Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

« Ils nous volent notre eau » : en Jordanie, la colère monte contre Israël

En Jordanie, des dizaines de milliers de personnes manifestent contre la guerre qu’Israël mène à Gaza et l’accusent de voler l’eau du Jourdain. Le fleuve sacré est devenu un ruisseau pollué, dans un pays qui se désertifie.

Tiré de Reporterre

photo : Des soldats jordaniens observent des touristes et pèlerins juste en face du côté israélien, nommé « Qasr al-Yahoud » (« Forteresse des Juifs ») où flotte un drapeau israélien. Site de baptisme de Maghtas (« Béthanie-au-delà-du-Jourdain »), en Jordanie, le 26 novembre 2023. - © Philippe Pernot / Reporterre

«  Israël et l’Amérique sont les vrais terroristes », « Nous choisissons la résistance », « Cessez le génocide  », proclament les panneaux tenus par les dizaines de milliers de manifestants en colère, chaque vendredi depuis l’offensive israélienne à Gaza, qui a fait au moins 18 000 morts côté palestinien.

Ce sont les plus grands cortèges depuis le Printemps arabe de 2011 et un véritable séisme politique pour la Jordanie, réputée être le pays le plus calme et le plus stable de tout le Moyen-Orient. L’une des sources de leur mécontentement : l’eau.
Des dizaines de milliers de Jordaniens manifestent chaque vendredi dans le centre-ville d’Amman en soutien à Gaza, et parfois devant l’ambassade israélienne à Amman.

«  Nous ne voulons pas l’eau d’Israël, nous ne voulons pas vivre dans la dépendance et l’humiliation  », affirme Amani Younes, une Jordano-Palestinienne de 38 ans, qui manifeste avec sa fille. «  Israël peut décider de nous couper l’eau comme à Gaza du jour au lendemain, et nous envoie parfois de l’eau contaminée qui nous fait tomber malade. Ne plus dépendre d’eux, c’est une question de survie  », dit-elle avec colère.
Deux fois moins d’eau qu’en France

La Jordanie est l’un des pays les plus pauvres en eau au monde, avec une moyenne de 70 litres par personne et par jour, loin des quasi 150 litres en France, par exemple. Depuis l’accord de paix adopté entre la Jordanie et Israël en 1994 sous parrainage américain, l’État hébreu fournit entre 25 et 50 millions de m³ d’eau(MCM) au royaume hachémite chaque année.

Un nouvel accord entre les deux pays devait être ratifié le mois dernier pour échanger de l’eau potable israélienne contre de l’électricité jordanienne afin d’augmenter les réserves d’eau du pays frappé par la désertification.

Face à la brutalité de l’attaque israélienne à Gaza et sous la pression des manifestants, le gouvernement jordanien a toutefois claqué la porte des négociations. «  Pouvez-vous imaginer un ministre jordanien assis à côté d’un ministre israélien pour signer un accord sur l’eau et l’électricité, alors qu’Israël continue de tuer des enfants à Gaza ? » a déclaré à la presse Ayman Safadi, ministre jordanien des Affaires étrangères, le 16 novembre.

L’eau se retrouve ainsi au cœur d’un séisme géopolitique. La Jordanie n’avait jamais exprimé ses désaccords avec autant de véhémence depuis la paix de 1994. Certes le ton montaitdepuis qu’Israël a intensifié la colonisation de la Cisjordanie en 2017, mais le royaume hachémite continuait de prévoir des accords avec son voisin.

Outre l’échange d’eau contre l’électricité, la Jordanie va acheter du gaz naturel israélien dans le cadre d’un accord secret — et vivement décrié par la population jordanienne.
Des serres agricoles dans la vallée du Jourdain. Elles sont irriguées par l’eau de rivières en amont via le canal du Roi Abdallah, terminé dans les années 2000, pour contrebalancer le flux endigué du Jourdain. © Philippe Pernot / Reporterre

«  La paix entre Israël et la Jordanie échoue parce qu’elle n’était pas viable et qu’elle a été rejetée par la population, qui est totalement affectée par la question palestinienne  », explique Amer Sebeileh, expert en géopolitique à Amman.

