Édition du 12 mars 2024

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États-Unis

L’impérialisme US, du 11 septembre 2001 à la chute de Kaboul

La justification de l’essentiel de l’effort de guerre lancé dans le sillage du 11 septembre n’avait pas grand-chose à voir avec la « guerre contre le terrorisme » qui lui servait d’étendard. Il s’agissait d’une guerre pour un nouveau siècle américain, une guerre pour l’expansion et la consolidation de l’emprise impériale américaine. 1

Hebdo L’Anticapitaliste - 581 (09/09/2021)

Par Gilbert Achcar

Au-delà de la suppression de la base d’Al-Qaïda dans ce pays, l’Afghanistan était avant tout l’occasion de s’emparer d’une position militaire stratégique en Asie centrale. Étendue par le biais d’installations militaires dans les anciennes républiques soviétiques voisines, cette position était idéalement située entre le continent européen de la Russie et la Chine, les deux « concurrents pairs » potentiels contre lesquels la planification militaire américaine de l’après-guerre froide avait été conçue.

Pour l’Irak, les intérêts étaient beaucoup plus évidents : un pays disposant d’énormes réserves de pétrole situé au cœur de la région très prisée du Golfe. La domination de la région avait été une priorité de l’après-guerre froide pour Washington, tant pour l’importance stratégique du contrôle de l’accès à ses ressources en hydrocarbures que pour l’importance économique de la sécurisation du flux de ses pétrodollars pour l’achat d’armement américain et de bons du Trésor américain.

Deux types de guerre

La différence entre les intérêts stratégiques en Afghanistan et en Irak a déterminé deux types de guerre très différents. La guerre en Afghanistan a commencé d’une manière qui semblait encore conforme aux leçons de l’après-Vietnam : en 2002, première année de la guerre américaine en Afghanistan, seuls 9 700 soldats américains étaient déployés dans ce pays (ainsi que 4 800 autres troupes étrangères alliées). Washington a sécurisé les sites de base et s’est principalement appuyé sur les combattants anti-talibans locaux de l’Alliance du Nord pour combattre les talibans sur le terrain.

Les États-Unis ont toutefois négligé une leçon essentielle de l’après-Vietnam, en poursuivant un objectif de construction de l’État. Cela a inévitablement impliqué une « escalade » dans la tentative de sécuriser le contrôle du pays par le gouvernement fantoche que les États-Unis ont installé à Kaboul. Pourtant, le nombre de troupes américaines déployées en Afghanistan était inférieur à 25 000 en 2007, six ans après le début des opérations.

À titre de comparaison, le nombre de troupes déployées en Irak dès le début : près de 142 000 en 2003, un niveau qui s’est plus ou moins maintenu jusqu’à la première année de présidence de Barack Obama, après quoi les effectifs ont diminué au cours des deux années suivantes afin d’achever le retrait prévu pour la fin 2011.

Washington n’était en fait guère en mesure d’envoyer beaucoup plus de troupes en Irak : le Pentagone avait averti Rumsfeld que le contrôle de l’Irak ne nécessiterait pas moins que le double des effectifs qui y avaient été envoyés en 2003 – un effort qui aurait dangereusement étiré les capacités militaires américaines et n’aurait pas été viable au-delà d’une courte période. Mais les ténors de l’administration Bush se sont obstinés à penser que les troupes américaines allaient être « accueillies en libérateurs » par la plupart des Irakiens.

Ce niveau extrême d’auto-illusion et de vœux pieux les a conduits à mener l’occupation de l’Irak en violation totale des leçons de l’après-Vietnam. L’Irak s’est rapidement transformé en un bourbier pour les troupes américaines. Les insurgés recouraient massivement aux attentats suicides et agissaient principalement au sein d’une population arabe sunnite sympathisante. Le bourbier s’est transformé en catastrophe en 2006, lorsque les troupes d’occupation américaines se sont retrouvées impliquées dans une guerre civile sectaire.

Échecs en Irak… et en Afghanistan

L’échec en Irak était devenu flagrant, et la classe dirigeante américaine a tiré la sonnette d’alarme. Une commission bipartisane du Congrès a conçu une stratégie de sortie fondée sur un changement radical de tactique, et Rumsfeld a été contraint de démissionner.

