Édition du 16 avril 2024

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Environnement

Le marché du carbone : Un pas de plus vers la financiarisation de la nature

C’est maintenant chose faite. Comme d’autres États avant lui, le Québec aura son marché du carbone et pourra échanger, avec la Californie et l’Ontario, des permis d’émission de gaz à effet de serre (GES). Si l’on en croit les tenants de la croissance verte (gouvernements, environnementalistes, milieu des affaires), cela devrait nous permettre d’accentuer la lutte aux changements climatiques sans changer fondamentalement nos habitudes, grâce à la main invisible du marché.

Or, il faut être bien naïf pour croire que le mode de pensée qui a engendré le problème - des crises écologique, sociale et économique sans précédent - puisse un jour entraîner la solution. Seule une foi aveugle en l’autorégulation des systèmes économiques et financiers peut nous amener à croire en ce système dont l’échec à l’échelle européenne a été maintes fois démontré, et dont l’utilisation entre le Nord et le Sud constitue une forme de néocolonialisme patent.

Le néolibéralisme appliqué au climat

On peut schématiser le fonctionnement du marché du carbone de la façon suivante : l’industrie X et l’industrie Y se voient attribuer sans frais, par le gouvernement, des permis d’émission de GES pour l’année. Ceux-ci correspondent à une estimation du nombre de tonnes d’équivalent carbone (MT CO2e) devant être produit en un an, par type d’industrie, nombre qui est censé être diminué graduellement d’une année à l’autre. Supposons que l’industrie X a réussi à réduire ses émissions sous le niveau permis (en modifiant ses procédés ou en raison d’une baisse de production), elle pourra vendre l’excédent à l’entreprise Y, qui elle souhaite dépasser le niveau permis. C’est l’offre et la demande qui fixe le prix.

Les différents marchés du carbone - il y en a 17 en tout - découlent des mécanismes de flexibilité prévus par le protocole de Kyoto. Ces mesures étaient essentiellement destinées à réduire l’impact des engagements pris par les pays industrialisés en faveur du climat. Outre le mécanisme d’échange de permis, décrit précédemment, citons aussi le mécanisme de développement propre (MDP), qui permet l’achat de crédits de compensation issus de projets visant la réduction des GES dans les pays du Sud.

Le parti pris de nos gouvernement pour la bourse du carbone n’a pas de quoi surprendre. L’idée de laisser un système calqué sur le modèle financier réguler les émissions de carbone est alléchante, car cela revient, pour les pouvoirs publics, à s’en délester tout en donnant à l’électorat l’impression d’agir pour contrer les changement climatiques.

Permis de polluer

L’appui du monde des affaires peut paraître plus surprenant. Deux raisons principales viennent cependant étayer cette prise de position. D’une part, ce système est préféré à toute mesure contraignante comme une réglementation plus stricte des émissions de GES, de même qu’à une taxe sur le carbone à la source, qui obligerait les industries à internaliser les coûts liés à leurs émissions. Cette dernière option, implantée récemment en Colombie-Britannique, fait en sorte que le bilan carbone d’une industrie se reflète dans le prix des produits, rendant moins compétitives les entreprises les plus polluantes.

D’autre part, le marché du carbone est excessivement payant, notamment pour les plus gros pollueurs. Tel qu’illustré dans l’exemple précédent, les permis d’émission sont attribués gratuitement par l’État en fonction du type d’industrie. Le niveau d’émissions permis est supposé être réduit d’année en année, mais un lobbying intense a lieu pour qu’il demeure le plus élevé possible. Si l’on se fie à l’exemple européen, on constate que les gros joueurs ont pu vendre leurs permis d’émissions sur le marché européen pour ensuite compenser leurs émissions en achetant, pour un prix dérisoire, des crédits de compensation issus de projets réalisés par des multinationales dans les pays du Sud.

Ils ont ainsi réalisé, d’année en année, un bénéfice important grâce à ce système et ce, sans réduire leurs émissions réelles d’un iota. Dans ces circonstances, il n’est pas exagéré de dire que ce système revient à subventionner les grands pollueurs. Il suffira de rappeler que la pétrolière BP, voyou corporatif s’il en est un, comptait parmi les principaux promoteurs de ce système en Europe, avant d’être responsable de l’explosion de la plate-forme Deep Water Horizon et de la marée noire qui s’ensuivit dans le golfe du Mexique.

Un néocolonialisme financier

Non seulement inefficace pour réduire la production de GES, le marché du carbone est aussi nuisible de plusieurs manières. Il entraîne une ruée sans précédent sur les terres et les ressources du Sud par la finance internationale, qui voit dans les crédits de compensation une occasion d’affaire à saisir. Cette financiarisation se fait au détriment des populations locales, qui non seulement n’en bénéficient pas, mais se voient privées de leurs moyens de subsistance et parfois chassé manu militari des territoires qu’elles occupaient depuis des générations. Le documentaire La ruée vers le carbone, réalisé par Amy Miller, est d’ailleurs éloquent à ce sujet. Il est actuellement disponible pour visionnement sur le site de Télé-Québec. (1)

Le marché du carbone est mal réglementé et facile à frauder, puisque les instances chargées d’en assurer le fonctionnement se basent sur les données fournies par l’industrie pour estimer le nombre de tonnes d’équivalent carbone (MT CO2e) produites ou économisées par un projet donné. Avec un ministère de l’Environnement édenté, dont le financement se réduit comme une peau de chagrin de budget en budget depuis sa création, il est fort peu probable que le suivi des différentes industries participantes soit plus efficace au Québec.

L’éthique contre la technique

Enfin, il importe de recadrer le débat entourant le marché du carbone. Car ce qui se cache derrière ce système complexe aux visées prétendument vertes, c’est ni plus ni moins que la marchandisation de l’atmosphère. Il s’agit d’un problème d’ordre moral qui nous concerne toutes et tous. C’est pourquoi il faut à tout prix éviter que les termes de ce débat soient monopolisés par les experts tous azimuts. Il faut refuser ce système qui, en se généralisant et s’étendant à la biodiversité, à l’eau et aux services écosystémiques, accentue de manière exponentielle la privatisation de la nature. Spéculer sur la nature pour la sauver est une fausse bonne idée.

En plus des désastres sociaux bien réels, ce modèle inefficace fait office d’écran de fumée. En nous faisant croire que les mécanismes du marché peuvent régler la crise écologique, il retarde la prise de conscience collective à l’effet que notre système économique actuel est incompatible avec un monde viable et qu’il faut le modifier en profondeur. Il en va de la survie de l’humanité

1- http://zonevideo.telequebec.tv/a-z/118/la-ruee-vers-le-carbone

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