Édition du 25 novembre 2025

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Israël - Palestine

Gaza : le cimetière des stratégies ratées

Les Palestiniens devront faire face à la plus dure des vérités : quelle que soit la voie qu’ils choisissent – la soumission silencieuse ou la résistance armée –, le monde a déjà échoué à empêcher le génocide de leur peuple. C’est un fait irréversible.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

« Les mots n’ont plus aucun sens. » C’est l’un des sentiments les plus courants que j’entends de mes proches, amis et collègues qui sont encore à Gaza. Deux ans après le génocide implacable perpétré par Israël, il ne nous reste plus seulement une suite de cadavres et de ruines, mais aussi un effondrement brutal du sens même. Des mots tels que « atrocité », « siège », « résistance » et même « génocide » ont été vidés de leur sens à force d’être répétés, incapables de soutenir le poids de ce que les Palestiniens ont enduré jour après jour, nuit après nuit.

Au cours des premiers jours qui ont suivi le 7 octobre, je parlais autant que possible au téléphone avec mes proches, sachant que chaque conversation pouvait être la dernière fois que j’entendais leur voix. Nous parlions généralement de leur angoisse, de leur désespoir et de leur peur que la mort se rapproche d’eux. Certains m’envoyaient leurs dernières volontés ou leur testament ; d’autres commençaient même à souhaiter la mort comme un répit à cette apocalypse sans fin.

Mais après 24 mois, le silence s’est installé. Tout a été dit, chaque sentiment a été exprimé à maintes reprises, au point d’être complètement vidé de son sens. Lorsque je parle à ceux et celles qui sont encore pris au piège à Gaza, leur silence s’accompagne de la honte de mendier de l’aide – une tente, de la nourriture, de l’eau ou des médicaments – et ma honte est encore plus grande, car je suis incapable de leur obtenir quoi que ce soit.

Mes proches sont devenus les fantômes d’eux-mêmes. Ils ont été brisés à maintes reprises au cours de 730 jours de bombardements incessants, de famine et de déplacements. Ils en sont réduits à courir après de la nourriture et un abri, tout en étant attaqués partout où ils vont. Chaque aspect de leur vie est devenu une lutte acharnée pour la survie.

Ceux qui parviennent à s’échapper de ce camp de concentration sont physiquement transformés. J’ai récemment rencontré ma cousine dans les rues du Caire et je ne l’ai pas reconnue. Autrefois grande et en bonne santé, âgée d’une quarantaine d’années, elle était désormais réduite à l’état de squelette, le visage ridé et noirci, les yeux enfoncés et pâles. Ma grand-mère de 77 ans est également sortie squelettique et est alitée depuis lors.

Pour ceux et celles qui sont encore piégés à l’intérieur, les dégâts physiques sont presque impossibles à décrire avec des mots. Mon cousin, Hani, est actuellement assiégé dans la ville de Gaza, n’ayant pas pu payer le coût exorbitant d’une fuite vers le sud avant que les chars israéliens n’encerclent son quartier. Bien qu’il n’ait qu’une quarantaine d’années, la maigreur causée par la campagne de famine menée par Israël lui donne l’apparence de mon grand-père juste avant sa mort à l’âge de 107 ans.

Et cela sans même tenir compte du coût psychique du génocide sur la population de Gaza. L’ampleur réelle de ce coût ne sera claire qu’une fois les bombardements terminés et que les survivant·e·s auront retrouvé l’énergie mentale nécessaire pour traiter les souvenirs et les émotions que leur cerveau a longtemps refoulés pendant qu’ils étaient en mode survie.

Gaza est devenue un endroit où la mort est si constante et la survie si compromise que même le silence parle désormais plus fort que n’importe quel appel à la justice. Et l’héritage de ce génocide nous accompagnera pendant des générations, car Israël a accordé à chaque habitant de Gaza une vendetta personnelle.

