Édition du 16 avril 2024

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Amérique latine

La conjoncture latino-américaine

Extrait de : La nouvelle gauche chilienne : plus qu’un mouvement étudiant

Peu de choses ont été dites, au final, sur la révolte étudiante au Chili puisqu’elle porte plus sur les dialectiques de la vie sociale et politique durant cette dernière décennie en Amérique Latine.

traduction : Shelly D’Cruz
(tiré du site du New Socialist)

Le moment choisi de ces révoltes est, d’une certaine manière, décalé par rapport aux dynamiques régionales. Les classes populaires latine-américaines ont commencé par bloquer les routes, occuper des terres, mener des grèves, s’emparer des usines, se rassembler dans les grandes villes et renverser les présidents au début de ce siècle, lorsque l’une des plus importantes récessions, depuis le début des années 80s , touchait l’Amérique du Sud entre 1998 et 2002. La légitimité du néolibéralisme a durement été affectée. Les chefs d’État ont été déchus en Argentine, en Équateur et en Bolivie ; et des gouvernements de diverses couleurs politiques auto-proclamés de gauche ont été élus dans la plupart des pays.

Les nouveaux régimes ont bénéficié d’un boom des matières premières entre 2002 et 2008 et ont gagné à atténuer modestement la pauvreté et à réduire cette dernière. Toutefois, leur échec à rompre profondément avec le néolibéralisme – bien noins encore avec le capitalisme- a mené leurs économies dans une impasse causée par les répercussions de la crise mondiale ressenties dès 2009.

Les contradictions de classe sont plus visibles, et les classes ouvrières, paysannes et les populations autochtones commencent à lutter contre les politiques des gouvernements qui font des discours éloquents sur le changement mais qui poursuivent une banale continuité dans leurs programmes politiques et économiques quotidiens.

Peut-être que ceux qui ont été le plus touchés par ces contradictions ont été les pays du courant « radical » de la Marée Rose : le Vénézuela, l’Équateur et la Bolivie. Dans ce premier pays, le déclin de la santé du grand caudillo, miné par un cancer non divulgué, a remis en question la longévité du processus révolutionnaire bolivarien. Tandis que dans les deux derniers pays, les mouvements autochtones, les classes urbaines des travailleurs et les groupements naissants de gauche exigent furieusement que leurs voix soient entendues par les présidents qui adhèrent d’un côté au « socialisme », et de l’autre prennent des mesures impopulaires avec un calme régulier. [1]

Le Chili a effectivement touché durant cette décennie tumultueuse de virages irréguliers à Gauche en Amérique du Sud entre 1998 et le début de la récession mondiale. Avec le projet social démocrate de Salvador Allende auquel le coup d’État militaire a violemment mis fin, durant le règne des nuits noires de Augusto Pinochet, entre 1973 et 1990.

Le Chili est un cas paradigmatique selon l’analyse de l’historien Greg Grandin : « l’État et l’élite ont orchestré une terreur préventive et punitive qui était capitale à l’inauguration du néolibéralisme en Amérique Latine. » [2] Pinochet a mené une attaque sanglante et militarisée contre la vie des classes ouvrières organisées, et a physiquement annihilé les formations politiques de gauche. Pour ceux qui ont pu échapper à la mort, la prison ou à l’exil, ils se sont retrouvés dans l’obscurité de la clandestinité.

Pendant ce temps, les Chicago Boys ( groupe d’économistes chiliens des années 1970) transformaient avec beaucoup d’efficacité l’économie chilienne en une expérimentation du marché libre à la Milton Friedman. Le pays est devenu l’un des plus inégalitaires au monde, recevant ainsi vagues après vagues une effusion d’applaudissements de la part du Fond Monétaire International, de la Banque Mondiale et des savants de la finance du monde entier.

La lutte des classes pour la démocratie ont abouti à la défaite de Pinochet, mais la gauche ne s’était pas tout à fait remise tant sur les plans organisationnel qu’idéologique ; alors qu’au même moment, la Coalition Démocrate-schrétienne-socialiste connue sous le nom de la Concertación formait le premier gouvernement de l’après-Pinochet en 1990. Les pratiques autoritaires, héritées et codifiées sous l’ancienne dictature, ont continué sous ce régime élu, et les gouvernements de la Concertación ont perfectionné l’économie néolibérale de Pinochet durant les deux décennies pendant lesquelles ils étaient au pouvoir.

Pour toutes réformes, la Concertación a insisté que cela « implique des changements dans les limites de quatre conjonctures : respectivement, les limites de la stabilité de la transition démocratique, de la sanctification de la propriété privée, de la prudence fiscale et ultimement, une croissance durable de l’accumulation du capital. » [3]

Comme l’a minutieusement souligné le sociologue Marcus Taylor : « En pratique, cela s’est traduit par le maintien de solutions néolibérales et technocratiques aux problèmes socioéconomiques dans le but de soutenir une accumulation du capital rapide dans les secteurs d’exportation et éviter l’antagonisme des puissantes forces de classes. » [4] Les années de la Concertación ont été caractérisées par une relative tranquillité politique à la base de la société, tandis qu’une classe ouvrière désorientée et désarticulée avançait à tâton la nuit tombée pour trouver de nouveaux moyens de résistance.

Mais si le Chili, au début des années 2000, ne s’alignait pas sur les autres pays d’Amérique Latine aux prises avec un cycle de renouveau de manifestations, le pays s’est adapté de près aux rythmes internationaux de résistance depuis que la dernière crise du capitalisme s’est emparée des évènements mondiaux en 2008. Tout en demeurant attentif aux grandes variations géographiques et politiques du monde, la rébellion des étudiants chiliens se doit d’être saisie dans un contexte des soubresauts des combats sur la scène internationale ; de la Tunisie, à l’Égypte, de la Grèce,à l’Italie et au le Royaume-Uni, bien d’autres terreaux établis ou émergents de ferments et d’agitations. En effet, la révolte chilienne revêt une certaine importance dans cette gamme décidément éclectiques d’opportunités engendrées par une collaboration entre les étudiants et les travailleurs.

Après vingt années de forte croissance économique et de progrès sociaux et d’une stabilité politique enviable », se lamente le journal The Economist, « le Chili adopte soudainement un comportement qui s’apparente davantage à certains de ses voisins. » [5]


[1For one suggestive intervention on the regional scenario, see William I. Robinson, “Latin America’s Left at the Crossroads,” Al Jazeera, September 14, 2011.

[2Greg Grandin, The Last Colonial Massacre : Latin America in the Cold War ( Chicago : Chicago University Press, 2004), 14.

[3Marcus Taylor, “Evolutions of the Competition State in Latin America : Power, Contestation and Neo-Liberal Populism,” Policy Studies, 31(1), 39‐56, 2010

[4Ibid.

[5« The Dam Breaks : Pent-Up Frustration at the Flaws of a Successful Democracy,” Economist, August 27, 2011.

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