Édition du 16 avril 2024

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Amérique latine

Les bases essaient de sauver le processus de changement en Bolivie

Le “gasolinazo” a marqué un point d’inflexion dans la relation entre les mouvements sociaux et le Gouvernement d’Evo Morales. Les exigences des bases dépassent les directions des organisations et relancent le processus de changement.

Ilustración : Emma Gascó
Il y a maintes théories à propos du calcul qui a poussé le Gouvernement du Mouvement au Socialisme (MAS) à décider la plus importante hausse du prix des carburants de l’histoire de la Bolivie, mais toutes s‘accordent sur ce que cette hausse aurait occasionnée : la chute immédiate du Gouvernement.

Le 30 et 31 décembre 2010, sans que les principales organisations sociales de El Alto n’aient appelé à la mobilisation, des milliers de voisins de cette ville proche de La Paz sont sortis dans la rue pour faire annuler un décret qui attentait directement à leur bourse. Ils sont sortis dans la rue, ont attaqué la mairie, brûlé le péage de la route menant à La Paz et lapidé le siège de la Fédération de Voisins (FEJUVE) de El Alto ainsi que celui de la Centrale Ouvrière Régionale.
Les habitants de El Alto accusaient ces organisations de « trahir les luttes d’octobre » pour ne pas avoir critiqué le “gasolinazo” avec une nécessaire fermeté. Les temps avaient bien changé : en octobre 2003 la police attaquait le siège de la FEJUVE ; en décembre 2010 la police le protégeait des manifestants. En l’espace de ces sept années, les principales organisations sociales étaient devenues des alliées du Gouvernement.

Dans le Chapare, l’autre bastion traditionnel du Gouvernement, quelques secteurs paysans ont bloqué la route. Evo Morales s’est rendu dans la région pour constater le soutien des fédérations des producteurs de coca. Tel que le raconte à ce journal Andrés Soliz Rada, ex-ministre des Hydrocarbures du Gouvernement du MAS, la discussion s’est déroulée de la manière suivante : « Evo avait dit : Vous êtes ou vous n’êtes pas avec le Gouvernement et le président ? — Président, nous sommes 100% avec vous, mais nous ne pouvons pas vous garantir que nous ne seront pas débordés par la base et s’il y a un blocage général des routes dans le Chapare à cause du “gasolinazo” nous ne pourrons pas l’arrêter, lui ont-ils répondu ».
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Division interne

Les deux principales organisations indigènes, CONAMAQ et CIDOB, ainsi que d’autres organisations qui reconnaissent le MAS en tant que leur bras politique – comme les paysans de la CSUTCB – ont approfondi leur désaccord avec le Gouvernement. À son tour, la division interne s’accentuait entre les secteurs officialistes et anti-officialistes de ces organisations.

« Les dirigeants actuels sont soumis à Evo Morales », disait Rufo Calle, un ex-dirigeant de la CSUTCB. L’annonce de l’arrivée des mineurs d’Oruro et de Potosi avec de la dynamite à la main, celle des marches des travailleurs manufacturiers, instituteurs urbains et assemblées de voisins, ont fini par rendre invraisemblable la théorie du Gouvernement selon laquelle la droite seule était en train de mobiliser la population.

Les dirigeants de la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB), le principal syndicat du pays, ont été entraînés par leurs bases depuis leurs positions officialistes jusqu’à désavouer timidement le Gouvernement. Le leader du syndicat, Pierre Montes, s’est d’abord fait attaquer dans la rue pour ne pas avoir critiqué le “gasolinazo”, pour finalement devoir appeler à une grève générale pour le mois de mars contre l’augmentation du coût de la vie.