Le « surge », comme on l’appelait, consistait en une forte augmentation temporaire des troupes américaines (jusqu’à 157 800 en 2008) pour porter un coup dur à Al-Qaïda, en tandem avec les tribus arabes sunnites, dont l’allégeance était achetée à cette fin. Comme cela a coïncidé avec les conflits sectaires, la perception des troupes américaines comme agissant en faveur de la majorité arabe chiite a fait place à une vision de celles-ci comme un bouclier pour la minorité arabe sunnite. Cela n’a fait qu’accroître la pression exercée par les forces chiites dominantes soutenues par l’Iran pour mettre fin à la présence des troupes américaines. Ainsi, bien que le « surge » ait réussi à vaincre et à marginaliser Al-Qaïda (entre-temps rebaptisé État islamique d’Irak), il n’était plus possible pour Washington de maintenir sa présence de combat dans ce pays.

En 2008, Bush a conclu un accord avec le gouvernement irakien pro-Iran (lui-même issu d’élections imposées à l’occupant par une mobilisation massive des chiites au cours de la deuxième année d’occupation) : les troupes américaines évacueraient les villes irakiennes l’année suivante et l’ensemble du pays d’ici la fin 2011. Fier de son opposition à l’occupation de l’Irak en 2003, Obama a volontiers tenu cet engagement. Mais il ne fallait pas s’y tromper : les États-Unis venaient de subir une nouvelle lourde défaite.

La défaite américaine en Irak a eu d’énormes conséquences. Elle a puissamment ravivé le « syndrome du Vietnam » et a énormément affecté la « crédibilité » de Washington. Plutôt que de dissuader leurs adversaires, les États-Unis les ont en fait enhardis, en particulier au Moyen-Orient : l’Iran a largement étendu son implication militaire régionale après 2011 ; l’État islamique en Irak, devenu État islamique en Irak et en Syrie (ISIS / Daesh), s’est reconstruit en Syrie et, de là, a envahi une énorme partie du territoire irakien en 2014 ; et la Russie est intervenue massivement en Syrie à partir de 2015.

Par rapport à cela, la défaite en Afghanistan est beaucoup moins importante, bien qu’elle soit beaucoup plus spectaculaire. Obama pensait qu’il pourrait sortir les États-Unis de ce pays avec un remake du « surge » irakien. Il a plus que doublé le nombre de soldats américains au cours de sa première année de présidence, le portant à 68 000, pour atteindre un pic de 90 000 en 2010-2011. Il l’a ensuite ramené de 60 000 en 2013 à 29 000 en 2014, après avoir décidé en 2013 que les troupes américaines ne s’engageraient plus dans des opérations de combat et se limiteraient à assister les forces gouvernementales afghanes soutenues par les États-Unis.

En parallèle, son administration a entamé des pourparlers avec les talibans à Doha, la capitale du Qatar. L’année suivante, Obama a annoncé un calendrier pour le retrait de la plupart des troupes américaines d’ici à la fin de 2016. En 2015 et 2016, il ne restait pas plus de 7 000 soldats américains en Afghanistan.

Le facteur État islamique

Le facteur qui a ramené l’armée américaine en Irak et en Syrie en 2014 est le même qui a prolongé l’engagement américain en Afghanistan au-delà de 2016 : l’État islamique, dont la franchise d’Asie centrale, l’État islamique de la province de Khorasan (IS-K), est apparue en Afghanistan. En tuant Oussama ben Laden en 2011, Obama avait vu la « mission accomplie » de la guerre contre le terrorisme, permettant un retrait d’Afghanistan sans perdre la face. Le déferlement de l’IS-K a annulé cette prétention.

Cela explique la décision, par ailleurs incompréhensible, de Donald Trump d’augmenter à nouveau le nombre de troupes américaines en Afghanistan, le doublant à 14 000 au cours des deux premières années de son mandat, malgré sa rhétorique « isolationniste » et ses promesses répétées de mettre fin aux guerres américaines en cours. C’était le « sursaut » de Trump après celui d’Obama, dans le but de garantir les conditions d’un retrait définitif des troupes. Il a ensuite ramené le nombre de soldats américains à 8 500 en 2019, tout en intensifiant les négociations de Doha avec les talibans.

