Tiré d’Afrique XXI.
Goma (est de la RD Congo), le 13 février. Dans le quartier populaire de Tumya, la foule se presse autour du corps d’un jeune homme. Ses dreadlocks sont imbibées de sang. Au milieu du carrefour le plus proche, un autre garçon gît les bras croisés, abattu à bout portant par une patrouille de ceux que l’on appelle, sans doute ironiquement, les « libérateurs ». Ces militaires sans insigne, très bien armés, au visage fermé, multiplient les rondes. Peut-être y a-t-il eu méprise ? Le jeune homme aux bras croisés portait des pièces d’uniforme militaire mais n’était pas un soldat : il tournait un clip avec le chanteur Idengo Delcat, la première victime aux dreadlocks.
Idengo Delcat était connu, sinon recherché : quelques jours plus tôt, profitant d’un incendie, il avait réussi à s’échapper de la prison de Munzenze, où il était détenu pour avoir traité de « zoba » (idiot) le chef de l’État congolais, Félix Tshisekedi. Auparavant, il avait dû quitter Beni, dans le « grand Nord », après avoir dénoncé les milices islamistes Allied Democratic Forces (ADF). À Goma, il se préparait à chanter que les combattants de l’Alliance Fleuve Congo (AFC), le M23, qui tiennent aujourd’hui la ville, ont un objectif commun avec les ADF, à savoir démanteler le pays. Dans le Nord-Kivu, comme à Beni, celui qui se présentait comme un « chanteur révolutionnaire » incitait ses compatriotes à la résistance. Autour du corps sans vie, la famille se tord les mains, les amis nous interpellent, « Idengo était un exemple pour nous ». Ils promettent de poursuivre son combat.
Depuis Goma, la longue marche du M23 s’est poursuivie vers Bukavu (sud du lac Kivu), Uvira et plus loin encore. Les combattants formés par l’armée rwandaise poursuivent désormais leur descente vers le lac Tanganyika, contrôlant déjà la rive du lac Kivu et se dirigeant vers le Maniéma, et sans doute vers le Katanga. Dans la province du cuivre, ils ne rencontreront sans doute guère de résistance car la population reproche aux habitants du Kasaï (centre du pays), proches du chef de l’État, d’avoir accaparé les carrés miniers. De plus, les Katangais demeurent fidèles à l’ancien gouverneur Moïse Katumbi, voire à l’ancien président Joseph Kabila, des enfants du pays.
Appuyés par l’armée rwandaise, les combattants du M23 ne sont pas des novices : être passé à l’offensive au moment où le monde avait les yeux tournés vers l’accession au pouvoir de Donald Trump n’est sûrement pas le fruit du hasard.
Les enfants des collines du Masisi
Longue est l’histoire de ces Tutsis originaires des collines du Nord-Kivu : leurs ancêtres y ont été amenés par les colonisateurs belges dans les années 1930. Ils y ont retrouvé des populations qui s’exprimaient déjà en kinyarwanda et respectaient le « mwami », l’autorité rwandaise traditionnelle destituée par les Belges. Depuis les années 1960, la nationalité congolaise, puis zaïroise, de ces « rwandophones » parfois jalousés pour leur réussite économique et leur entregent, a été successivement accordée, contestée, ou retirée. Cette situation a donné l’occasion à des milices d’autres ethnies de s’emparer de leurs terres lors de la « guerre du Masisi » de 1993, qui a déplacé 300 000 personnes, dont 60 000 se sont réfugiées au Rwanda.
D’aucuns, souvent des jeunes sans emploi, ont rejoint en Ouganda le Front patriotique rwandais (FPR), composé de réfugiés rwandais. Ils ont participé à la guerre contre le régime de Juvénal Habyarimana dans les années 1990. Après le génocide des Tutsis du Rwanda, en 1994, le FPR de Paul Kagame a pris le pouvoir. L’arrivée massive des réfugiés hutus rwandais dans l’est de la RD Congo, puis les guerres du Congo (1996-1997, 1998-2002, suivies des révoltes de Laurent Nkunda et Bosco Ntaganda au cours des années 2000) ont obligé les Tutsis du Nord-Kivu à fuir à leur tour, au Rwanda. À Kigali, on cite le chiffre de 100 000 réfugiés qui souhaiteraient regagner leurs terres.
