Par Marvens JEANTY, Linguiste.
Ce recueil du Dr et Poétes Sandy Larose s’impose non seulement par son ambition quantitative (mille poèmes !), mais surtout par la qualité de sa quête : une recherche d’harmonie dans le chaos, un appel à la dignité de l’humain au cœur même de la turbulence, et par-dessous de tout une prémisse parfaite pour l’union des choses littéraires et des Sciences.
Le titre dit tout : il ne s’agit pas simplement d’écrire des poèmes, mais de les vivre, de les habiter, d’en faire des refuges ou des tremplins pour résister à la déshumanisation ambiante. Le projet poétique est total : écrire devient un acte de présence au monde, un mode d’habitation existentielle.
Une poésie sans haine, enracinée dans le vivant
L’un des traits marquants du recueil est sa volonté de ne pas céder à la tentation de la colère ou du nihilisme. Là où beaucoup d’écritures contemporaines adoptent le cri ou le sarcasme comme posture de survie, Mille poèmes… opte pour une poétique de la douceur lucide. Loin d’ignorer les maux du siècle : guerres, discriminations, effondrements sociaux ou écologiques, l’auteur choisit d’y répondre par une foi inébranlable en l’humain.
Cela donne une langue généreuse, vibrante, souvent traversée par une musicalité intérieure. La litanie avec le mot ‘’existence’’, la rythmique fluide, le lexique accessible sans jamais être plat, et l’élan lyrique constant, presque tellurique. On sent que l’écriture n’est pas un exercice d’esthète, mais une urgence du cœur, un besoin viscéral de dire pour ne pas disparaître.
… pour décoloniser l’existence
Il faut comprendre les accidents de la modernité
Esclavage, colonialisme, révolution, démocratie,
Néocolonialisme, ONG, famine, ambassades
FMI, Banque mondiale, pauvreté…
Autant de figures géométriques variées
Qui institutionalisent l’existence. (Page 4, deuxième paragraphe).
Dans ce paragraphe tiré de la page quatre du texte, le poète nous montre que la décolonisation s’avère non seulement politique ou territoriale, mais aussi existentielle, mentale, philosophique, dans le sens d’une injonction ou une proposition forte. Sans amalgame et avec des qui savent parler l’auteur place l’existence humaine dans un contexte colonisé, ce qui suppose que l’oppression ne concerne pas seulement les territoires, mais aussi les esprits, les identités, les modes de vie.
Un poème-fleuve, ou le cœur comme territoire
Plus qu’un recueil fragmenté, le livre s’apparente à un poème-fleuve, un continuum poétique où chaque texte, tout en pouvant être lu isolément, fait écho à un ensemble plus vaste. Une trame se dessine : celle d’une exploration du cœur humain comme espace de résistance.
Le cœur, ici, n’est pas naïf. Il est complexe, traversé de doutes, d’élans, de blessures, mais il est aussi le lieu d’un possible relèvement. En ce sens, la poésie devient une éthique, une manière d’être au monde, de se relier aux autres et de ne pas céder à l’inhumain.
… Pour peindre l’existence
Il nous faut plus qu’un poème
Il nous en faut mille
Milles mots d’amour
Milles mots pour guérir les maux
Pour aimer au-delà du verbe aimer
Il faut habiter l’existence comme un humaniste. (Page 1, premier paragraphe)
Vivre aujourd’hui exige plus qu’exister : cela demande de comprendre ce qui a déformé notre manière d’être au monde. L’existence, pour beaucoup, n’est pas un terrain vierge, mais une terre blessée, structurée par des siècles d’histoire violente. Colonisation, esclavage, néocolonialisme, institutions économiques et diplomatiques : tout cela forme les "figures géométriques" rigides dans lesquelles l’existence humaine a été forcée de s’inscrire, et c’est bien cela que Dr Sandy Larose nous fait dire sa plume en feu.
