Édition du 9 avril 2024

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Éducation

Grève étudiante au Québec, le sens d’une crise

Si personne ne doute qu’avec la grève étudiante de 2012, le Québec est en train de vivre un moment marquant, encore faut-il pouvoir en mesurer l’exacte portée. Ne serait-ce que pour savoir dans quelle direction il vaudrait la peine de chercher une issue à ce qui apparaît de plus en plus comme une crise majeure, non seulement éducative, mais aussi et surtout sociale et politique.

Pas étonnant dès lors que nombre d’acteurs sociaux ou politiques y soient allés de leur propositions à chaud : depuis le report de la proposition gouvernementale pour la seule année 2012 (Parti Québécois), jusqu’à l’inverse, le maintien intransigeant de la hausse (la CAQ) en passant par des propositions de moratoire pur et simple (les professeurs de la FNEEQ ou des personnalités de la société civile) ou de reconduction du gel avec marche vers la gratuité (Québec solidaire).

Mais sans pour autant que le gouvernement —c’est là apparemment l’incompréhensible— ne paraisse vouloir bouger d’un pouce, même au prix de compromis minimum. Comme si, à la manière du passé (souvenez-vous du Mont Orford, de la centrale du Suroit, de la commission d’enquête Charbonneau, etc.), il ne mesurait pas l’ampleur de la fronde à laquelle il se heurtait et qu’il se contentait de rester obstinément campé sur ses positions. En jouant qui plus est massivement de la répression policière et en prétendant –comble du cynisme—que ce sont les étudiants qui en sont les premiers responsables. Et l’argument avancé par Line Beauchamps pour justifier l’arrêt des négociations avec la CLASSE, apparaît pour ce qu’il est : un grossier stratagème qui lui permet de couper court aux discussions en espérant diviser et entraîner dans la manœuvre les plus modérés ; mais qui ne règle rien, tout au contraire ! Quelle petitesse de s’employer à diaboliser ainsi un jeune représentant étudiant de 21 ans dont tout le monde s’entend par ailleurs à louer les qualités de porte-parole et l’indéniable courage !Avec en contre-point bien sûr ces savantes arguties reprises par tant de journalistes à propos du calcul électoraliste qui motiverait le premier ministre et l’amènerait à vouloir se donner l’image de la loi et l’ordre ; manière de tenter de damer le pion à la CAQ et ainsi remporter la mise aux prochaines élections. Comme si cela devait, pouvait tout justifier ! De toute façon de tels calculs machiavéliques ne véhiculent-ils pas une formidable méprise sur ce qui est en train de se passer ?

Un révélateur particulièrement éclairant

Pour tenter de comprendre, il faut aller au-delà de la revendication d’un gel des droits de scolarité. Au-delà aussi des cotes de popularité en chute libre du premier ministre Charest. Car cette lutte étudiante de 2012 apparaît plutôt comme le révélateur particulièrement éclairant de transformations de fond qui sont en train de modifier la physionomie du Québec. On sait –ce n’est plus un secret pour personne— le mode de régulation économique néolibéral a changé le visage de l’éducation du Québec, en poussant sourdement à sa marchandisation (d’où entre autres, la hausse des droits). Mais il n’est pas sûr que tout le monde ait porté attention aux changements qui y font écho dans les domaines social et politique.

Ce règne froid de l’économique, ce « tout au marché », ce discours politique obnubilé par les seuls intérêts du monde des affaires (pensez au plan Nord !), ont fini aussi par produire de saines réactions collectives, et d’abord une soif de démocratie grandissante, inextinguible que l’on retrouve partout et que les dernières révélations sur les multiples scandales de corruption n’ont fait qu’amplifier. Après tout, le premier ministre ne devrait-il pas être le premier ministre de tous et toutes et pas simplement, à la manière d’un chargé de commerce, des seuls banquiers ou entreprises minières ? Il suffit de penser à la gigantesque manifestation du jour de la terre du 22 avril, à cette soif de changement tranquille qui sourdait de partout ; et en contre-point aux réponses butées de la Ministre Line Beauchamps, pour comprendre l’importance du fossé qui s’est creusé entre non seulement toute une jeunesse mais encore d’une bonne partie des forces vives d’un pays, et les représentants politiques qui sont sensés parler en leur nom.

Écho d’un sourd malaise social

D’où la force des étudiants en grève qui ne revendiquent pas simplement pour eux, mais qui à leur manière se font l’écho d’un malaise social grandissant, se sentant du même coup investis d’une véritable légitimité. D’où aussi chez eux ces nouvelles formes de luttes et d’expression de la contestation, ces volontés de démocratie participative et directe, d’assemblée souveraine, de porte-parole redevables à leur congrès. D’où aussi cette rupture de facto avec le syndicalisme québécois traditionnel, fait si souvent de compromis et d’ententes au sommet.

Certes, ces bouleversements sociaux ne trouvent pour l’instant qu’imparfaitement leur traduction politique. Et tant qu’ils n’entraîneront pas dans leur sillage d’autres secteurs de la société (et en premier lieu le mouvement syndical), ils pourront donner cours à des situations bien volatiles et incertaines. Ils n’en ont pas moins ouvert une formidable fenêtre qui avec les bouffées d’air frais qu’elle a laissées entrer, n’est pas prête de se refermer.

Et ce qui est sûr, c’est que dans un tel contexte d’espoirs et de fractures, la voie du mépris, du déni et de la violence policière que prétend jusqu’à présent emprunter Jean Charest, pour se faire du capital politique et apparaître comme l’homme de la loi et l’ordre, a fort peu de chances de réussir. Car depuis 9 ans, la lassitude aidant, ce n’est pas simplement une décision politique particulière qui est aujourd’hui mise en cause par de larges secteurs de la population, c’est un modèle dans son entier, et d’abord une manière autocratique de gouverner. Et s’il continue à s’enferrer dans ces refus obstinés, c’est ce que tout le monde gardera d’abord en mémoire au moment des élections. Après tout même l’infatigable et démagogique Sarkozy est en voie de baisser pavillon !

Pierre Mouterde
Québec, le 26 avril 2012

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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