Le 23 mars 2009 sont conclus des accords pour qu’ils puissent, enfin, retourner au pays. La promesse n’a pas été tenue car Joseph Kabila ne voyait pas comment les réinstaller sur des terres qui, entre-temps, avaient été occupées par d’autres, dont des réfugiés hutus arrivés en 1994. D’où le nom du Mouvement du « 23 » mars, M23.
De la main tendue de Tshisekedi à la rupture
En 2018, au terme d’une élection controversée, Félix Tshisekedi succède à Joseph Kabila. Il est désigné vainqueur par le président de la Commission électorale indépendante, un certain Corneille Nangaa, qui reconnaît ensuite qu’il n’a pas porté au pouvoir le véritable gagnant. Corneille Nangaa est aujourd’hui le leader politique de l’AFC et assure vouloir conquérir Kinshasa.
Dans un premier temps, le fils de l’« éternel opposant » Étienne Tshisekedi (1932-2017) décide de tendre la main au voisin Kagame. À Kigali, il se recueille longuement devant le mémorial du génocide et, surtout, il conclut plusieurs accords : la compagnie Rwandair est autorisée à desservir la RD Congo, l’exploitation conjointe de l’or du Sud-Kivu est prévue, et une raffinerie est construite à Bukavu. Il est aussi convenu – une nouvelle fois – de désarmer les FDLR, ces rebelles hutus se proclamant « Forces démocratiques pour la libération du Rwanda ». Cette milice a été grossie par l’apport des descendants des réfugiés hutus de 1994 et enrichie par l’exploitation des mines de coltan du Sud-Kivu, grâce à la terreur exercée sur les civils congolais et le viol de leurs femmes.
La réalité n’a pas tardé à saper la bonne volonté du nouveau président congolais : le voisin Kagame se révèle gourmand, l’Ouganda se montre jaloux des accords conclus avec le voisin rwandais – un ami certes, mais aussi un rival. Surtout, le meilleur adversaire de Félix Tshisekedi se trouve être… lui-même.
Liaisons dangereuses avec l’ancien régime rwandais
L’ancien de Bruxelles (où il a vécu une grande partie de sa vie) est demeuré fidèle à ses amis de jeunesse. Il les a fait venir pour le seconder et on les appelle ironiquement les « 32-2 » (en référence au préfixe international téléphonique de la Belgique et à celui, local, de Bruxelles). Ils sont rémunérés grassement, sans lien avec leurs compétences réelles. De plus, d’autres liaisons « bruxelloises » se sont révélées plus dangereuses : Kia Mandungu, fils de Mandungu Bula Nyati, ancien gouverneur du temps de Mobutu, est nommé conseiller spécial du chef de l’État. Il ouvre à Félix Tshisekedi la porte des Émirats, où il a passé dix années de sa vie, et des contrats sont signés.
Kia Mandungu est aussi un ami de Jean-Pierre Habyarimana, le fils du président rwandais tué dans un attentat contre son avion le 7 avril 1994, évènement qui a servi de prétexte aux extrémistes hutus pour lancer l’extermination finale. Kia Mandungu se trouve ainsi en relation avec l’ancien « establishment » hutu – notamment composé de génocidaires – réfugié en Europe et en Afrique. On peut imaginer que Kagame, ancien maître espion, a eu vent des amitiés sulfureuses de son nouvel allié et qu’il a pu redouter une « résurrection » des adversaires hutus.
Parallèlement, Tshisekedi invite à Kinshasa une délégation du M23 qui va séjourner plus d’un an dans un hôtel de la capitale. Il s’agissait moins de négocier le retour au pays de leurs familles que de les transformer en une sorte de « brigade spéciale » chargée de la protection personnelle d’un chef de l’État qui redoutait toujours Joseph Kabila et ses réseaux au sein de l’armée. Après une vaine attente, les cadres du M23 ont fini par quitter Kinshasa pour rejoindre leurs camps en Ouganda et se tenir prêts pour de prochains développements.