Le 8 avril, devant le refus de négocier de la part du Gouvernement, les syndicats adhérents à la COB, arrivés de divers coins du pays, paralysaient La Paz avec un nouvel appel à la grève illimitée, au milieu d’attaques des bâtiments officiels, de charges policières et des jets de gaz et de balles en caoutchouc. « Je ne pouvais plus contenir la base », a reconnu le leader de la COB après avoir lancé l’appel à la grève. Selon Soliz Rada, « Montes est un très bon ami d’Evo, mais : à quoi sert un ami hors de la COB ? Ce serait comme un curé qui a renoncé à la religion ». L’effet du “gasolinazo” a également affecté la FEJUVE-El Alto, laquelle a appelé à des marches contre l’augmentation du coût de la vie pour se démarquer du Gouvernement.

Pour beaucoup le “gasolinazo” a eu la vertu de faire le jour sur certains des principaux problèmes du processus. « Dans les organisations il existe un contrôle exercé par de hauts dirigeants nationaux ainsi que par ceux placés un peu plus bas, ils manipulent tout », explique Julieta Paredes, membre de l’Assemblée Féministe et l’une des fondatrices des Femmes qui créent [Mujeres Creando]. « Ils passent du Ministère au sous-ministère, puis ils deviennent des dirigeants nationaux, puis des dirigeants départementaux ou bien, des ministres... On a laissé de côté la consultation de la base puis magouilles et prébendes se sont imposées ».

Les bases contre l’élite dirigeante

Pour Pablo Mamani, sociologue aymara, directeur de la revue Willca et résidant à El Alto, la situation qui s’est créée est plus complexe. Imaginons qu’il existe un dedans et un dehors du pouvoir. Dedans se trouvent l’État, le Gouvernement, les institutions, « qui ont toujours eu un discours anti-paysans, anti-indigènes »... Les mouvements sociaux, les communautés se trouvent dehors...

« La nouveauté consiste en ce que le mouvement cocalero [des producteurs de coca], la CSUTCB, Bartolina Sisa et d’autres organisations s’y sont introduits (en 2006), ils ont brisé la carapace coloniale de l’État pour pénétrer dans la logique étatique et pour ensuite, à partir de ce moment-là, prendre position et tenter de réformer l’État depuis l’intérieur, et d’une certaine manière ils y sont parvenus quoique très partiellement », explique Mamani. « Le “gasolinazo” a fait que ceux qui étaient dedans », dit-il, « ont dû en sortir, reculer, comprendre, se rapprocher des gens pour ne pas finir par être virés. La force de dehors a été si puissante que le Gouvernement d’Evo Morales a eu peur et a annulé le décret ».

Des mobilisations historiques

Les protestations du “gasolinazo” ont gagné une place à côté des mobilisations historiques qui ont réussi à transformer le panorama politique bolivien ces dix dernières années : le départ de Bechtel, la multinationale de l’eau, de Cochabamba en 2000, le renonciation de Sánchez de Lozada en 2003, la démission de Carlos Mesa en 2005 ou les mobilisations populaires qui ont fait reculer la droite putschiste en 2008.

Les mobilisations du mois de décembre dernier et des quatre premiers mois de cette année semblent rappeler que le “processus de changement” — appellation qui est devenue presque une marque et un slogan du parti au pouvoir — n’a pas nécessairement Evo Morales et son Gouvernement pour seule et unique expression.

« Evo Morales devrait s’approprier ses propres paroles et croire en elles lorsqu’il affirme qu’il n’est pas le processus, que le processus est constitué par le peuple », a déclaré à DIAGONAL Alejandro Almaraz, un ex-vice-ministre de la Terre du MAS. « Non seulement cela devrait être ainsi, en fait c’est ainsi que ça se passe actuellement. Dans la mesure où les actes du Gouvernement s’éloigneront des objectifs du processus, comme c’est déjà le cas, cela sera sans doute mis en évidence en cas de conflit. Le Gouvernement s’est déjà confronté aux indigènes des basses terres, aux habitants de Caranavi, à tous les secteurs populaires de Potosi, aux instituteurs, et cela ira en s’accentuant car avec plus ou moins de conscience et de lucidité discursive, les gens décideront de sauver le processus de l’égarement gouvernemental, puis on émettra l’hypothèse de poursuivre le processus non seulement sans Evo Morales, mais même contre Evo Morales ».