« Dans l’au-delà, je demanderai une seule chose à Dieu : forcer les Israéliens à se consacrer eux aussi à la chasse à l’eau et à la nourriture sous des frappes aériennes, tous les jours, toute la journée », disait mon défunt ami Ali, avant d’être tué dans une frappe aérienne l’année dernière alors qu’il marchait près de l’hôpital Al-Aqsa à Deir Al-Balah.

Changement de soutien au Hamas

Il est difficile de prédire comment le traumatisme collectif résultant de l’anéantissement de Gaza façonnera les convictions des Palestiniens à long terme. Mais récemment, deux tendances prédominantes sont apparues, qui semblent quelque peu contradictoires.

D’une part, il y a un ressentiment croissant envers le Hamas pour avoir lancé les attaques du 7 octobre, même parmi les propres membres et les hauts dirigeants de l’organisation. Plusieurs responsables arabes m’ont confié que Khaled Mechaal, l’un des fondateurs du Hamas et dirigeant de longue date de son bureau politique, ainsi que d’autres personnalités partageant les mêmes idées au sein de l’aile modérée de l’organisation, ont qualifié cette attaque de « téméraire » et de « désastre » à huis clos, tout en critiquant la manière dont le Hamas a géré la guerre.

Ce printemps a également été marqué par plusieurs jours de manifestations populaires spontanées contre le Hamas dans toute la bande de Gaza, exigeant que le groupe mette fin à la guerre à tout prix avant de se retirer du pouvoir. Mais ces manifestations ont finalement été de courte durée, en particulier après que le gouvernement israélien [conjointement à des médias mainstream « occidentaux »] a commencé à les exploiter à la fois pour justifier sa campagne militaire en cours et pour détourner l’attention des atrocités commises sur le terrain.

Pourtant, dans le même temps, le génocide perpétré par Israël et la menace existentielle d’une expulsion massive de Gaza ont transformé certains des détracteurs les plus virulents du Hamas en ses plus fervents partisans. Même parmi ceux qui critiquent les événements du 7 octobre, la crainte est largement répandue que si le Hamas est écrasé, Israël occupera Gaza indéfiniment avec une opposition minimale de la part de la communauté internationale. Selon ce point de vue, seule une insurrection militaire continue du Hamas peut empêcher la prise de contrôle permanente par Israël et le nettoyage ethnique complet de l’enclave.

Un exemple typique est celui d’une femme appelée Asala, qui n’avait que 7 ans lorsque des militants du Hamas ont tué son père, colonel de l’Autorité palestinienne (AP), pendant le conflit entre le Hamas et le Fatah en 2007. Cette perte dévastatrice l’a marquée de manière indélébile, alimentant une haine profonde envers le Hamas qu’elle a conservée à l’âge adulte. Avant 2023, elle les critiquait régulièrement sur les réseaux sociaux en des termes très virulents, même si elle restait à Gaza. Mais à mesure que les attaques israéliennes s’intensifiaient, elle a commencé à louer les militants du Hamas pour avoir défié la présence de l’armée israélienne à Gaza et s’être vengés.

En effet, les horreurs dont Asala a été témoin pendant 24 mois de bombardements, de déplacements et de famine l’avaient transformée. « Les massacres ont accru notre ressentiment envers Israël », m’a-t-elle confié. « [Les Palestiniens] devraient mettre de côté leur rancœur et diriger leur haine uniquement contre l’occupation israélienne. »

De même, Mohammed, un journaliste d’investigation gazaouite qui a été kidnappé et torturé par le Hamas, est récemment devenu un fervent partisan des factions de résistance armée à Gaza. Il m’a confié que le génocide perpétré par Israël, pleinement soutenu par les gouvernements occidentaux, avait renforcé sa conviction en la résistance armée. « Il y a des gens qui n’ont jamais soutenu le Hamas ou la résistance, mais après que leurs familles ont été tuées par Israël, leur point de vue a changé et ils réclament désormais justice », a-t-il déclaré.

