Édition du 23 avril 2024

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Conférence de Durban

Matérialisme hystérique, ultracapitalisme et climat

Le capitalisme a de tout temps organisé, dans sa quête de profits, la croissance de l’exploitation des ressources matérielles de la nature et la croissance des activités de transformation de la matière sous ses diverses formes. Certains pensaient qu’avec l’avènement des « nouvelles technologies » et la progression presque universelle du poids des services dans l’emploi (même en Chine) le nouveau capitalisme se dématérialiserait largement, soulageant ainsi la pression écologique de l’humanité.

J’ai déjà fait justice de ces thèses (voir cet article) en montrant que la « société de services », qui s’est partout développée en s’appuyant sur un productivisme insoutenable appliqué dans les autres secteurs, mais aussi parfois dans les services, est sans le savoir une société anti-écologique, hyperindustrielle et hypermatérielle. Il en va de même du « capitalisme cognitif », un fantasme de chercheurs hors sol.

Le capitalisme financier actuel ou ultracapitalisme, celui dont la loi centrale est celle de la « valeur pour l’actionnaire », est ultramatérialiste. C’est même un « matérialisme hystérique », si l’on retient la définition courante du matérialisme dans la consommation (recherche des plaisirs associés à des biens matériels) et dans la production (surexploitation matérielle des biens naturels, croissance matérielle quantitative), et non son acception philosophique (doctrine qui, avec diverses variantes, affirme que tout est matière). Quelques constats suffisent à l’indiquer. Ils illustrent le titre d’un article récent d’Edgar Morin : « nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe ». Article moins catastrophiste dans sa conclusion que dans son titre…

Parmi les indicateurs de matérialisme, celui des émissions de gaz à effet de serre est l’un des plus importants, même si d’autres sont nécessaires et vont d’ailleurs malheureusement dans le même sens : empreinte écologique, bilans matières, artificialisation des sols, gaspillage d’aliments, obsolescence et durée d’usage des biens, etc. On sait avec de plus en plus de précision (on attend pour bientôt un nouveau rapport complet du GIEC) que l’humanité devrait réduire ses émissions par plus de deux d’ici 2050 pour éviter de dépasser les 2° d’augmentation de la température - issus de décennies d’industrialisation et de productivisme - qui produiront déjà de graves dommages (cela a commencé) mais au-delà desquels la situation risque de devenir incontrôlable (« emballement climatique »). C’est à la fin des « trente glorieuses » que l’on a atteint puis dépassé le niveau d’émissions mondiales que la nature peut supporter compte tenu de la capacité de séquestration actuelle de ses « puits de carbone » (forêts, océans, etc.). On en est à plus de deux fois plus que ce seuil soutenable.

Or les données récentes devraient nous inquiéter, ou nous angoisser, mais aussi nous pousser à agir. Elles convergent. Elles proviennent de sources diverses, dont l’OMM (Organisation météorologique mondiale, communiqué du 21 novembre), l’AIE (agence internationale de l’énergie, communiqué du 9 novembre) et le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement). Même l’OCDE tire le signal d’alarme, à défaut d’en tirer de bonnes conclusions. En résumé, année après année, « l’objectif de limiter le réchauffement à 2°C s’éloigne » (titre d’un article de synthèse du Monde, 23 novembre). C’est que, selon un autre article de ce quotidien (21 novembre) prenant appui sur l’OMM, « La concentration des gaz à effet de serre [GES] dans l’atmosphère atteint des niveaux record ».

En termes techniques – mais vous pouvez zapper la technique - « Entre 1990 et 2010, le forçage radiatif de l’atmosphère par les gaz à effet de serre – indicateur qui mesure l’impact des facteurs modifiant l’équilibre entre le rayonnement solaire entrant et les émissions de rayonnements infrarouges sortant de l’atmosphère – a augmenté de 29 %, et à lui seul le dioxyde de carbone (CO2) est responsable de 80 % de cette augmentation. Le CO2 a vu… sa concentration dans l’atmosphère augmenter entre 2009 et 2010 de 2,3 ppm (parties par million), soit plus que la moyenne des années 1990 (1,15 ppm), et que celle des dix dernières années (2 ppm) ». Fortes hausses aussi pour les émissions de méthane et de N2O (ce dernier GES étant lié à l’utilisation d’engrais azotés, qui « a profondément perturbé le cycle mondial de l’azote »).

