Édition du 26 mars 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Les mystères de la ligne juste

Dernièrement, le Salon du livre anarchiste, un évènement annuel à Montréal, a décidé d’exclure des publications et maisons d’éditions socialistes sous prétexte qu’elles ne reflétaient pas la pensée anarchiste. C’est un tournant, car dans le passé, ce Salon était ouvert à l’ensemble des publications de gauche, y compris les Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) auxquels j’ai l’honneur de participer.

Il y a de cela plusieurs années, la pensée socialiste au Québec avait été atrophiée par une conception pervertie que j’ai appelé le je-sais-tout-isme. Au nom d’un certain « marxisme-léninisme », on excluait ce qui ne correspondait pas à une certaine version de la « ligne juste ». Il y avait les « bons » et les « méchants ». Tout cela a bien appauvri et les mouvements et les débats. Une chance que cela n’a pas duré trop longtemps et que les nouvelles générations militantes se sont très majoritairement débarrassés de ce syndrome morbide.

En réalité, cette « ligne juste » n’a jamais existé. Tous les mouvements, de toutes les époques, ont expérimenté, tâtonné, « hybridisé » diverses théories et réflexions. Dans la genèse de la chose par exemple au moment de l’Association internationale des travailleurs (dont on célèbre cette année le 150ième anniversaire), des socialistes de diverses tendances, des libertaires, des anarchistes, des syndicalistes, se sont mis ensemble pour lutter ensemble. Il y a eu par la suite des chicanes, des scissions, des confrontations, souvent mêlées à des personnalités aux égos surdimensionnés, dont Marx et Bakounine, notamment. Par la suite, d’autres convergences ont eu lieu dans les grandes mobilisations populaires où se sont alliés diverses « sensibilités politiques », comme dans la révolution des Soviets, les mouvements antifascistes en Espagne et ailleurs dans le monde, dans les mouvements de libération nationale d’autre part.

Entre les anarchismes (il y en a plusieurs) et les marxismes (au pluriel également), il y a eu des convergences, des débats aussi, et parfois même des tragédies (confrontations). Dans l’État et la révolution par exemple, Lénine explique bien que la perspective de la transformation, qui est commune à plusieurs courants de gauche, implique un rejet de l’État historiquement construit. De cette réflexion émerge l’idée que l’émancipation doit venir d’une « déconstruction » de cet État au profit d’une nouvelle organisation de la société basée sur l’autogestion. Les socialistes de Lénine et les anarchistes de Kropotkine étaient d’accord et d’ailleurs, ils ont combattu ensemble aux premiers temps de la révolution. Pour autant, à l’époque et jusqu’à un certain point aujourd’hui, ce fonds commun n’a pas dissipé des débats sur la question fondamentale des moyens : comment arriver à cette société libre et autogérée ?

Plus récemment, la plupart des socialistes et des marxistes ont bien compris l’importance de mettre de l’avant de nouvelles approches valorisant justement l’auto-organisation et l’autogestion des communautés, comme on le voit par exemple au Mexique ou en Bolivie. Plus près de nous, l’essor de collectifs autour des pratiques de l’économie sociale et solidaire, de l’autonomie et de l’expérimentation sociale, contribue à nous faire avancer. Cette activité d’auto-organisation sème les fondements de la société à venir, mais également permet l’épanouissement des mobilisations les plus profondes, celles qui viennent « d’en bas ».

Une fois dit cela, je reste un marxiste non-repenti (je m’en excuse pas non plus) qui pense qu’une bataille décisive, de longue durée et complexe doit être engagée. Il faut confronter les structures actuelles (pas celles dont on rêve dans 100 ans) et entreprendre une action mesurée et bien pensée sur le plan politique. Appelons cela du réformisme si on veut. Je préfère voire cela comme une perspective patiente, inspirée de quelques « ancêtres » dont Gramsci notamment, et qui est surtout expérimentée, en pratique, par des projets comme celui de Québec Solidaire.

Est-ce qu’une action politique dans l’espace d’une démocratie appauvrie qui sévit au Québec et dans le monde capitaliste est suffisante pour « changer le monde » ? Bien sûr que non. Est-ce un moyen important, convergent avec des mobilisations populaires d’envergure, qui peut donner des résultats ? Probablement que oui. Faut-il avoir un registre large d’actions, d’expérimentations, de construction de la force populaire, impliquant mobilisations par en bas et interventions au niveau politique ? Certainement que oui.

Revenons pour terminer à la censure préconisée par le Salon du livre anarchiste. Cet « incident » n’est pas acceptable, d’autant plus qu’il est symptomatique d’une pensée anarchiste appauvrie qui s’engage, peut-être sans le savoir, sur le chemin du « marxisme-léninisme » d’antan. Francis Dupuis-Deri, par exemple, qui écrit beaucoup et en général très bien, a tendance à diviser le monde en deux : les « vrais progressistes et démocrates » qui sont les anarchistes bien sûr, et les « faux », où on retrouve pêle-mêle tout le reste. Cela l’entraîne à des raisonnements douteux. Ainsi dans son dernier opuscule (L’anarchie expliquée à mon père), son raisonnement binaire l’entraîne à errer, par exemple sur l’Espagne, où il « omet » de dire que c’est un parti socialiste et marxiste indépendant (le POUM) qui a résisté aux exactions commises par les communistes « orthodoxes » appuyés par l’URSS. Les anarchistes aussi ont résisté, et en réalité, il y a eu une alliance entre eux et le POUM. Est-ce que les anarchistes étaient les seuls « vrais » démocrates ? Bien sûr que non. Est-ce qu’ils ont occupé une grande place dans la résistance ? Bien sûr que oui. Soyons sérieux. Essayons d’apprendre des leçons de l’histoire au lieu de raconter des histoires de Disneyland. (Il y a d’autres problèmes et erreurs dans cette pensée anarchiste sectaire, ce qui m’a amené à réfléchir sur cela dans un article qui paraîtra dans le numéro des NCS en août prochain).

Une fois dit cela, il faut observer et affirmer que tous les penseurs de l’anarchisme ne sont pas tombés dans le même piège. Plusieurs ont beaucoup contribué aux débats en critiquant justement la tendance de certains courants socialistes et marxistes à vouloir monopoliser le débat, pire encore, comme on l’a vu dans la révolution des soviets, à exclure et à réprimer. Victor Serge, un libertaire associé à cette révolution, raconte très bien cette histoire dans ses merveilleux écrits et romans (republiés chez Lux ces dernières années). Aujourd’hui, des expérimentations libertaires dans plusieurs coins de la planète permettent de renforcer les mouvements populaires. Je pense notamment aux travaux de Miguel Benasayag.

On pourra dire que tous ces débats n’intéressent qu’une petite poignée de gens. Pourquoi s’en faire alors ? En réalité, la construction du mouvement progressiste et populaire au Québec de 2014 doit éviter le sectarisme, le je-sais-tout-isme, cette conviction que la « ligne juste » implique l’isolement, la scission, voire la confrontation. Dans le succès du magnifique mouvement étudiant et des Carrés rouges de 2012, il y a eu au contraire la convergence, l’acceptation des différences dans le cadre de l’élaboration d’une stratégie commune, la culture du consensus, qui ne sont pas, contrairement à ce qu’en disent certains, le monopole de l’anarchisme, mais qui font partie du « patrimoine » commun de la pensée critique et des mouvements combattant la justice sociale depuis 150 ans.

Merci à l’avance aux organisateurs du Salon du livre anarchiste de réviser leur malheureuse décision …

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