Édition du 16 avril 2024

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Agriculture

L'agriculture productiviste

Ces temps-ci, plusieurs médias font mention de la détresse des fermiers, notamment des producteurs de porcs. Curieusement, personne dans ces reportages ne s’interroge sur le système à la racine de cette crise. Car il s’agit bien d’un système, celui de l’agriculture productiviste, qui n’est pas, comme on veut le faire croire, l’aboutissement naturel du progrès technologique. Il a été au contraire conçu et impulsé par de puissants intérêts économiques et corporatistes. Déjà en 2001, Jacques B. Gélinas, dans son article : L’agriculture prise au piège de la globalisation, [1]dressait un portrait de ce qui attendait les agriculteurs d’ici, que nos élites ont poussés à mettre le bras dans l’engrenage de la globalisation. Une mise à jour de cet article se trouve dans le « Dictionnaire critique de la globalisation », sous le titre « L’agriculture productiviste » que l’auteur nous autorise à reproduire ici.

Agriculture productiviste

Système d’exploitation agricole qui vise une augmentation constante de la production et de la productivité par la concentration des fermes et par l’utilisation massive des machines, d’engrais chimiques, d’hormones de croissance, d’antibiotiques, d’insecticides, d’herbicides et d’OGM.

Le productivisme en agriculture n’est pas l’aboutissement naturel et inéluctable du progrès technologique, comme le laisse croire le discours conventionnel. Il a, au contraire, été conçu et promu par les lobbies de l’agroalimentaire et de l’agrochimie qui ont su s’allier une classe politique prête à défendre leurs intérêts.

Premières manifestations aux États-Unis

Depuis l’époque de la Grande Crise, dans les années 1930, les gouvernements avaient développé des politiques de soutien à l’agriculture familiale, afin d’assurer un revenu décent aux agriculteurs et la production d’aliments pour le marché intérieur. Aux États-Unis, le New Deal proposé par le président Roosevelt comportait des mesures visant à soutenir et à protéger l’agriculture familiale. En Europe, la politique agricole commune (P.AC), mise en oeuvre en 1962 avait pour but d’améliorer la productivité des paysans, de leur garantir un juste revenu et d’assurer l’autosuffisance alimentaire dans le cadre de la Communauté économique européenne.

Parallèlement à ces politiques économiques et sociales, des oligopoles de l’agroalimentaire émergeaient aux États-Unis, cherchant à occuper plus de place dans un secteur estimé très lucratif. En décembre 1971, ce lobby trouve une écoute favorable auprès d’un président républicain. Richard Nixon accède à leur demande, en nommant la tête du ministère de l’Agriculture un ardent partisan de la « modernisation » et de la concentration des activités agricoles : Earl Butz. Le nouveau ministre a partie liée avec les grandes firmes de l’agroalimentaire, telle Archer Daniels Midland (ADM) et General Mills qui, incidemment, comptent parmi les plus généreux contributeurs aux campagnes électorales des républicains. Butz leur octroiera d’abondantes subventions qu’il justifiait par le noble objectif d’abaisser le coût des aliments des ménages ordinaires.

La politique agricole de Butz se résume dans son célèbre mot d’ordre : Get big or get out ! Grossis ou disparais ! Ce programme ne laissait qu’une part congrue aux fermes familiales et impliquait le contrôle de l’appareil de production et de transformation des aliments par une poignée d’oligopoles de l’agroalimentaire, de l’agrochimie et de la machinerie agricole.

En 1971, l’agriculture étatsunienne occupait 9 % de la population active. Aujourd’hui, elle en occupe moins de 2 %. Cependant, l’ensemble de l’agrobusiness emploie 15 % de la population active, ce qui est considérable.

L’agriculture prise au piège des accords de libre-échange

L’avènement de la globalisation, dans les années 80, a eu pour effet d’étendre au monde entier le modèle agricole productiviste. L’expansion fulgurante du modèle s’est produite grâce aux accords de libre-échange global. L’accord de libre-échange Canada—États-Unis (1989), puis l’Accord nord-américain de libre-échange (1994) ont ouvert la voie à l’intégration de l’agriculture dans les accords commerciaux libre-échangistes.

L’Accord sur l’agriculture conclu à l’issue de l’Uruguay Round et régi par l’OMC, depuis 1995, étend aux 151 signataires de ce traité les mêmes règles. Les produits agricoles sont ainsi devenus des biens commerciaux comme les autres, soumis aux impératifs de la compétitivité et de la libre concurrence à l’échelle planétaire. L’AsA met en concurrence le farmer dans l’Ouest canadien qui produit 1000 tonnes de céréales annuellement et le paysan malien qui produit une tonne de millet.