Après avoir conclu un accord avec ces derniers en février 2020, Trump a encore réduit le nombre de troupes américaines en s’engageant à achever leur retrait d’ici le 1er mai 2021. Dans le cadre de cet accord, il a contraint le gouvernement fantoche de Kaboul à libérer 5 000 prisonniers, comme l’exigeaient les talibans – un coup de pouce majeur pour eux. En novembre, l’administration Trump sortante a décidé de réduire encore le nombre de troupes américaines en Afghanistan pour le ramener au strict minimum de 2 500 hommes seulement, à la veille de céder la Maison Blanche à Biden en janvier 2021.

Entre-temps, l’IS-K était devenu un centre d’intérêt majeur pour les États-Unis en Afghanistan. Lorsque Trump, trois mois après son investiture, a largué « la mère de toutes les bombes » (la plus puissante bombe non nucléaire des États-Unis) en Afghanistan, ce n’était pas contre les talibans mais contre IS-K. L’Afghanistan s’était transformé en une guerre hobbesienne, une guerre de tous contre tous impliquant trois camps : le gouvernement de Kaboul soutenu par les forces américaines, les Talibans et l’IS-K. Dans cette situation sans issue, les États-Unis ont même exécuté des frappes pour soutenir la lutte des talibans contre l’IS-K. En témoigne la récente allusion du président des chefs d’état-major interarmées nommé par Trump, Mark Milley, à une future coordination entre les États-Unis et les talibans pour des frappes en Afghanistan contre l’IS-K ou des groupes similaires.

D’autre part, le retrait progressif des troupes américaines d’Afghanistan a prouvé que les forces afghanes encouragées par les États-Unis ne faisaient pas le poids face aux talibans. Comme en 1996, lorsqu’ils ont pris le pouvoir, il n’était pas difficile pour les Talibans d’opposer leur puritanisme à la corruption de leurs rivaux. Entre 1992 et 1996, l’Afghanistan avait été gouverné par des seigneurs de la guerre pour la plupart corrompus et occupés à se battre entre eux. Le gouvernement de Kaboul que l’administration Bush a chargé Hamid Karzai de former était lui aussi très corrompu, et de surcroît sous la coupe d’un étranger. Un gouvernement avec si peu de crédit ne peut pas motiver les troupes à risquer suffisamment leur vie pour le maintenir au pouvoir.

Biden et les leçons stratégiques de l’après-Vietnam

La situation créée à Kaboul par l’effondrement du gouvernement afghan a été comparée à Saïgon en 1975, avec ses images tristement célèbres de l’évacuation de l’ambassade américaine par hélicoptère. Mais le régime fantoche sud-vietnamien avait en fait plus de racines propres que le gouvernement de Kaboul, car il était la continuation d’un régime dont l’existence précédait l’intervention américaine de 1965. Le régime sud-vietnamien a résisté pendant deux ans après le retrait américain du Vietnam en 1973 à une formidable armée populaire que les États-Unis n’avaient pas été en mesure de soumettre avec plus d’un demi-million de soldats – un ennemi qui bénéficiait, à ce moment-là, d’un soutien officiel étranger et populaire plus important que celui des Talibans.

La situation la plus proche de la débâcle des forces gouvernementales de Kaboul a été la débâcle des forces gouvernementales irakiennes construites, entraînées et armées par les États-Unis face à l’offensive de Daesh à l’été 2014. Le gouvernement de Nouri al-Maliki dans l’Irak post-Saddam Hussein était aussi corrompu que celui de Kaboul en plus de son caractère chiite sectaire : non seulement les soldats arabes sunnites n’étaient pas prêts à risquer leur vie en combattant l’ISIS anti-chiite, mais les soldats chiites, eux aussi, n’étaient pas prêts à risquer la leur sous un leadership corrompu et pour défendre les zones à majorité sunnite ciblées par Daesh. Rien ne ressemble plus à la récente parade des talibans avec le matériel américain saisi aux forces du gouvernement de Kaboul que la parade de Daesh avec un matériel similaire saisi aux troupes irakiennes en déroute en 2014.

