Édition du 23 avril 2024

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"La richesse, la valeur et l’inestimable", de Jean-Marie Harribey

Jean-Marie Harribey |1| a fourni un travail colossal pour mettre à la disposition des lectrices et des lecteurs cet important ouvrage qui a pour sous-titre « Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste » |2|. L’auteur nous invite à découvrir ou revisiter les œuvres d’Adam Smith, de David Ricardo, de Karl Marx, de John Maynard Keynes et de bien d’autres en les confrontant au capitalisme actuel. Ce n’est pas une des moindres qualités de ce livre que de prendre la peine de résumer les travaux des classiques avant de les soumettre à la critique.

Jean-Marie Harribey ne se contente pas de parcourir les sentiers sur lesquels ont cheminé les théoriciens de l’économie politique (Smith, Ricardo et Marx), il utilise les catégories et les concepts élaborés par ceux-ci pour rendre intelligible le monde actuel. Mais en plus d’expliciter et de commenter méticuleusement le travail de ses prédécesseurs, l’auteur reprend l’analyse de questions théoriques majeures dont il donne un éclairage personnel novateur et pertinent. Par exemple, il propose « un concept de valeur non marchande, quoique monétaire, produite par les travailleurs de la sphère non marchande et non pas prélevée sur la valeur produite par les travailleurs employés dans le secteur capitaliste, en rupture avec tous les dogmes dominants, au sein du paradigme néoclassique bien sûr, mais aussi au sein d’un certain marxisme orthodoxe, bien peu fidèle à Marx, ainsi qu’au sein d’une certaine nouvelle doxa écologiste. » |3|

Bien conscient de la nécessité de ne pas se limiter à un retour aux sources, Jean-Marie Harribey précise : « Le retour à la critique de l’économie politique que nous proposons ne sera donc pas une répétition de celle-ci, mais essaiera d’élargir sa perspective pour intégrer en son cœur la dimension qui lui manque, celle de la crise écologique, qui est révélée avec acuité par la crise systémique de l’économie capitaliste. » |4|

Jean-Marie Harribey résume l’objet de son livre : « proposer une synthèse sur le débat théorique concernant la richesse et la valeur au sein d’une société dominée par le capitalisme. Un capitalisme qui tend à réduire toute richesse à la seule valeur capable d’être transformée en capital, selon un processus qui ne comporte pas de fin (au sens premier de ce terme) en lui-même, sinon sa propre fin (au sens de finalité). Mais le but de ce livre est aussi de montrer les enjeux politiques qui se dessinent derrière la théorie. Le projet est donc celui d’une critique de l’économie politique et écologique, pour paraphraser et compléter une formule célèbre de Marx, qui va – qui doit aller – jusqu’à une critique de l’économie politique et écologique critique, de manière à aider à penser une transition vers l’après-capitalisme. » |5|

L’auteur se livre à une critique de fond de la théorie néo-classique qui domine encore aujourd’hui la pensée. Il démontre que les travaux, certes utiles à certains points de vue, de la Commission Stiglitz sur les indicateurs de richesse, s’appuient « sur tous les fondamentaux hautement critiquables de la théorie économique dominante néoclassique » |6|.

Jean-Marie Harribey passe aussi en revue les productions théoriques d’une série d’auteurs hétérodoxes contemporains comme André Orléan |7|, Frédéric Lordon |8| ou Bernard Friot |9|. Il s’oppose aux généralisations abusives sur le capitalisme cognitif avancées par André Gorz et d’autres |10|. Il propose également une critique des théoriciens de la décroissance |11| : Serge Latouche, Gilbert Rist et Paul Ariès.

Jean-Marie Harribey propose une distinction très stimulante entre la richesse et la valeur (sous ses différentes formes) et affirme : « Au delà de l’économique, il n’y a pas rien, il y a beaucoup, mais dans un espace incommensurable au premier, parce qu’il concerne l’ordre des valeurs, et non pas de la valeur, ou bien l’ordre des richesses, qui déborde celui de la richesse économique ou valeur, à fortiori celui de la valeur marchande : il est celui de l’inestimable. » |12|

En fin de livre, à l’issue de son impressionnante démonstration, Jean-Marie Harribey avance parmi plusieurs objectifs, celui de la mise en place d’« une économie qui s’insère donc dans un cadre social démocratique, à l’intérieur duquel la propriété commune prime sur la propriété privée, surtout en ce qui concerne les biens essentiels auxquels tout le monde a droit. Le bornage strict de l’espace marchand et profitable ouvrira-t-il un nouveau chemin vers le socialisme ? Ce n’est pas à un livre de le dire, ce sera à la vie, faite de luttes dans ce sens. » |13|

On peut parfaitement être en désaccord avec Jean-Marie Harribey sur un certain nombre d’idées qu’il développe ou nuancer les critiques qu’il adresse à une série d’auteurs mais ce qui est sûr, c’est que son livre constitue un outil très précieux pour celles et ceux qui veulent comprendre le monde pour le changer.

Voir en ligne : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=67

Notes

|1| Jean-Marie Harribey, économiste, ancien maître de conférence à l’université Bordeaux IV, a coprésidé ATTAC France de 2006 à 2009. Il copréside actuellement les Économistes atterrés.

|2| Jean-Marie HARRIBEY, La richesse, la valeur et l’inestimable, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013, 544 pages, 28€
http://www.editionslesliensquiliberent.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=67

|3| Jean-Marie HARRIBEY, La richesse, la valeur et l’inestimable… p. 17.

|4| Idem, p. 17.

|5| Idem, p. 13.

|6| Idem, p. 308.

|7| Idem, p. 252 à 265.

|8| Idem, p. 267 à 275.

|9| Idem, p. 375 à 383.

|10| Voir le chapitre 6 « L’économie de la connaissance et la valeur »

|11| Voir le début du chapitre 9.

|12| Idem, p. 17.

|13| Idem, p. 449.

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