Il faut aussi souligner que ces structures ne sont pas seulement politiques ou économiques : elles sont mentales, culturelles, linguistiques. Elles dictent ce qu’il faut désirer, craindre, refuser ou ignorer. Décoloniser l’existence, c’est donc apprendre à repérer ces "accidents de la modernité" non comme des erreurs isolées, mais comme les fondements mêmes d’un monde inégal.
L’auteur nous montre aussi que peindre l’existence, ce n’est pas simplement l’orner, c’est la réinventer. C’est refuser les formes imposées pour créer les siennes. Cela demande "mille poèmes", mille tentatives d’aimer, de guérir, de dire autrement ce que les anciens langages ne suffisent plus à nommer. L’amour, ici, dépasse le simple sentiment : il devient une force reconstructrice. Un acte politique. Une manière d’habiter l’existence en humaniste, c’est-à-dire en affirmant la dignité de chacun, en vivant avec profondeur, avec attention, avec beauté.
Décoloniser l’existence, c’est finalement cela : refuser d’être réduit à une fonction ou une case, et choisir d’habiter le monde comme un être libre, aimant, poétique, pleinement humain.
Une parole engagée au sens fort
On pourrait parler d’une poésie engagée, à condition d’en redéfinir les contours. Il ne s’agit pas d’un engagement militant ou idéologique, mais d’un engagement ontologique : comment rester humain dans un monde qui nous pousse à l’indifférence, à la peur, à la fragmentation ? Le recueil répond par le tissage, celui des mots, des émotions, des mémoires, des voix.
Chaque poème devient ainsi un acte de résistance poétique, un geste d’espoir envers la communauté humaine. Cette posture n’est pas nouvelle, elle rappelle les grandes voix de la poésie du XXe siècle (Char, Éluard, Césaire, Hikmet), tout en s’inscrivant dans une urgence très contemporaine : retrouver le sens du lien.
… Du temps il en faut
Pour aimer son pays
Nous ne sommes que nous-mêmes
Et rien de plus vrai
C’est le temps de nous unir pour redorer l’existence
Comme une musique de reggae
Du temps !
Si on en a besoin
Prends-le gratuitement
Du temps
Pour le drapeau
La patrie et la fratrie. (Page 38,)
A travers cet extrait tiré de la page 38, on peut en déduire que ce poème est une invitation douce mais déterminée à la réconciliation collective, au réveil, à l’amour de soi, de l’autre, du pays, sans naïveté, mais avec foi en la beauté retrouvée de l’existence partagée.
Une œuvre polyphonique, ouverte et généreuse
L’auteur ne se pose pas en surplomb. Il ne s’adresse pas à un public élitiste, mais à toute conscience prête à écouter. Il ne s’enferme pas dans une seule forme, un seul ton. Le recueil est polyphonique, mouvant, alternant fragments méditatifs, fulgurances émotionnelles, appels à la paix, souvenirs intimes. Ce foisonnement, loin de nuire à la cohérence, lui donne sa richesse.
Mille poèmes pour habiter l’existence n’est pas un simple livre de poésie. C’est une expérience, une traversée, un compagnonnage possible dans des temps troublés. On en ressort bouleversé, apaisé parfois, et surtout réconcilié avec une certaine idée de la poésie : celle qui ne se contente pas de décrire, mais qui agit, soigne, transforme, d’où l’union de la poésie et la science que l’auteur nomme : poésologie.
C’est une œuvre qui croit encore à la puissance du verbe, à la nécessité de dire, de partager, d’aimer. Et cela, dans un monde désenchanté, est peut-être l’acte le plus radical qui soit.
NB : Mille poèmes pour habiter l’existence est le texte poésie-fleuve de Sandy Larose, publié aux Editions Terre d’Accueil, Oshawa (Ontario), Canada en 2024.
Sandy Larose est docteur en sociologie de l’Université Laval , il enseigne à l’Université d’État d’Haïti depuis 2013. Il est lié aussi à des institutions canadiennes, comme l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), campus de Sept‑Îles, et le Centre de recherche CELAT à l’Université Laval. Plus précisément, il mène des recherches sur des sujets comme l’identité, la solidarité, la poésie, le rap, le genre, la révolte.
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