Édition du 16 avril 2024

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Canada

Les mécanismes à l’origine de la crise du logement au Canada

Vivre en 2023, c’est vivre en temps de crise. Nous avons l’impression de voir s’effondrer tout autour de nous les institutions sur lesquelles nous comptions et observons une situation qui devient intenable en matière tout à la fois de conditions de travail, de santé et d’éducation.

Tiré de Springmag
Par Geoff Hayworth
traduction Johan Wallengren

Or, pour reprendre l’expression, les crises sont une caractéristique du capitalisme, et non un défaut du système. Notre société repose sur l’exploitation d’une classe par une autre et plus les gens sont broyés par la machine, plus elle prospère. On ne s’étonnera donc pas que dans un système aussi volatil, les crises soient inévitables.

Les capitalistes sont de ceux qui l’ont bien compris, surtout qu’ils comptent en fait dessus. Alors qu’une crise peut signifier la mort et la ruine d’innombrables travailleurs, les capitalistes tirent de gros profits de telles poussées de chaos économique. Cela n’a rien d’accidentel. La vérité est que ce chaos est toujours présent, juste sous la surface. La vérité est que ces crises se font attendre ; elles sont comme des semis plantés dans un champ qu’on entretient afin que le capitaliste puisse se contenter d’attendre d’en récolter les fruits.

Je vais aujourd’hui prendre l’exemple du marché du logement en Ontario, qui est représentatif de processus similaires à l’œuvre dans le monde entier. Car il y a toujours une chausse-trappe.

Une clause lourde de conséquences

La Loi de 2006 sur la location à usage d’habitation de l’Ontario a sur le coup semblé un bon coup pour les locataires. Entre autres avantages, celle-ci réglementait les augmentations de loyer pour les plafonner à 2,5 % par an, offrait aux locataires une certaine protection juridique contre les expulsions et renforçait les obligations des propriétaires à l’égard de l’entretien de leurs propriétés. Mais elle comprenait aussi cet amendement :
Loyer réputé légal
36 (1) Le loyer demandé au moins un an plus tôt est réputé légal à moins qu’une requête ne soit présentée dans l’année qui suit la date à laquelle il a été demandé pour la première fois et que sa légalité ne soit remise en cause. 2006, chap. 17, par. 136 (1).
Comme pour beaucoup d’autres lois propres à la société capitaliste, il faut inverser quelque peu la perspective pour en comprendre la véritable signification. Du point de vue locataire, cette clause dit ce qui suit :
Loyer réputé légal
36 (1) Si un locataire se voit imposer un loyer illégal et qu’il ne présente pas une requête pour en contester la légalité dans l’année qui suit la date à laquelle ce montant a été demandé pour la première fois, il deviendra dès lors son loyer légal. 2006, ch. 17, par. 136 (1).
En d’autres termes, par le biais du mensonge, de l’escroquerie et du vol pur et simple, les propriétaires peuvent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher un locataire de se rendre compte que son loyer a été augmenté illégalement. Et si le locataire ne s’en aperçoit pas et ne prend pas de mesures pour mettre le holà dans les 12 mois, son loyer ainsi augmenté devient conforme à la loi.

Les propriétaires n’ont pas tardé à sévir, exploitant le manque d’éducation du public concernant la loi et profitant de la lente érosion des services sociaux pour imposer leur racket. Cela dit, l’arme principale du propriétaire est la peur. Étant donné qu’en Ontario, le « loyer décidé par le marché » est en fait ce que le propriétaire peut se permettre d’extorquer, les propriétaires sont en mesure de mettre les locataires sous pression. Si ces derniers avaient à se chercher un autre logement, ils risqueraient de voir leur loyer doublé, alors dans ces conditions, une augmentation plus mesurée, fût-elle illégale, est un moindre mal.

Lorsqu’on leur reproche de ponctionner à l’excès leurs locataires, les capitalistes clament qu’il s’agit d’erreurs de bonne foi et prétendent qu’ils n’avaient pas la moindre idée qu’on puisse ainsi tirer profit de certaines dispositions légales. Dans la société capitaliste, l’honnêteté n’est pas une vertu ; par contre, la cupidité l’est. L’amendement en question légalise de facto l’exploitation criminelle des locataires ; tout argumentaire disant autre chose ne sera jamais que de la poudre aux yeux.

On ne peut toutefois considérer que c’est à cause de cette seule loi que le marché locatif en Ontario a déraillé, ni lui imputer les conséquences de ce dévoiement. Ce n’est qu’un mécanisme parmi bien d’autres incrustés à tous les niveaux de gouvernance et conçus expressément pour accroître la richesse de la classe capitaliste et menant à l’installation de passerelles vers plus d’exploitation et de nouvelles crises dans le futur.