Ce soutien à la résistance armée persistera, voire s’intensifiera, tant que le génocide se poursuivra ou si l’armée israélienne reste à Gaza après un cessez-le-feu, empêchant la reconstruction. Mais si un accord permanent est signé, prévoyant le retrait complet d’Israël, la levée du siège asphyxiant imposé par Israël et un horizon politique visible, les Gazaouis n’auront plus guère de raisons de s’accrocher à la lutte armée. En fait, bon nombre de ceux qui soutiennent l’insurrection du Hamas seront les premiers à dénoncer le groupe dès la fin de la guerre.

« La résistance armée n’a pas réussi à changer les choses »

Ce qui a historiquement donné le plus de crédibilité à la stratégie de résistance armée du Hamas parmi les Palestiniens, ce n’est pas l’appel à la violence ou au sacrifice, mais plutôt l’échec de toutes les autres alternatives. La diplomatie, les négociations, les plaidoyers auprès des instances et tribunaux internationaux, la persuasion morale et la résistance non violente ont tous été accueillis par un silence mondial, tandis qu’Israël continue de tuer des Palestiniens et Palestiniennes et de les expulser de leurs terres.

Avant le génocide, chaque fois que je demandais à un dirigeant du Hamas pourquoi l’organisation ne reconnaissait pas officiellement Israël et ne renonçait pas à la violence, la réponse était toujours la même : « Abu Mazen [le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas] a fait tout cela et plus encore, il collabore avec Israël. Pouvez-vous citer une seule chose positive qu’ils lui ont donnée en échange ? » Ils poursuivaient en décrivant comment Israël non seulement ignore les compromis d’Abbas, mais humilie, prive de financement, punit et diabolise l’Autorité palestinienne.

Aujourd’hui, cependant, après la plus longue guerre de l’histoire palestinienne, la même question sera posée au Hamas : qu’avez-vous obtenu de tout cela ?

En effet, ces deux dernières années ont sapé les principales raisons qui soutenaient l’engagement du Hamas en faveur de la résistance armée. La première était la conviction que seule la force militaire pouvait efficacement contester le blocus et l’occupation israéliens. Comme l’a fait valoir en 2018 le journaliste israélien chevronné Gideon Levy, « si les Palestiniens de Gaza ne tirent pas, personne ne les écoute ». Quatre ans plus tard, un membre de la Knesset m’a dit la même chose : « Dès que Gaza cesse de tirer des roquettes, elle disparaît, et personne ne se donne la peine d’en parler. »

Mais après chaque escalade avec Israël depuis son arrivée au pouvoir en 2007, le Hamas n’a obtenu que ce que les Gazaouis appelaient des « analgésiques et des anesthésiques » : un retour au statu quo ante et quelques promesses verbales d’assouplissement du blocus israélien qui ne se sont jamais concrétisées. Il s’agissait là de la stratégie explicite d’endiguement et de pacification mise en œuvre par Israël.

Des années avant d’être assassiné lors d’une frappe israélienne sur Beyrouth en janvier 2024, Saleh Al-Arouri, membre du Hamas, a reconnu l’échec de cette approche dans un appel téléphonique qui a fuité. « Franchement, la résistance armée n’a pas réussi à changer les choses », a-t-il admis. « La résistance a donné des exemples héroïques et mené des guerres honorables, mais le blocus n’a pas été brisé, la réalité politique n’a pas changé et aucun territoire n’a été libéré. »

Le Hamas défendait également son approche comme une forme de dissuasion contre l’escalade israélienne en Cisjordanie ou à Jérusalem. Cela s’est clairement manifesté lors de l’« Intifada de l’unité » de mai 2021, lorsque le Hamas a tiré des roquettes vers Jérusalem en réponse à la montée du terrorisme des colons et à l’expulsion forcée de familles palestiniennes de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah. Mais dès qu’un cessez-le-feu a été conclu après 11 jours, Israël n’a fait qu’intensifier ses attaques en Cisjordanie, et les deux années qui ont suivi ont été les plus meurtrières dans ce territoire depuis 2005.

