Édition du 10 décembre 2024

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Marlène Rabaud : « Lucha, sur les traces de Lumumba »

Entretien avec la réalisatrice du film Congo Lucha Marlène Rabaud : « Lucha, sur les traces de Lumumba »

avec l’aimable permission de Jérôme Duval

6 décembre par Jérôme Duval , Marlène Rabaud

Marlène Rabaud présente Congo Lucha, en avant-première à Bruxelles, au cinéma Le Vendôme le 29 novembre 2018. Entretien avec la réalisatrice, pour parler de son film, également programmé à 21h le samedi 8 décembre à la télévision belge RTBF, et du mouvement social Lucha de République démocratique du Congo.

Vous connaissez bien le terrain puisque vous y avez réalisé de nombreux films, vous avez même vécu en République démocratique du Congo (RDC). Est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots sur votre travail, votre relation avec le pays ?

Marlène Rabaud : Oui, j’ai habité au Congo pendant 6 ans. J’ai travaillé pour des agences de presse comme Reuters, des chaînes de télévision comme France 24 et j’ai couvert la guerre dans l’Est du Congo, autour de cette ville de Goma, qui est traumatisée par la guerre depuis maintenant 20 ans, depuis le génocide au Rwanda qui a fait tache d’huile sur toute la région. Pendant plusieurs années j’ai couvert les rébellions avec le journaliste Arnaud Zajtman, on formait une équipe sur le terrain. C’était le début de Joseph Kabila qui venait d’être élu en 2006. On était quasiment les seuls journalistes à être présent en permanence dans la région.

Après des années à voir des massacres, des déplacements de population, des gens, et surtout des enfants, qui n’arrivent pas à survivre dans ce contexte, j’ai perdu un peu espoir et je suis vraiment parti avec l’idée qu’il fallait aussi que je sauve ma peau. C’est grâce à Lucha que je suis revenue au Congo quelques années plus tard. Je ne pourrais jamais les remercier suffisamment parce que le Congo reste un pays de cœur. J’y ai déjà réalisé plusieurs documentaires, où chaque fois le début d’un tournage est toujours la promesse d’une aventure incroyable. On ne sait pas où on va, mais on est sûr d’arriver quelque part. Dans mes films précédents, il y avait toujours des issues heureuses. Pour Lucha, ça a commencé sur un élan vraiment très positif, mais cette fois-ci, ça s’est moins bien terminé.

Vous dites avoir changé de projet de film une fois sur place en RDC. Comment vous est venue l’idée de faire un film sur Lucha ?

J’ai vu la photo de Rebecca – elle était en prison à ce moment là – dans sa tenue de prisonnière, en bleu et jaune. Elle se tenait fermement aux barreaux de sa cellule comme si elle était toujours libre. Elle avait ce regard lointain avec une assurance, une douceur… J’étais impressionnée par cette photo. Je crois qu’inconsciemment, c’est ce que j’attendais pour retourner au Congo, suivre des jeunes, sans armes, dans la non-violence, qui croient vraiment qu’un changement est possible et qui débordent d’espoir et de courage.

Donc à ce moment vous saviez que Rebecca était militante de Lucha ?

Oui, j’apprends qu’elle est militante de Lucha, je découvre le mouvement à travers elle. C’est un mouvement citoyen pour moi inédit au Congo. Avant c’était plutôt des jeunes qui ralliaient des mouvements de l’opposition, des partis politiques, la société civile, dont on ne voit pas vraiment forcément les actions
sur le terrain, en quoi ça peut vraiment influer. Et là, il s’agit d’un mouvement qui m’a fait penser à Y en marre au Sénégal ou au Balai citoyen au Burkina Faso que j’avais suivi à distance et qui m’avait fasciné. Quand j’ai vu Lucha à Goma, je me suis dit que c’était dans la même lignée et j’ai commencé à y croire, moi aussi.

Et, de prime abord, qu’est-ce qui vous a le plus surpris au contact de Lucha ?

Des choses toutes simples comme leur grande humanité. Je débarquais à Goma souvent la veille de leurs réunions hebdomadaires, le dimanche. Et eux, par précaution, se retrouvaient dans des endroits publics, en l’occurrence un grand espace où il y a une église, l’école, où il y avait des enfants qui jouaient au basket… pour passer un peu inaperçu, et ne pas être dans un endroit isolé où on aurait pu les attraper, les accuser d’être un groupe qui préparait une guerre, etc. J’étais fascinée par leur enthousiasme vu la situation dans laquelle ils vivent, sans eau ni électricité, sans trop d’avenir en fait. Parce qu’ils ont beau étudier, avoir des parents qui se sacrifient pour payer 200 dollars US l’université par an, dans un pays ravagé par la guerre et la misère, ils continuent d’y croire.