La chose immobilière moderne et ses ramifications

Au cours des dernières décennies, le marché immobilier canadien est devenu le jouet des spéculateurs. Alors que l’inflation mettait l’accès à la propriété hors de portée d’un nombre croissant de travailleurs, les investisseurs ont saisi des occasions telles que la débâcle des prêts hypothécaires à risque de 2008 pour élargir leurs portefeuilles en achetant des maisons privées et en les transformant en logements locatifs. Un nouveau modèle économique a émergé, destiné à faire en sorte que les locataires ne puissent jamais économiser suffisamment pour racheter un logement, les obligeant par conséquent à rester sous la coupe de propriétaires jusqu’à la fin de leur vie.

Les propriétaires n’hésitent pas non plus à se départir d’une partie de leur capital pour exercer une influence sur les gouvernements. 2018 a été une année charnière pour ce qui est du dérapage de l’Ontario. Lorsque le gouvernement progressiste-conservateur est arrivé au pouvoir avec le premier ministre Doug Ford à sa tête, celui-ci a fait avancer l’agenda politique que les conservateurs et leurs homologues du parti libéral cherchaient à mettre en œuvre depuis la révolution dite du bon sens en 1995.

Ford, dont les principaux donateurs se trouvent être des propriétaires et des promoteurs, a rapidement décrété que les logements construits après 2018 ne seraient pas assujettis à la réglementation des loyers. Toute incitation à entretenir leurs propriétés a alors disparu du jour au lendemain, tant et si bien qu’il est devenu plus rentable pour les propriétaires de laisser leurs biens immobiliers péricliter, ayant ainsi une excuse pour expulser leurs locataires et réaménager les logements récupérés en échappant au contrôle des loyers, pour les louer ensuite beaucoup plus cher. Quant à savoir où les locataires qui ne peuvent suivre le mouvement pourront bien s’installer, ils s’en lavent les mains.

Toujours en 2018, la députée Caroline Mulroney a été nommée procureure générale de l’Ontario et a juste eu le temps de retrancher 133 millions de dollars à Aide juridique Ontario. Celle-ci, mariée à un cadre du géant mondial de l’immobilier Blackstone Inc., a en effet coupé 30 % du maigre budget de cet organisme sans but lucratif, réduisant ainsi considérablement les services juridiques offerts aux gens de la classe ouvrière. L’année suivante, 31 millions de dollars supplémentaires ont été amputés par le successeur de celle-ci, le député Doug Downey.

Le processus était déjà bien engagé, mais la pandémie de Covid-19 a accéléré le phénomène de phagocytation dans l’immobilier, les petits propriétaires étant engloutis comme de la friture par de véritables requins. C’est ainsi que les sociétés de développement immobilier et les fiducies de placement immobilier (FPI, ou REIT, en anglais) qui occupent le haut du pavé aujourd’hui se sont développées et répandues. Ces barons internationaux du logement opèrent purement et simplement comme une entreprise : ils avancent des capitaux et s’attendent à un retour sur investissement. « Avoir du cœur » ne fait pas partie de leurs calculs.

Loin d’être une source de « revenu passif » pour les propriétaires, la classe ouvrière qui cherche à se loger se fait faire violence. Il n’y a que deux façons d’augmenter les profits tirés des logements : hausser le loyer par gonflement de la valeur du logement ou laisser l’endroit se détériorer suffisamment longtemps pour que le loyer pratiqué devienne excessif. Les propriétaires jouent sur les deux tableaux.

Conformément à la deuxième de ces méthodes, les propriétaires s’obstinent à refuser d’entretenir leurs immeubles et il en découle des infestations de vermine, des murs pleins de fuites et de moisissures et des systèmes d’incendie défectueux qui pourraient facilement conduire à une autre tragédie comme celle de la tour Grenfell à Londres. Dénoncer ces problèmes est vain, car les propriétaires modernes n’ont aucun mal à régler les semblants d’amende qui leur sont expédiés par des agents municipaux chargés de l’application des règlements, sans compter que la Commission de la location immobilière favorise ouvertement les nantis.

J’ai vu des immeubles présentant de tels problèmes de santé et de sécurité qu’on pourrait les assimiler à des violations du code des droits de l’homme des Nations unies. Mais dans un système capitaliste, le droit à la propriété privée l’emporte sur toute autre considération. En tout état de cause, les propriétaires sont autorisés à continuer de faire des profits au détriment de la qualité de vie de leurs locataires, et parfois même de leur vie tout court.