Préparer le retour des réfugiés
Car la rupture entre Kigali et Kinshasa n’a pas tardé : non seulement Kagame a été informé de la présence de « génocidaires » à la « Cour » de Kinshasa mais, en plus, son nouvel allié lui fait des infidélités : il a confié à l’Ouganda la construction d’une route reliant le Sud-Kivu à la frontière ougandaise, contournant ainsi les voies d’acheminement des minerais passant par le Rwanda.
Sortis des camps en Ouganda et remobilisés par Kigali en 2021, les hommes du M23 se sont donc emparés de la ville de Bunagana, sur la frontière ougandaise, dans l’indifférence générale. Ils ont ensuite conquis des zones plus vastes dans le Nord-Kivu, et plus précisément dans les collines du Masisi. Ils ont préparé l’éventuel retour des réfugiés toujours hébergés par le Rwanda. Si les combattants du M23 sont dirigés par Sultani Makenga, un ancien lieutenant de Laurent Nkunda, des politiques ont aussi fait leur apparition, tels que Bertrand Bisimwa, porte-parole du mouvement.
Pendant trois ans, les immenses camps de réfugiés établis autour de Goma n’ont intéressé que les humanitaires. Des milliers de civils ont pourtant été placés en première ligne lors des offensives successives qui ont fait de nombreuses victimes.
La guerre, un argument électoral
Durant la campagne électorale de 2023, les Congolais ont découvert un président transformé. Soucieux de faire oublier son faible bilan économique et le favoritisme d’un régime qui faisait la part belle aux Kasaïens, Tshisekedi a mis en avant d’incontestables préoccupations sociales : la gratuité de l’enseignement primaire et de l’accès aux hôpitaux pour les femmes enceintes, des travaux de voirie dans une capitale paralysée par les embouteillages.
Ces débuts de réalisations sociales et quelques grands projets n’ont cependant pas occulté la profonde corruption du régime : les seules dépenses d’une classe politique surpayée engloutissent plus de 60 % du budget de l’État (le salaire d’un député étant passé de 20 000 à 30 000 dollars par mois, environ 28 635 euros). L’organisation des élections de 2023 a été calamiteuse, marquée par de nombreuses fraudes – comment oublier les machines à voter placées dans la demeure même des députés avant de rejoindre les bureaux de vote ?
Pourtant, la victoire de Tshisekedi a été acceptée sur le plan international mais aussi dans le pays : moins grâce à la vérité des chiffres que parce que le chef de l’État sortant, orateur habile, a su réveiller la fibre patriotique de ses compatriotes. Tout au long de la campagne, il a multiplié les discours belliqueux, menaçant Kagame « à la moindre escarmouche » de porter la guerre sur le territoire du petit Rwanda.
Un patriotisme instrumentalisé
Les effectifs de l’armée ont été gonflés, Kinshasa a eu recours à des instructeurs roumains, à des conseillers français, à des mercenaires de tout acabit, payés jusqu’à 10 000 dollars par mois alors que les simples soldats ne voyaient pas la couleur de leur solde : cette dernière était dérobée par les généraux et réexpédiée dans la capitale (ce que l’on appelle l’« opération Retour »).
En outre, des jeunes « wazalendo » (« enfants du pays ») ont été recrutés dans les villages du Kivu, parmi les chômeurs et les délinquants, mais aussi – nous en avons rencontré – parmi des étudiants désireux de défendre leur pays et qui ont démontré que la fibre patriotique des jeunes Congolais demeure une réalité. Durant des mois, ce patriotisme a été aussi nourri par une propagande antirwandaise encouragée en haut lieu : Tshisekedi a reçu le gratin des intellectuels révisionnistes (comme Charles Onana) tandis que Kagame fourbissait ses armes. Ce durcissement du régime s’est accompagné d’une méfiance envers les éventuels rivaux politiques, qu’il s’agisse de Moïse Katumbi, ou de Joseph Kabila, qui a préféré s’exiler pour des raisons de sécurité.