L’OCDE renchérit : sans un virage radical, les émissions pourraient doubler d’ici 2050, avec comme conséquence un réchauffement pouvant atteindre + 5 % au cours de ce siècle.

Je rejoins pour une part l’analyse de l’historien Jean-François Mouhot dans son article du monde.fr du 28 novembre : « Et nos enfants nous appelleront “barbares” ». Cet article commence ainsi : « Si les dangers du nucléaire sont largement débattus sur la place publique depuis Fukushima, ils occultent aujourd’hui l’énorme problème moral posé par le don fait à nos enfants d’un monde où la température pourrait augmenter de six degrés et rendre la vie humaine très difficile. Un problème qui présente des similarités troublantes avec celui posé par l’esclavage des siècles passés ». Voir la suite ici.

Mais cet historien n’identifie pas de responsables principaux de la crise écologique. Il aurait pu mettre en relation la démesure de « notre » usage d’une planète à bout de souffle et celle de l’ultra-capitalisme. Le matérialisme hystérique est une nécessité pour l’ultra-capitalisme, dont une large part des profits repose certes sur le dumping social et sur la spéculation financière, mais aussi 1) sur de multiples « profits sur la nature », d’origine foncière, agricole, forestière, pétrolière, gazière, minière… 2) sur le non paiement des dommages collatéraux matériels de la production et des transports (la nature comme poubelle gratuite) ; 3) plus généralement sur le dumping écologique et sur l’accès à coûts très bas aux « dons de la nature » ; 4) sur la quête perpétuelle de croissance ; 5) sur un gigantesque dispositif de production de l’avidité consumériste (voir ce billet) dont font partie les 600 milliards de dépenses annuelles mondiales de publicité et sponsoring destinés à nous faire prendre le futile pour l’utile en nous poussant à convertir le « malaise dans la civilisation » en bien-être par la consommation. Une sorte de conversion de symptômes douloureux en une névrose obsessionnelle !

L’hystérie matérialiste globalisée ressemble à un projet prométhéen de « destruction créatrice massive », termes qui associent la « destruction créatrice » caractéristique du capitalisme selon Schumpeter et la « destruction massive » (titre du remarquable livre récent de Jean Ziegler). Elle emprunte à toutes les formes de la domination économique et politique : la dette extérieure du Sud comme outil de soumission aux multinationales, la corruption, l’accaparement des terres, l’appui à des dictatures, le financement des « climato-sceptiques », et bien entendu l’intervention militaire. Il est clair qu’une part majoritaire des 1630 milliards de dollars de dépenses militaires mondiales en 2010 (selon le SIPRI, institut de Stockholm) a pour fonction réelle, au-delà des discours de justification (terrorisme, armes de destruction inventées, défense de la démocratie et des droits…), ce qu’on appelle pudiquement la « sécurisation des approvisionnements » des multinationales du Nord et désormais des pays dits émergents.

Et il devient probable que, pour tenter de contrer le réchauffement climatique insoutenable que cette hystérie va entraîner, on va voir apparaître sur le devant de la scène ce qui se prépare depuis des années en coulisse : de monstrueux projets de géo-ingénierie du climat, nouvelle fuite en avant destinée à prolonger l’ultracapitalisme et sa boulimie d’énergie, de nature et de valeur actionnariale.

Il serait plus facile et plus raisonnable de contrer cette course à l’abîme et ce système de pouvoir en usant d’une arme absolue de désintégration : la démocratie. Encore faut-il, dans l’état actuel des choses, que le frémissement démocratique perceptible dans le monde devienne un bouillonnement. A priori, une eau qui frémit peut se mettre à bouillir assez vite si on entretient le feu…

LE RECHAUFFEMENT DEMOCRATIQUE CONTRE LE RECHAUFFEMENT CLIMATIQUE (mais aussi contre la désertification du lien social, contre l’assèchement des solidarités, contre les brûlures de la pauvreté et l’ouragan destructeur de la grande richesse) : c’est exactement à cela qu’appellent de grands anciens comme Stéphane Hessel et Edgar Morin, mais aussi beaucoup de gens plus jeunes qui ne souhaitent pas vivre dans le monde du matérialisme hystérique pour l’actionnaire.

(tiré du blog de Jean Gadrey)

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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