Cette résolution du principal parti d’opposition (en nombre de députés) aborde un sujet généralement peu présent dans les débats politiques au Québec. La Défense y est vue avant tout comme une responsabilité « canadian », par conséquent du ressort d’Ottawa. On observe même un certain malaise de la part du public québécois à traiter de cette question, tant les Québécois et Québécoises se perçoivent comme un peuple pacifique. C’est un peu pareil chez nos voisins « canadians ». Depuis belle lurette, Ottawa s’est, pourrait-on dire, spécialisé dans les missions de maintien de la paix, et d’assistance occasionnelle aux forces américaines dans quelques conflits comme en Irak et en Afghanistan. Ottawa bénéficie à travers le monde d’une réputation assez imméritée de « boy-scout » de la politique internationale.
Au vingtième siècle, les seules fois où la question militaire a soulevé de vives passions au Canada (et en particulier au Québec) furent les deux confits mondiaux et les crises de la conscription qu’ils ont provoquées, en raison des tensions qui ont entraîné une querelle virulente entre « Canadians » (dont la majorité appuyait avec ferveur la mobilisation pour le service obligatoire outre-mer) et les Québécois et Québécoises, qui s’y opposaient avec colère. Il s’agit là de deux épisodes marquants de l’histoire du Canada au cours de la première moitié de ce siècle. Les Québécois se sont fait à ces occasions une réputation de pacifistes congénitaux, incapables de même envisager le recours aux armes pour défendre la démocratie, et à la limite, leur propre pays. Une réputation injuste. Il y est de bon ton (comme dans une certaine mesure au Canada anglais) d’y dénigrer les entreprises militaires américaines, regardées comme impérialistes, comme autrefois la participation aux guerres impériales britanniques.
Il importe ici de remettre les choses en perspectives.
Tout d’abord, le Canada étant le voisin nordique immédiat des États-Unis et son satellite, il tombe inévitablement sous sa « protection ». En effet, le territoire canadien sépare les États-Unis de la Russie. La classe politique américaine n’a donc pas le choix : elle ne peut que déployer son « ombrelle nucléaire » au-dessus du territoire canadien pour assurer la sécurité du continent. Une opération qui lui paraît d’autant plus aller de soi que les deux pays possèdent bien des caractéristiques en commun : une même adhésion au libéralisme économique et politique, une orientation capitaliste et des institutions politiques démocratiques.
Cette situation épargne au gouvernement canadien la nécessité de se doter de l’arme nucléaire et de forces armées importantes. Elle tient moins à un pacifisme bien enraciné dans la population qu’à la situation géostratégique du pays. Le Canada n’étant pas le pivot du système impérialiste mondial (rôle rempli par les États-Unis depuis la Deuxième guerre), il peut jouer à bon compte le rôle du « bon gars » de la scène internationale.
La positions stratégique canadienne a beaucoup évolué depuis un siècle et demi : de protectorat britannique durant la majeure partie du dix-neuvième siècle, le Canada a glissé peu à peu dans l’orbite américaine au vingtième, à mesure que la présence commerciale et économique américaine s’accentuait au pays et que Londres accordait toujours plus d’autonomie aux coloniaux, un processus formellement consacré par le Statut de Westminster en 1931. Il existait une bonne raison à ce retournement d’attitude de la métropole britannique : un nouveau rival, puis ennemi se dressait devant la Grande-Bretagne depuis l’unification allemande en 1871, réalisée sur le dos de la France. L’antagonisme anglo-allemand rendait ainsi nécessaire de bonnes relations entre Londres et Washington. Un renversement des alliances s’est alors produit lentement, puis accéléré en 1917-1918 quand Washington est entré en guerre aux côtés de la Grande-Bretagne contre l’Allemagne et surtout de 1941 à 1945, lorsque les États-Unis accédèrent au statut de puissance hégémonique et que la Grande-Bretagne glissa elle aussi dans son orbite, perdant pour de bon son statut de puissance dominante.
À partir de 1867 l’essentiel de la responsabilité de la défense du territoire canadien releva des coloniaux eux-mêmes, vu le relatif retrait de la puissance impériale anglaise des affaires internes du pays. Cette évolution tombait pile, puisque, en dépit de certaines tensions, la paix fut maintenue entre la Grande-Bretagne et les États-Unis ; la République américaine devenait de plus en plus une concurrente, et de moins en moins une ennemie, comme autrefois.
