fr, 27 décembre 2010.

Michel Husson

Économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ État social", La Découverte.

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