C’est également en 2021 que les dirigeants du Hamas ont été séduits par l’idée d’une escalade majeure sur plusieurs fronts qui forcerait Israël à satisfaire les revendications palestiniennes. Ils envisageaient une offensive depuis Gaza et une intifada en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à l’intérieur d’Israël, associées à des attaques depuis la Syrie, le Liban, le Yémen, l’Irak et l’Iran, tandis que les populations arabes de Jordanie et d’Égypte se soulèveraient simultanément et marcheraient vers leurs frontières avec Israël, ce qui mettrait le gouvernement israélien au pied du mur.

Après le 7 octobre, cependant, cette stratégie s’est également effondrée. Ce qui avait commencé comme une confrontation limitée sur plusieurs fronts a pris fin lorsque Israël a réussi à conclure des cessez-le-feu avec le Hezbollah et l’Iran, tandis que l’Autorité palestinienne et Israël ont réprimé toute possibilité de soulèvement populaire. Seuls les Houthis du Yémen restent actifs comme dernier front de cet ancien « axe de la résistance ».

« Les Palestiniens ne peuvent rien faire »

Il y a peu de chances que le Hamas lance une autre attaque du type de celle du 7 octobre dans un avenir prévisible. De nombreux analystes s’accordent à dire que ce qui a permis à l’assaut de réussir, c’est qu’il a pris Israël complètement au dépourvu – un élément de surprise qui a depuis longtemps disparu, tout comme la probabilité qu’Israël répète les mêmes échecs tactiques et en matière de renseignement.

Le Hamas en est bien conscient, c’est pourquoi, lors des négociations de cette semaine sur le dernier plan du président américain Donald Trump pour mettre fin à la guerre, il a signalé aux médiateurs sa volonté de mettre hors service ses « armes offensives » tout en conservant des « armes défensives » légères, telles que des fusils et des missiles antichars. L’accent mis sur ces armes défensives découle de la crainte qu’Israël revienne sur son retrait de Gaza ou mène régulièrement des raids sans rencontrer de résistance, comme en Cisjordanie.

Le Hamas pourrait également avoir besoin de ces armes légères pour faire respecter le cessez-le-feu et obtenir l’adhésion de ses propres membres, ainsi que d’autres groupes plus petits mais plus radicaux. Il pourrait également estimer qu’un désarmement complet créerait un vide sécuritaire à Gaza, qui pourrait être comblé par des groupes salafistes et djihadistes ou des gangs criminels, comme la milice Abu Shabab soutenue par Israël. Et, bien sûr, il y a la crainte de représailles sociales, de personnes attaquant les membres du Hamas dans les rues.

Mais même si le Hamas parvient à conclure un accord pour mettre fin à la guerre, qui inclut le retrait complet d’Israël et permet au groupe de conserver des « armes défensives », la résistance armée – autrefois considérée comme la dernière carte à jouer après l’échec des négociations, de la diplomatie et des appels à la morale – repose désormais dans le même cimetière des stratégies ratées. Deux ans après le début du génocide, ce qui reste n’est pas la conviction, mais l’effondrement : celui du langage, de l’espoir, de la politique et de tous les appels lancés par les Palestiniens face à leur anéantissement.

L’année dernière, j’ai demandé à un haut responsable de l’Union européenne ce que les Palestiniens devraient faire différemment, selon lui, et quels conseils il donnerait à l’Autorité palestinienne, au Hamas et au peuple palestinien. Après y avoir réfléchi, il s’est affalé dans son fauteuil, désespéré. « Les Palestiniens ne peuvent rien faire », a-t-il admis. « Ils ont tout essayé. »

Au mieux, le dernier plan de Trump mettra fin à la guerre, mais ce qui perdurera, ce n’est pas une feuille de route, mais un vide politique. Et dans ce vide, les Palestiniens devront faire face à la plus dure des vérités : quelle que soit la voie qu’ils choisissent – la soumission silencieuse ou la résistance armée –, le monde a déjà échoué à empêcher le génocide de leur peuple. C’est un fait irréversible.

Publié sur le site +972, 7 octobre 2025

Traduction rédaction A l’encontre

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