« La majorité palestinienne refuse la normalisation avec Israël »

« La Jordanie est confrontée à une crise profonde, poursuit-il, car la majorité palestinienne de la population continue de refuser la normalisation avec Israël, y compris la consommation de son eau, alors que la Jordanie reçoit déjà une grande partie de son eau auprès d’Israël. »
À Amman, lors de la grande manifestation hebdomadaire à Gaza. En arrière-plan, des pancartes lisent « La résistance est notre choix
 » et critiquent le président étasunien, Joe Biden, pour son soutien à Israël.

Signe de l’escalade, la Jordanie a placé des tanks à la frontière pour décourager Israël d’expulser des Palestiniens de Cisjordanie, mais aussi pour empêcher des Jordaniens de se rendre en Palestine pour se battre. Sur 251 km, les eaux du Jourdain sont tout ce qui sépare Israël de la Jordanie : ses rives entièrement militarisées sont inaccessibles au public.

Sacré pour les trois religions monothéistes, le Jourdain a vu le baptême de Jésus par saint Jean-Baptiste, l’ascension de saint Élie sur un chariot de feu, et de nombreux autres miracles relatés dans la Torah, la Bible et le Coran. Ses eaux sont troubles, brunâtres, réduites à une petite rivière, voire à un ruisseau : l’ancien fleuve puissant, et source de vie en Palestine historique, est devenu l’ombre de lui-même.
Les rives asséchées du Jourdain témoignent de la décrue de la rivière sainte.

À certains endroits, le Jourdain aurait perdu jusqu’à 98 % de son flux historique,affirme l’ONG jordano-israélo-palestinienne EcoPeace. De plus, la rivière sainte est polluée par les industries chimiques et agricoles et par les colonies israéliennes.

En 2010, plusieurs sites saints sur le Jourdain avaient failli fermer à cause de la pollution. « Les pèlerins sont baptisés dans l’eau des égouts !  » affirme Myriam al-Jaajaa, présidente de l’ONG environnementale Arab Group for the Protection of Nature (APN).
Le Jourdain vu du côté jordanien : la rivière sacrée des trois monothéismes est devenue un ruisseau boueux et souvent pollué.

Approvisionné par plusieurs rivières et le lac Tibériade en amont, le flux du Jourdain était de 1,3 milliard de m³ dans les années 1930. Depuis la création d’Israël en 1948 et la première guerre israélo-arabe, les États de la région s’en disputent les ressources en eau.
Barrages en pagaille

La Syrie, le Liban, la Jordanie et Israël se sont accordés en 1955 : la Jordanie devait recevoir 740 MCM et Israël, 400 MCM. Mais l’État hébreu a construit deux barrages sur le Jourdainen 1964 et en a détourné l’eau vers ses terres agricoles. La Syrie a construit elle aussi des barrages sur le fleuve Yarmouk en amont.
Le désert au sud de la mer morte. La Jordanie est l’un des pays les plus désertiques du monde, avec une propension d’eau par personne bien inférieure à la moyenne mondiale.

En conséquence, le débit du fleuve sacré estpassé à moins de 200 MCM, laissant la Jordanie avec un ruisseau pollué incapable d’irriguer son agriculture. L’accord de paix de 1994 prévoit qu’Israël donne 50 MCM par an d’eau propre à la Jordanie et fixe des normes de qualité, « mais de facto, elle en reçoit la moitié », critique al-Jaajaa.

« Et il ne respecte pas ses engagements de qualité, poursuit-elle : Beaucoup de Jordaniens sont tombés malades dans les années 1990 et 2000 car nous recevions de l’eau contaminée, avant de construire nos propres canaux. »

« Israël a institutionnalisé le vol d’eau à grande échelle »

Au sud, la mer Morte ne reçoit presque plus aucune goutte, et disparaît au rythme inquiétant d’un mètre par an — de sorte qu’elle sera totalement asséchée d’ici 2100.