C’est dans ce contexte que Joe Biden a décidé de respecter l’accord conclu par son prédécesseur, se contentant de repousser son échéance de quatre mois, jusqu’à la fin du mois d’août. Il n’a pu cacher son mépris pour les alliés afghans de Washington, rejetant sur eux toute la faute, ainsi que son mépris implicite pour les Afghans en général et sa réticence à l’idée de permettre à un plus grand nombre d’entre eux de trouver refuge aux États-Unis. Depuis le début, les femmes afghanes, autrefois utilisées hypocritement comme un prétexte commode pour justifier la perpétuation de l’intervention américaine en Afghanistan, ont en fait été victimes des talibans autant que du gouvernement américain.

Mais Biden a dit la vérité lorsqu’il a déclaré, dans son allocution du 31 août : « Nous étions confrontés à l’un des deux choix suivants : suivre l’accord de l’administration précédente et le prolonger pour donner […] plus de temps aux gens pour partir ; ou envoyer des milliers de troupes supplémentaires et intensifier la guerre. » Son utilisation du terme « escalade », lié au Vietnam, n’était pas un hasard. Tout le discours de Biden était basé sur les leçons stratégiques de l’après-Vietnam. Les folies de l’administration de George W. Bush en Irak et en Afghanistan ont cruellement montré à l’empire américain combien il était ­coûteux de les ignorer.

« Frapper sans que les Américains ne soient présents sur le terrain 

Cela nous amène à un dernier point crucial : la révision stratégique post-Vietnam n’était pas destinée à inaugurer une nouvelle ère pacifiste dans la politique mondiale des États-Unis. Elle visait seulement à ajuster les expéditions impérialistes américaines à ce qui est militairement le plus efficace et politiquement le moins coûteux.

Barack Obama s’est conformé aux règles de l’après-Vietnam en recourant très largement (bien plus que George W. Bush) à la guerre à distance sous forme de drones. Trump a emprunté la même voie et, en plus, il a rendu l’utilisation des drones encore plus impunie. Fait remarquable, Trump et Biden ont tous deux inauguré leur présidence par des frappes de missiles à longue portée en Syrie, afin de montrer leur volonté de s’engager dans des utilisations de la force à distance.

C’est, ainsi, ce que Biden a promis dans son allocution déjà citée : «  Nous allons poursuivre la lutte contre le terrorisme en Afghanistan et dans d’autres pays. Nous n’avons simplement pas besoin de mener une guerre terrestre pour le faire. Nous disposons de ce que l’on appelle des capacités "over-the-horizon", ce qui signifie que nous pouvons frapper les terroristes et les cibles sans que les Américains ne soient présents sur le terrain – ou très peu, si nécessaire. »

Plus que jamais, c’est en cela que consisteront les actions impériales américaines à l’avenir : des frappes à différentes échelles, depuis les assassinats individuels par drone jusqu’aux frappes aériennes ou de missiles ciblées, ainsi qu’une volonté permanente d’exercer une « supériorité écrasante » en détruisant un pays comme l’Irak a été détruit en 1991 – sans s’impliquer dans la construction de l’État.

Avec le retour du « syndrome du Vietnam », il existe une forte méfiance à l’égard des expéditions étrangères à grande échelle parmi le public américain, y compris les militaires américains. Mais le mouvement anti-guerre accorde beaucoup moins d’attention lorsqu’il s’agit des massacres endémiques perpétrés par les États-Unis au moyen de drones et de frappes ponctuelles. Le mouvement anti-guerre doit considérer ces actions pour ce qu’elles sont clairement : des actes de guerre – et se mobiliser contre leur poursuite ainsi que contre des expéditions ­impérialistes plus massives.

1. Extrait de « The US Lost in Afghanistan. But US Imperialism Isn’t Going Anywhere », Jacobin, 4 septembre 2021. Traduction J.S.

Gilbert Achcar

Originaire du Liban et enseigne les sciences politiques à l’Université de Paris-VIII.

Son livre le plus connu Le choc des barbaries est paru en édition de poche (10/18) en 2004. Un livre de ses dialogues avec Noam Chomsky sur le Moyen-Orient, Perilous Power, édité par Stephen R. Shalom, paraîtra bientôt en traduction française aux éditions Fayard.

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