Or, toutes les puissances hégémoniques dans l’histoire, depuis l’empire assyrien durant la haute antiquité jusqu’à l’empire britannique aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, en passant par l’empire macédonien d’Alexandre le Grand et l’empire romain ont disposé de forces terrestres ou navales (ou encore les deux) importantes pour assurer le maintien du système international qu’elles exploitaient et dont elles profitaient : protéger les routes commerciales, les États vassaux ou clients et tenir en respect les États rivaux. Rien de nouveau donc sous le soleil avec l’émergence de l’empire américain. Tout ceci sans compter les puissances de moindre ampleur mais qui disposent d’un rayonnement commercial et politique qu’elles tiennent à maintenir et pour lequel la force militaire est requise.
Dans ce contexte, le Canada ne peut constituer qu’un État vassal des États-Unis, vu le rapport de force entre les deux pays. Il est étroitement inséré dans le système impérialiste mondial, mais son statut de satellite de la principale puissance mondiale lui permet d’éviter de faire le sale boulot découlant inévitablement du maintien de ce système, et qui relève des États-Unis pour l’essentiel.
Il en résulte un faible degré de militarisme dans la société canadienne, lequel permet aux Canadians et surtout aux Québécois d’afficher une attitude exemplaire de pacifisme. Mais celle-ci relève plus des circonstances qu’à une culture politique respectueuse à l’égard des autres nations.
Sur le plan historique, l’attitude pacifique actuelle ne doit pas faire illusion : elle n’a pas toujours prévalu, bien au contraire. La violence armée fait partie constitutive de notre histoire bien plus qu’on veut l’admettre.
Les aïeux des si pacifiques Québécois, à l’époque de la Nouvelle-France, furent de redoutables guerriers ; pour s’en convaincre, on peut considérer les nombreux conflits avec l’Angleterre et les Treize colonies (les futurs États-Unis) qui secouaient alors notre société. Il convient aussi de se souvenir de l’invasion américaine de 1775-1776, de la guerre anglo-américaine de 1812-1815 et bien sûr des insurrections de 1837-1838 qu’on évoque encore si fréquemment. Si le Québec n’a plus subi de conflit militaire sur son territoire depuis 1838, il faut quand même se rappeler que la dernière prise d’armes au Canada a eu lieu en Saskatchewan en 1885 lorsque les Métis francophones dirigés par Louis Riel et les Indiens Cris se sont révolté contre la confiscation de leurs terres par le gouvernement conservateur de John Macdonald. Comme résultat, Riel fut pendu, ainsi que sept chefs indiens. Des régiments de milice québécois ont hélas participé à la répression de cette lutte entièrement légitime.
Par la suite, on a surtout retenu de la participation canadienne aux deux guerres mondiales le refus de la plupart des Québécois d’y participer de trop près, du moins sur le plan strictement militaire.
Néanmoins, ces conflits ont ranimé au Québec une tradition militaire devenue anémique au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et du commencement du vingtième. En 1914, fut mis sur pied le 22ième Bataillon (canadien-français), devenu ensuite le Royal 22ième Régiment. Le second conflit mondial a vu la création d’autres unités militaires francophones (comme les Fusiliers Mont-Royal et le Régiment La Chaudière) Ces unités se sont illustrées lors de plusieurs batailles en Europe. Le 22ième a aussi fait campagne en Corée de 1950 à 1953. Cela prouve que les Québécois et Québécoises peuvent s’engager militairement encore aujourd’hui lorsque le besoin leur paraît s’en faire sentir et qu’on n’essaie pas de les obliger à s’enrôler.
Après tout, rappelons-nous que les pacifiques et sociaux-démocrates scandinaves ont eu pour lointains ancêtres les terribles Vikings qui ont semé la terreur en Europe occidentale durant le haut Moyen-Âge.
Pour conclure, si le Québec accédait un jour à son indépendance, il ne serait pas en mesure d’adopter une politique étrangère (et donc militaire) tout à fait neutraliste ni radicalement tiers-mondiste. Il serait souhaitable que ses forces armées soient maintenues à un niveau très modeste et qu’il évite de se compromettre dans des interventions militaires à l’étranger aux côtés des Américains, mais il hériterait de sa part des responsabilités dans la défense du continent. Il serait dans l’obligation d’assumer la protection de son coin de continent en collaboration avec le Canada et les États-Unis. Les rapports de force inter-étatiques nord-américains l’y contraindraient.
Il faudrait que Québec solidaire précise ce qu’il entend au juste par : « force d’autodéfense hybride, à composante civile et militaire, dont le rôle sera axé sur la sécurité collective et la dissuasion ». Qu’en pensent les deux « colonels » du parti, Gabriel Nadeau-Dubois et Manon Massé ?
Jean-François Delisle
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