Comme l’indique le rapport de la Société canadienne d’hypothèques et de logement de 2022, la réponse du gouvernement à la crise du logement est typiquement rétrograde. Au lieu de fournir davantage de logements aux pauvres et aux travailleurs qui en ont si désespérément besoin ou de faire appliquer les règles régissant les logements existants, la grande idée consiste à construire des logements pour la classe moyenne supérieure. Loin d’agir à la racine, les responsables se contentent d’espérer que, par percolation, suffisamment de logements parviendront à la classe ouvrière pour qu’elle cesse de se plaindre, sans que les propriétaires aient à sacrifier leurs profits. Ils édulcorent ensuite l’affaire en promettant davantage d’emplois, bien qu’ils recommandent d’employer le moins de travailleurs possible pour le moins d’argent possible, au nom de l’« efficacité ».

Un des projets mis de l’avant a consisté à autoriser de construire dans la Ceinture de verdure de l’Ontario, autrefois protégée, une décision presque universellement considérée comme une catastrophe écologique en devenir, avec des répercussions qui pourraient se faire sentir pendant des générations. Il ne s’agit pas seulement d’une perte de biodiversité, de terres agricoles et de forêts, le fait d’ériger des bâtiments dans la Ceinture verte pourrait en outre empoisonner le sol et les rivières à un point tel que l’eau potable disparaîtra presque certainement et que les cultures sur ces terres deviendront moins nutritives et finiront par cesser complètement de pousser.

Une crise n’attend pas l’autre. Le capitalisme n’a pas mieux à offrir, en termes de solutions.
Le fait de chercher à imposer ce projet de développement immobilier en faisant fi des conclusions des experts et de l’avis du public et en violant quantité d’arrêtés municipaux et de règlements prouve une fois de plus que le dispositif législatif ne s’applique vraiment qu’à la classe ouvrière.

Loyers et salaires

Les capitalistes aiment bien lever les bras au ciel et blâmer les forces primitives de l’offre et de la demande comme source des turpitudes du marché. Belle hypocrisie ! Sans même tirer parti des règles du jeu qui les favorisent, les propriétaires de grands parcs immobiliers sont en mesure de manipuler le marché de manière à servir leurs propres fins.

La demande de logements étant naturellement restreinte par les limites économiques de la classe ouvrière, la seule façon pour les propriétaires d’augmenter leurs profits est d’exercer un contrôle étroit sur l’offre. Pour les individus propriétaires de logements, c’est plus vite dit que fait, mais en ce qui concerne les grandes sociétés, plus elles ont de logements à leur actif, plus elles peuvent influencer le flux et le reflux des loyers. En soustrayant des logements du marché ou en les convertissant en unités de location à court terme, ou encore en les laissant tout simplement vides, ces magnats peuvent intentionnellement réduire leur propre offre de logements en vue d’augmenter artificiellement la demande pour les unités restantes et de hausser les loyers en conséquence. Il ne s’agit pas d’une pirouette juridique, c’est tout simplement la façon dont le capitalisme fonctionne.

La recherche aveugle de profits par les propriétaires aux dépens de leurs locataires peut être perçue comme créatrice de conflits avec les patrons sur le marché du travail. Après tout, si les propriétaires poussent les loyers à la hausse, les travailleurs se voient contraints d’exiger des salaires plus élevés, d’où des conflits qui tendent à désorganiser les entreprises.
C’est là une fausse perception et on le réalise dès qu’on voit les patrons et les propriétaires travailler ensemble, en tant que membres de la classe capitaliste. Les capitalistes détestent se séparer de leur capital sous forme de salaires, alors ils récupèrent leur argent sous forme de loyers, laissant la classe ouvrière avec à peine plus que des miettes pour vivre.

Ce qui pose la question suivante : si les capitalistes manipulent la demande de logements et fournissent l’offre et les moyens d’y accéder, jusqu’à quel point ce veau d’or peut-il grossir ? Il finira par y avoir une correction. Le marché du logement et les projets immobiliers font partie intégrante du PIB du Canada, ce qui signifie qu’un effondrement du marché du logement pourrait avoir des répercussions considérables sur l’avenir économique du pays.

Comme toujours, la classe ouvrière occupe une position pivot. Avec des locataires organisés et militants, nous pouvons résister aux propriétaires criminels. Avec des travailleurs organisés et militants, nous pouvons exiger des salaires plus élevés pour tous. Et avec une classe ouvrière organisée et militante, nous pouvons apporter un changement révolutionnaire. En temps de crise, c’est ce dont on a le plus besoin.

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