L’espoir au Congo on le voit souvent dans les Églises, mais rarement dans les foyers ou dans la rue. Cet enthousiasme m’a contaminé. Je n’avais qu’une envie, c’était de rester avec ce groupe d’étudiants et jeunes travailleurs plein d’idées. Ils arrivaient à se réunir en étant tous très différents, d’ethnies différentes, de religions différentes, mais chacun apportait sa petite contribution. Certains sont plus sur le terrain, d’autres sont plus à l’aise dans l’écriture des communiqués, ou dans la préparation des actions. On y amène un peu ce qu’on peut et ce qu’on veut. On peut prendre des risques comme on peut rester en retrait. Dans ce cadre-là, j’ai trouvé ma place, j’ai vite fait partie du groupe en me rajoutant avec ma caméra.

Oui, on vous sent proche d’eux et c’est ce qui est touchant dans le film. On est impressionné par la grande maturité, le courage et la détermination exceptionnelle de ces jeunes militants. Mais, on voit beaucoup d’hommes et peu de femmes. Où sont les femmes ? Est-ce effectivement un mouvement représenté majoritairement par des hommes et, si c’est la réalité, pourquoi ?

A Goma, au Congo, il est encore d’usage de se marier à 22 ou 23 ans. Les filles vont à l’université, étudient, mais très rapidement, elles se marient. Une femme célibataire à 25 ou 26 ans, ça commence à devenir un peu problématique pour son image dans la société, c’est difficile à porter et ça peut être vécu comme un échec. C’est donc difficile pour les filles de rejoindre le mouvement.

Encore étudiantes, les filles ne travaillent pas toujours, et n’ont donc pas les moyens d’avoir leur toit, leur petite maison, elles vivent dans leurs familles et dépendent un peu de leurs parents. C’est difficile d’être en opposition avec ses parents, quand ceux-ci ne veulent pas voir leur enfant partir prendre des risques avec Lucha, même s’ils soutiennent souvent par ailleurs les causes du mouvement.

Les filles sont rares parce c’est difficile pour une femme de prendre la parole. Au Congo, les femmes ont souvent la charge du foyer, elles travaillent dur, ce sont elles qui portent les charges lourdes, qui vont au marché, qui ramènent l’argent au foyer. Et ce sont les hommes qui traînent un peu en ville, souvent avec leur mallette vide, à la recherche d’un emploi qu’ils n’auront jamais.

Ceci dit, après 6 mois passés en prison, Rebecca est devenue la plus jeune prisonnière politique au monde, elle est l’icône du mouvement. Elle a reçu un prix, la femme du courage 2017, délivré par les États-Unis, une reconnaissance au niveau mondial. C’est même drôle que ce mouvement à majorité masculine soit représenté par une femme et ça n’a jamais été remis en question par les militants. Au contraire, ils sont même très fiers de la reconnaître comme l’icône du mouvement. Ça vient aussi peut être de Kimpa Vita, cette jeune femme qui au XVIe siècle avait aussi marqué l’histoire du Congo en appelant à lutter contre l’emprise coloniale portugaise et la religion catholique qu’ils imposaient. Kimpa Vita, pour qui les missionnaires étaient des sorciers, a fini brûlée vive sur un bûcher [1].

Au début du film il y a un clin d’œil à Lumumba dans une chanson. Est-ce un héritage dont se revendique Lucha ?

Lumumba est un modèle pour Lucha, c’est une source d’inspiration. Après avoir créé Lucha, en réfléchissant, en mettant en place le mouvement, en déterminant ses valeurs, ils ont compris qu’ils se rapprochaient des idéaux de Lumumba. Ces idéaux sont la dignité du peuple congolais, son indépendance, la justice sociale, tout ce qui se trouve finalement dans le discours de Lumumba à Bruxelles le jour de l’indépendance. Discours qui a même signé son arrêt de mort puisqu’il signifie au Roi que les congolais n’avaient désormais plus besoin des belges. C’est clairement les mêmes valeurs qui sont aujourd’hui défendues par Lucha.

On voit que Lucha obtient gain de cause lorsqu’elle interpelle l’Union européenne pour l’inviter à prendre « des sanctions ciblées contre des personnalités congolaises qui sont directement impliquée dans la répression actuelle ou dans le blocage du processus électoral. » Peu de temps après, un gel des avoirs et des visas vise une quinzaine de membres du régime, dont le candidat désigné par Joseph Kabila pour lui succéder à la présidentielle du 23 décembre 2018 : l’ancien ministre de l’Intérieur Emmanuel Ramazani Shadary. Sont également concernés, le porte-parole du gouvernement Lambert Mende ou encore le directeur de l’Agence nationale de renseignement, Kalev Mutondo. D’après vous, ces sanctions ont-elles un impact réel ? Est-ce suffisant ?

