Édition du 16 avril 2024

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Afrique

Marikana, cruel miroir sud-africain

Un dirigeant syndical qui refuse de quitter un Casspir, un camion blindé de la police sud-africaine, pour aller parler à des mineurs grévistes installés en face sur une colline : la scène s’est passée mercredi 15 août, la veille de la tuerie de la mine de Marikana, qui a fait 34 morts. Elle en disait long sur l’affaiblissement de l’Union nationale des mineurs (NUM), qui fut le fer de lance de la lutte contre les lois sur le travail imposées autrefois par le régime de l’apartheid. Et sur les relations troubles, pour ne pas dire incestueuses, entre le syndicat, le pouvoir et le patronat.

Comme dans le reste du pays, le capital de la NUM – plus de 300 000 membres – est en train d’être sérieusement entamé dans la ceinture de platine sud-africaine, située à l’ouest de Pretoria. Dans les mines de la compagnie anglaise Lonmin, le syndicat ne séduit plus que 50 % des salariés, alors qu’un nouvel arrivant, à l’origine de la grève, l’Association des mineurs et de la construction (AMCU), a désormais dépassé la barre des 30 % d’adhésions.

La NUM, principal appui de la Congress of South African Trade Unions (Cosatu), puissante fédération syndicale du pays et alliée stratégique du Congrès national africain (ANC), le parti au pouvoir, est accusé d’avoir délaissé ses membres les plus vulnérables en acceptant de signer des accords d’augmentation de salaire minimale, alimentant ainsi les soupçons de proximité grandissante avec le patronat.

Le fossé entre ses représentants, de plus en plus souvent des cadres moyens, et ses représentés, qui passent plus de huit heures sous terre à près de 40 oC, s’est aussi considérablement élargi. Ceux-ci en veulent pour preuve l’augmentation de salaire de 40 % (140 000 euros par an) que s’est accordée, en 2011, Frans Baleni, le secrétaire général de la NUM.

Profitant d’un terreau fertile nourri par un sentiment d’abandon, l’AMCU a progressé. Son adversaire l’accuse de démarcher ses membres en les intimidant par la violence et en leur promettant des hausses de salaires irréalistes conduisant à des grèves illégales à l’issue potentiellement explosive. A Marikana, les grévistes réclamaient 1 250 euros par mois, soit presque trois fois leur salaire actuel.

En début d’année, une autre grève dans une mine de platine voisine avait duré six semaines. Les violences avaient fait trois morts, mais de fortes hausses de salaires avaient été concédées par l’employeur, Implats. Face à l’émergence de cette concurrence féroce et à l’inquiétante baisse de la rente des cotisations dans un paysage syndical saturé, les dirigeants de la NUM n’ont encore guère réagi, paralysés par un tissu d’intérêts contradictoires. Grâce à l’alliance avec l’ANC, certains de ses cadres, promus au sein de la Cosatu, ont accédé à des postes au sein de l’administration ou du gouvernement.

Multiplier les grèves au risque d’embarrasser le parti au pouvoir soucieux de maintenir un climat d’investissement favorable dans le pays n’est donc pas si simple. Dans le même temps, l’ANC s’inquiète, car il compte habituellement sur la capacité de mobilisation de son allié lors des échéances électorales nationales.

Pour renforcer ses soutiens syndicaux après l’apartheid, la formation de Nelson Mandela avait créé un système de négociation collective qui offrait une relation exclusive avec l’employeur au syndicat qui représentait plus de 50 % des salariés. Cette sécurité risque désormais de se retourner contre ses instigateurs.

Pour l’ANC, la mise en place depuis une dizaine d’années d’un programme de discrimination positive (BEE) au sein des entreprises affaiblit également sa capacité de négociation avec les compagnies minières qui ont ouvert leur capital à des actionnaires noirs.

Ironiquement, Cyril Ramaphosa, ex-secrétaire général de la NUM et meneur d’une grève massive et meurtrière (11 morts) dans les mines dans les années 1980 pour obtenir des augmentations de salaires, fait aujourd’hui partie du conseil d’administration de Lonmin. Cette figure de l’ANC n’est pas le seul à avoir des intérêts dans les deux parties. Son entreprise a annoncé qu’elle verserait 200 000 euros pour l’enterrement des mineurs tués à Marikana.

L’Afrique du Sud ayant bâti pendant un siècle sa puissance économique essentiellement sur ses richesses minières (or, diamant, cuivre, platine), ses gouvernements successifs ont toujours entretenu des rapports de proximité avec les compagnies extractrices. L’opacité du financement des campagnes électorales sud-africaines fait régulièrement craindre des conflits d’intérêts.

Rejetant toute forme de nationalisation des mines, le président Jacob Zuma, en quête d’une réélection lors du congrès de l’ANC en décembre, en vue d’un second mandat lors du scrutin national de 2014, reconnaît toutefois que les compagnies minières devront payer à terme davantage de taxes.

Est-ce que cela sera suffisant pour calmer l’impatience des mineurs de Marikana, héros tragiques de tous les laissés-pour-compte de la nouvelle Afrique du Sud démocratique et si inégalitaire ? Combien d’autres Marikana sont-ils à craindre dans les prochains mois ?

La récupération politique de la tuerie par l’ex-président de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, Julius Malema, exclu en début d’année pour indiscipline, démontre la volonté d’une frange du parti d’accélérer radicalement la redistribution des richesses qui a été laissée en jachère dans le compromis signé par Nelson Mandela avec les Blancs au sortir de l’apartheid.

Sébastien Hervieu est correspondance deà Johannesburg
* hervieu.sebastien@gmail.com

Tiré du site du quotidien Le Monde du 22.08.2012

Sébastien Hervieu

Correspondant en Afrique du sud pour Le Monde

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