Cette unité apparente derrière le chef de l’État a cependant été brisée par un autre projet : désireux de se maintenir au pouvoir, le président et ses compatriotes du Kasaï ont avancé l’idée d’une réforme constitutionnelle ouvrant la porte à un troisième mandat non prévu par la Constitution. Mis à part les proches de Tshisekedi, sa famille, ses courtisans et les ressortissants du Kasaï eux-mêmes, longtemps tenus à l’écart par Mobutu, l’opinion s’est montrée largement défavorable à ce projet. Les Congolais, instruits par de longues années de dictature mobutiste, demeurent attachés à la légalité.
Le stratège et ses amis de Davos
Tshisekedi a peut-être aussi sous-estimé son voisin. S’il a dû quitter prématurément son écolage à l’académie de Fort Leavenworth, aux États-Unis, Paul Kagame est reconnu comme l’un des meilleurs stratèges du continent africain. Il a participé aux guerres d’Ouganda aux côtés de Yoweri Museveni dans les années 1980 et a été chargé de la sécurité des régions soumises. Il a remplacé au pied levé, à la tête du FPR, son ami Fred Rwigyema, mort au combat en 1990. Pendant plusieurs années, il a affronté l’armée d’Habyarimana avant d’être confronté à la contre-offensive de l’opération française Turquoise (22 juin-21 août 1994), maquillée en action humanitaire. Il finit par stopper le génocide des Tutsis en juillet 1994. Puis il réussit à pacifier et à reconstruire le Rwanda détruit, avec le concours de la diaspora massivement rentrée au pays et désireuse de combler le vide – 1 million de morts – laissé par le génocide.
Depuis le lendemain du crime de masse, cet homme de fer et de feu, qui remet en cause régulièrement les frontières et pratique de fait l’expansion vers l’ouest, considère l’est de la RD Congo comme un « glacis sécuritaire » où il se donne le droit de faire barrage aux « forces génocidaires » hutues sans cesse poursuivies et sans cesse reconstituées.
Il a mené la guerre au Congo à trois reprises et par rebelles interposés, désireux à la fois de créer une « zone de sécurité » et de tirer profit des immenses ressources des provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, exploitées sans états d’âme avec la protection de ses amis de Davos. Ces derniers sont d’ailleurs habilement courtisés et séduits par la perspective d’approvisionnement sûr en matières stratégiques, quel qu’en soit le coût humain.
Trahi par son orgueil
La protection des Tutsis congolais par milices interposées est son leitmotiv, la sécurité du Rwanda son obsession, la séduction des « grands » de ce monde sa méthode, grâce à ce mélange de services rendus (à la France d’Emmanuel Macron entre autres, au Mozambique, mais surtout aux États-Unis) et d’efficacité, principalement dans les missions des Nations unies.
Dans cette guerre-là, une fois passés les succès initiaux, Paul Kagame risque cependant d’être trahi par les erreurs de jugement qu’entraîne l’orgueil : il défie l’Union africaine et des puissances comme l’Afrique du Sud et l’Angola dont les dirigeants (João Lourenço à Luanda, Cyril Ramaphosa à Pretoria) ont participé aux luttes de libération. Il pourrait finir par déranger un pragmatique comme Donald Trump, peu touché par la mémoire du génocide et qui préférera peut-être accéder au tout (la RD Congo) plutôt qu’à la partie (le Rwanda).
Il ne faut pas oublier non plus la résistance des Congolais, même si elle mettra du temps à s’organiser. Au début des années 1960, après la disparition de Patrice Lumumba, les jacqueries qui ont éclaté dans l’Est et dans le centre du pays ont été les plus vastes révoltes paysannes africaines. Mais le long règne de Mobutu en a occulté le souvenir.
Ainsi, si Idengo Delcat a été abattu à Goma, ses chansons de résistance font déjà le tour du pays.
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