C’est une très grande victoire pour Lucha d’obtenir ces sanctions qui servent d’exemple. C’est un message clair adressé aux autorités congolaises pour arrêter de tuer les manifestants qui demandent le départ de Kabila. Le gel des avoirs tout comme le fait de ne plus pouvoir voyager en Europe ni aux États-Unis, est une grosse épine dans le pied des personnalités visées par ces sanctions. Il ne faut pas oublier que l’on parle de gens qui vont se soigner en Europe, qui envoient leurs enfants faire des études en Europe ou aux États-Unis. Sans développer le pays, ils bénéficient de tous les avantages que l’on peut trouver à l’étranger. Je pense donc que ça a pu gêner à un moment, mais ça reste limité à des sanctions. Aujourd’hui le député européen Louis Michel demande le retrait des sanctions contre Ramazani pour que ce candidat à la présidentielle qui va certainement succéder à Kabila, puisse régner tranquillement. Alors oui, on peut aussi se dire que ces sanctions, si elles n’ont durée qu’un an et demi, deux ans, à quoi bon ?

« On doit changer le régime » dit Rebecca dans le film. Mais est ce que Lucha imagine des alternatives en termes de gestion démocratique du pouvoir, de répartition des richesses ?

Je pense qu’ils sont dans la même dynamique que le mouvement des gilets jaunes aujourd’hui en France. On comprend bien que les intérêts publics sont entre les mains de privés, que les intérêts du peuple ne sont pas défendus, puisque c’est la finance qui est au pouvoir. Beaucoup de gens aimeraient abolir cette inégalité entre les plus pauvres et les plus riches, revoir la possibilité de revendiquer ses droits, de bénéficier de la richesse du pays.

Et eux aussi finalement font face à ce problème. Au Congo, les gens passent leur temps à piller, à détourner l’argent, à construire leurs royaumes. Celui qui a un poste ministériel va bénéficier d’énormément de moyens et il va profiter du temps de son mandat pour se remplir les poches.

Les militants de Lucha sont conscients de ce système qui bénéficie à beaucoup de monde car tous les secteurs sont touchés par la corruption. Difficile d’obtenir la moindre chose sans y mettre un billet. Évidemment, si la justice est corrompue, si c’est corrompu à tous les niveaux, ça ne peut pas marcher. Lucha veut agir au niveau de la base, sensibiliser, éduquer, faire comprendre aux gens quels sont leurs droits et arrêter d’entrer dans le même type de petits arrangements. Effectivement, comme dit Rebecca, il faut tout changer. Lucha aimerait faire partie de cette sensibilisation à l’échelle nationale. Comment voter en conscience quand on n’est pas préparé à le faire ? Comment des personnes âgées qui vivent dans des villages reculés peuvent toucher un écran tactile d’une machine à voter pour faire leur choix en toute conscience ? C’est difficile.

Puisque vous abordez le sujet, que pensent Lucha ou vous-même des machines à voter que le gouvernement installe dans le pays pour les élections du 23 décembre 2018 ?

Les « machines à voter », ça me fait rire. Je vois des photos de machines à voter embarquées sur des pirogues. On se demande à quoi elles vont être branchées en arrivant dans le village. Une cargaison de machine à voter a basculée dans le fleuve il y a encore quelques jours. Comment les gens vont pouvoir voter en toute discrétion quand on ne sait pas utiliser un ordinateur ? Des tests ont été réalisés sur des machines à voter ou un candidat était sélectionné, et quatre bulletins sont sortis. Comment vont se passer les élections dans ces conditions ? Il est clair pour tout le monde que c’est truqué et les résultats seront critiqués pour dénoncer ces fraudes. Est-ce que, au bout du compte, la Cour Constitutionnelle va valider la fraude ?

Lucha est peu ou pas assez connue en Europe. En quoi votre film est une bonne occasion pour découvrir ce mouvement ?

Je pense que Congo Lucha est un film assez magnétique, il part à la rencontre d’une jeunesse congolaise que l’on ne voit pas souvent à l’écran et qui a tellement de chose à dire. Ces jeunes m’ont fait confiance, ils m’ont ouvert la porte de leur maison et m’ont laissé les accompagner jusqu’au bout. Comme disait le regretté Luc Nkulula, c’est la visibilité qui les protège. C’est aussi un hommage à Luc Nkulula que j’ai suivi pendant 2 ans, qui est le premier militant que j’ai rencontré, et qui clôt malheureusement le film, par sa disparition. Luc promettait d’être un militant, un homme politique, il était sur les traces de Lumumba, ce héros national qui a lui-même été assassiné. J’ai l’impression d’avoir suivi le nouveau Lumumba à travers ce film, Luc Nkulula, le Lumumba en devenir.

Article publié sur Politis.

Notes

[1] Kimpa Vita est brûlée vive à l’âge de 24 ans, le 4 juillet 1706, dans la ville d’Evolulu, près de Mbanza Kongo, avec son compagnon Barro, et son bébé. Après sa mort, le mouvement antoiniste qu’elle avait fondé subit une véritable répression et ses adeptes furent réduit en esclavage.

Jérôme Duval

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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