20 JOURS DE GRÈVE À POTOSI

Fin juillet 2010 un conflit éclatait à Potosi, la région la plus pauvre de la Bolivie et l’un des bastions du MAS jusqu’à il n’y pas si longtemps. Les causes : une dispute avec le département voisin d’Oruro concernant une zone riche en pierre calcaire –matière première servant à la fabrication de ciment – et d’autres sujets relatifs au développement économique de la région.

Les presque 20 jours de cessation d’activités, de grèves de la faim et de coupures de routes dirigées par les comunarios [habitants des ayllús ou communautés indigènes] de la localité de Coroma et du Comité Civique de Potosi, avec un large soutien social, n’ont pas été suffisants aux yeux du Gouvernement pour que celui-ci leur enlève l’étiquette "de droite". Devant la grève civique de Potosi, « suscitée par l’abandon et la pauvreté dans lesquels se trouve ce département », selon le directeur du Centre d’Études et de Soutien au Développement Local (CEADL), Juan Carlos Balderas, « à nouveau, le Gouvernement a fait montre d’une extrême superbe en refusant de dialoguer avec les grévistes et a laissé cette action de Potosi se transformer en une revendication nationale ».

LES BASES DE LA COB ET LA PREMIÈRE GRÈVE

En mai 2010, les revendications contre l’augmentation du coût de la vie et pour une hausse des salaires en accord avec la hausse des prix, ont aboutit à l’appel d’une première grève générale contre le Gouvernement du MAS. Mais avant cela il avait fallu convaincre l’officialiste Centrale Ouvrière Bolivienne. Face à l’annonce d’une augmentation salariale de 5%, les hauts dirigeants de la COB, dirigée par Pierre Montes, ont gardé le silence.

Mais, le 27 avril, 14 dirigeants d’usine ont débuté une grève de la faim pour exiger une augmentation de 12% au Gouvernement. Dans les jours suivants des dizaines de syndicalistes ont adopté cette même mesure de pression. Deux jours plus tard, une mobilisation d’ouvriers des usines de La Paz exigeait la démission de la ministre du Travail et accusait Montes de "traître". Ce jour-là, lors une réunion élargie de la COB, cette centrale majoritaire, pressionnée par les bases, a accepté de faire appel à un mouvement de grève nationale pour le 4 mai. Suite à l’attitude négative du Gouvernement, la COB a appelé à la grève illimitée à partir du 10 mai. Pour la première fois en cinq ans, Morales n’a pas participé aux célébrations du 1er mai.

UN GOUVERNEMENT INDIGÈNE ?

Le 23 juin 2010, une marche dirigée par la CIDOB, la confédération indigène des basses terres, est partie de Trinité (dans le département de Beni). Au milieu des médisances gouvernementales, les organisations revendiquaient leur droit d’être consultées sur l’exploitation de ressources naturelles dans leurs territoires, un principe reconnu dans la Constitution mais qui pourtant n’a pas été mis en application, comme le dénonce la CIDOB. La marche de la CIDOB a coïncidé avec la déclaration de l’état d’alerte par une autre importante organisation indigène, la CONAMAQ, au sujet de l’attribution de sièges indigènes d’après la Loi Transitoire Électorale.

La CONAMAQ et la CIDOB demandaient entre 12 et 17 sièges pour les représentants des peuples indigènes, mais le Parlement a rejeté la proposition. Après une rude négociation avec la droite, en passant par une grève de la faim d’Evo Morales, seulement 7 sièges indigènes ont été accordés.


Source : www.diagonalperiodico.net/La-base-trata-de-salvar-el-proceso.html

Traduction de Marina Almeida et de B.Bec pour Truks en Vrak

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