«  Israël a institutionnalisé le vol d’eau à grande échelle », affirme Mme al-Jaajaa, selon qui « tous les Jordaniens se sentent dépossédés de leurs propres ressources et humiliés par les accords ». Contactés à plusieurs reprises, différents ministères du gouvernement israélien n’ont pas répondu aux questions de Reporterre.
Un camion-citerne apporte de l’eau à des particuliers dans le nord de la vallée du Jourdain, car l’eau de la rivière est impropre à la consommation. La plupart des Jordaniens ne reçoivent de l’eau dans leurs citernes personnelles qu’une fois par semaine, ou moins.

L’eau est devenue une arme lors des conflits du Proche-Orient. « Avant la création d’Israël, le mouvement sioniste réclamait déjà des frontières plus larges afin d’y intégrer toutes les ressources en eau de la région  », dit Myriam al-Jaajaa.

Au fil de ses campagnes militaires, Israël a conquis plusieurs territoires riches en eau : le Jourdain à l’est, le lac Tibériade et le plateau du Golan au nord. Au sud,il transforme le désert du Néguev en zone agricole grâce à l’eau détournée d’ailleurs.
Une plage sur la mer morte, qui va disparaître d’ici la fin du siècle si sa décrue d’un mètre par an continue. Espace aqueux le plus salé du monde, de nombreux touristes s’y baignent pour flotter à sa surface et profiter des vertus des sels et minéraux qu’elle contient.

Tout ceci explique la colère des manifestants jordaniens : plus de la moitié des ressources d’eau israéliennes proviendraient aujourd’hui de territoires conquis,selon une étude. Les Palestiniens subiraient même une « occupation de l’eau », selon Amnesty International.
Forcés d’acheter l’eau vendue par Israël

Ils sont privés par l’armée israélienne de leur accès au Jourdain, de leurs puits et sources, et sont contraintsd’acheter de l’eau à la société israélienne Mekorot, au prix fort. 85 % des ressources en eau palestiniennes seraient sous contrôle israélien, affirment des chercheurs.
Un pan de frontière entre la Jordanie et Israël dans le désert au sud de la mer morte. Les pays ont signé un accord de paix depuis 1994, mais elle reste militarisée, inaccessible au public, et dotée de centaines de tours d’observation.

Les Israéliens disposent ainsi de250 litres par jour par personne, et même 300 pour les colons, alors que les Palestiniens de Cisjordanie ne bénéficient que de 20 à 70 litres par jour. À Gaza, 97 % de l’eau était déjà impropre à la consommation avant la guerre actuelle, à cause du siège imposé depuis des années par Israël, a constaté l’Organisation mondiale de la santé.

Depuis l’offensive israélienne, les Gazaouis disposent même de moins de 3 litres par jour, sont réduits à boire l’eau de pluie, et les conditions sanitaires mènent à des épidémies de maladies gastro-intestinales. L’hypothèse d’un tel scénario fait peur à de nombreux Jordaniens.

« Le conflit armé exacerbe le manque d’accès à l’eau des Palestiniens  », dit Zafar Adeel, professeur et directeur exécutif du Pacific Water Research Center la Simon Fraser University au Canada, auteur denombreux livres et articles, et ancien président de UN Water. « Pendant que les yeux du monde sont rivés sur le conflit armé à Gaza, nous devons penser au jour d’après, à la paix. Partager l’eau pourrait être ce qui réunit tout le monde, en commençant par réduire les inégalités  », espère-t-il.

En Jordanie, les avis sont moins optimistes. « Je ne pense pas que la diplomatie de l’eau puisse apporter la paix dans ces conditions », dit Myriam al-Jaajaa. Alors que de nombreuses ONG et agences onusiennes dénoncent un apartheid et des crimes de guerre israéliens contre les Palestiniens — voire un risque de génocide—, seul l’avenir dira si l’eau peut devenir un vecteur de paix durable, ou si elle restera une arme.

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