Aujourd’hui, un oligopole de six compagnies contrôle le marché mondial des céréales : Cargill, Louis Dreyfus, Bunge, Mitsui/Cook, André&Cie et Archer Daniels accparent 60% du marché. Si on ajoute ConAgra, le chiffre monte à 74%. D’autres oligopoles ont depuis fait mainmise sur divers secteurs de l’agrobusiness

Effets néfastes de l’agriculture productiviste dans le monde

La liste est longue des effets néfastes de l’agriculture productiviste dans le monde :

 Contamination des aliments par les pesticides, les antibiotiques, les hormones de croissance et les OGM dont on nourrit les animaux
 Disparition accélérée de l’emploi agricole, dépeuplement des régions et de destructuration des services de proximité.
 Suicide de nombreux agriculteurs endettés et stressés par les impératifs de produire toujours plus et toujours plus vite.
 Érosion et épuisement des sols.
 Pollution des cours d’eau, des lacs et des nappes phréatiques.
 Dilapidation des nappes phréatiques par irrigation intensive
 Déforestations pour étirer les espaces d’épandage de lisier et destruction de la forêt tropicale pour faire place à des monocultures.
 Prolifération des organismes génétiquement modifiés.
 Épizooties, telles la maladie de la vache folle, la fièvre aphteuse, la grippe aviaire, provoquée par une alimentation contre nature et la concentration excessive d’animaux dans les unités de production industrielle.
 Perte de la biodiversité génétique des animaux de ferme qui se traduit par la disparition de dollars domestique chaque mois, depuis une dizaine d’années.
 Destruction de l’agriculture paysanne et de l’industrie agroalimentaire naissant dans les pays les plus pauvres du tiers-monde, incapables de concurrencer l’agriculture industrielle et le déferlement d’aliments subventionnés en provenance des pays riches et des pays émergents.

Les dérives de l’agriculture productiviste au Québec

Au Québec, l’agriculture productiviste s’affirme avec force dans le "droit de produire", introduit subrepticement dans la loi sur la protection du territoire agricole à 1997. Depuis lors, une frénésie productivistes secoue l’agriculture québécoise. Ce pseudo droit de produire s’est vu renforcé, en 2001, par la Loi 184 - adoptée sous le bâillon - qui soustrait l’activité agricole aux exigences environnementales et aux recours judiciaires normaux. La loi 184 retire en effet aux élus municipaux et aux communautés locales le droit d’aménager de protéger leur territoire et leur milieu de vie.

Cette politique gouvernementale, mise en oeuvre à l’instigation de l’Union des producteurs agricoles (UPA), se fondait essentiellement sur le mythe des fabuleux marchés mondiaux à conquérir. En 1994, le nouveau président de l’UPA, Laurent Pellerin, appuyait l’intégration de l’agriculture dans les nouveaux accords de libre-échange global, tels l’Aléna et l’Accord sur l’agriculture de l’OMC. Il faisait témérairement le pari que « la classe agricole québécoise » était en mesure de profiter de « la mondialisation de l’agriculture ». Une décennie plus tard, le même président de l’UPA se rend compte de la position ambiguë, pro étasunienne du gouvernement canadien dans les négociations en cours à l’OMC (voir le souts-titre La poisiton ambiguë du Canada, page 48) :

Jusqu’à présent, on n’était pas inquiet, admet naïvement le même président de l’UPA, parce que la position du gouvernement canadien était pratiquement la même que la nôtre. [...] Maintenant, il semble s’aligner sur les États-Unis qui ont toujours eu la volonté de contrôler le commerce mondial des produits agricoles. [...] Nous sentons le tapis nous glisser sous les pieds. (Le devoir, 18 février 23)

Aujourd’hui, l’agriculture québécoise traverse une crise profonde : concentration des fermes (31 000 en 2006, contre 100 000 en 1960) ; baisse des revenus et détresse psychologique des agriculteurs ; politique de gestion de l’offre en péril ; qualité douteuse des aliments ; invasion des produits étrangers ; dommages à l’environnement ; mécontentement des citoyens des campagnes et des villes ; maladies épidémiques dans les cheptels tels porcins, bovins et ovins, et jusque chez les abeilles - auxiliaires indispensables de l’agriculture - affectées par les pesticides et les OGM. Malgré des subventions gouvernementales qui s’élèvent à plus de 2 milliards de dollars annuellement, non seulement la conquête des marchés étrangers s’avère aléatoire, mais le Québec ne peut défendre son propre marché contre l’évasion des denrées alimentaires en provenance des États-Unis et même de Chine.

Des pratiques de destruction massive

Il s’agit d’un enjeu de société à la fois locale et planétaire. L’agriculture productiviste - industrielle s’impose au détriment des écosystèmes, des paysages, de la salubrité des aliments, de la santé des travailleurs agricoles et de la qualité de vie dans les régions. Ce système, qui répond à un calcul strictement financier plutôt qu’à un intérêt collectif, se révèle comme un instrument de destruction massive de la nature vivante, du patrimoine génétique de l’humanité et des communautés. Pourtant, les faits démontrent que l’agriculture productiviste, caractérisée par la monoculture intensive, est la moins productive en ce qui a trait à la biomasse produite par hectare, la moins viable du point de vue écologique et la plus vulnérable aux insectes et aux maladies de toutes sortes.


tiré du Dictionnaire critique de la globalisation, de Jacques B.Gélinas, p. 57, Écosociété, 2008

Jacques B. Gélinas

Sociologue québécois, Jacques B. Gélinas s’est toujours intéressé aux questions touchant l’émancipation du Tiers Monde, les droits de minorités et l’organisation socio-économique des communautés humaines. Après plus d’une décennie comme coopérant en Amérique latine, il a été professeur en sociologie du développement, puis cadre au ministère des Relations internationales du Québec. Il est aujourd’hui essayiste et conférencier.

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