En réponse à la tribune d’Íñigo Errejón, Emmanuel Rodríguez, historien et essayiste, et Brais Fernández, membre du parti Anticapitalistas, font état de leur désaccord dans les pages de la revue espagnole CTXT. Selon eux, Errejón fait erreur lorsqu’il met au centre de la bataille politique les discours, les récits, les référents culturels ou les mythes fédérateurs. Les individus deviennent des sujets politiques — c’est-à-dire des acteurs politiques conscients d’appartenir à une même identité collective — à travers, nous disent-ils, l’expérience du conflit ouvert contre les groupes sociaux dominants : manifestations, grèves, occupations, boycotts, etc. Ils craignent que les percées électorales à répétition ne cachent, en réalité, une défaite politique : à trop canaliser les forces sociales vers les élections, ce sont les mobilisations à l’origine même de Podemos qui s’éteignent lentement. Nous avons traduit ces échanges pour informer le lectorat francophone des débats et réflexions de nos voisins et camarades.
Il y a quelques jours à peine, dans cette même revue, Íñigo Errejón publiait un article fouillé de mise en perspective de l’expérience Podemos et de ses défis immédiats. La contribution est, sans aucun doute, bénéfique pour le débat politique au sein du « bloc du changement » où règnent les rumeurs et parfois le manque de dialogue. Dans le but d’élargir l’échange, la rédaction de CTXT nous a permis d’esquisser une réponse au texte du stratège de Podemos. Dans sa démonstration en trois temps, Errejón démarre avec ce qui constitue le cœur de sa pensée : les intérêts concrets — lisez « intérêts de classe » — n’ont jamais de traduction immédiate en politique. La construction d’un sujet politique, nous dit-il, requiert un « surplus de sens », un excédent symbolique. La politique est, de ce fait, d’abord une activité de « construction de sens » (comprenez de discours) ; le terrain de combat fondamental est celui-ci — et pas un autre. Le discours est au centre, son résultat est une identité qui se nourrit principalement de matériaux culturels. Errejón nous parle de mythes, de chansons, de séries, de romans, de couleurs, de drapeaux, comme les fans d’un groupe pop.
On trouve la preuve et la démonstration que les vieux intérêts de classe n’opèrent plus — s’ils ont existé un jour en tant que tels — dans l’immensité et la pluralité du social (sa dispersion) qui sautent aux yeux d’Errejón dans des expériences aussi quotidiennes que faire ses courses. L’article commence par les rencontres récentes du « podemossien » [traduction de podemista, terme qui signifie « membre de Podemos », ndlr] au supermarché du coin : un boucher qui lui demande de s’occuper du quartier de Chueca dans Madrid (la Mecque gay de la capitale) et une cliente qui réclame plus d’attention aux droits des animaux. Dans les deux cas, Errejón interprète la demande faite à Podemos comme une attente pour représenter le « nouveau » face aux élites.
Il va de soi que, dans le supermarché post-classiste d’Errejón, le conflit est seulement possible dans la sphère de la représentation, et non dans l’affrontement matériel avec les pouvoirs politique et économique. Ainsi, alors que certains d’entre nous voient le discours comme une arme au sein d’un mouvement de subversion des relations d’oppression et d’exploitation, dans l’hypothèse d’Errejón, le discours est le but. Il ne fait aucun doute que, depuis l’irruption de Podemos, le langage, les codes, les expressions de l’agenda politique ont changé. Il est significatif de voir, par exemple, comment certains secteurs de l’establishment ont adopté le cadre discursif « podemossien » ; en témoigne le père cool qui appelle son fils « mon pote » (oui, avec la honte que provoque ce genre d’expression déplacée). La question est : cela suffit-il ? Si la bataille se concentre sur la sphère discursive et ne s’étend pas à d’autres sphères de la vie, sommes-nous en train de gagner ? Avec ce diagnostic trop optimiste, trop réductionniste de l’idée d’hégémonie, Errejón semble ignorer la seconde partie de l’affirmation gramscienne : « Si l’hégémonie est éthico-politique, elle doit être également économique, elle doit avoir son fondement dans la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce sur le noyau décisif de l’activité économique. »
En dépit de la beauté aseptisée du énième tournant linguistique d’Errejón, l’histoire s’entête obstinément à nous montrer qu’il a fallu autre chose que des mots et des discours pour la construction de ces sujets dits politiques. Les manifestations, les révoltes, les grèves, les insurrections, les organisations de base : les sujets naissent dans l’opposition collective à d’autres collectifs sociaux. C’est ce que nous appelons des conflits. Il ne s’agit pas seulement d’expériences de douleur et de souffrance dont parle Errejón, mais aussi de leur subversion. La grande trouvaille qui consiste à dire que les « intérêts » ne parlent pas d’eux-mêmes — une évidence à ce niveau de généralité — doit être complétée par le fait que sans expérience, sans l’expérience du conflit, il n’y a pas de sujet. Le récit en soi n’est significatif que s’il rend compte de la construction d’un collectif comme sujet en opposition à d’autres. Malheureusement, la société et la politique sont des choses plus sales et brutales que l’affrontement de discours.
Le 15M nous fournit un exemple récent de ce qui a rendu possible Podemos. Le mouvement des places a été une insurrection pacifique contre une situation de crise économique vécue comme une arnaque, et contre une situation de détérioration politique vécue comme une spoliation. Le 15M a été suivi d’une séquence de mouvements concentrés sur la défense de la santé et de l’éducation publique, ainsi qu’en opposition au gouvernement de la dette et de la dépossession du peu qui restait à une grande majorité de la population espagnole : un logement. Il devrait être évident que ce cycle de mobilisations a été politique en raison de son déroulement même — une longue série de conflits. Si Podemos a pu se présenter comme l’aboutissement de quelque chose ayant trait à un processus contre-hégémonique — le terme est douteux —, c’est parce que depuis 2011, une rupture des masses s’est produite, liée à une escalade du conflit qu’on n’avait plus connue depuis les années 1970. En fin de compte, le 15M n’a pas représenté un mouvement de continuité avec la « culture » de son époque mais, au contraire, une manifestation concrète de rupture avec elle.
Le deuxième point de l’article d’Errejón est moins théorique. Il concerne « l’hypothèse Podemos » dont le succès se mesure à nouveau par la capacité de disputer le récit aux élites ; on reste dans le champ discursif. Toutefois, il est intéressant de considérer qu’ici Errejón révèle le fondement de son hypothèse, laquelle, comme nous verrons, procède de l’État pour revenir à l’État. Sortons de la sémantique pure pour considérer un terme dépassé et appartenant à une tradition communiste particulière : le slogan de la construction « nationale-populaire ». La différence avec le modèle théorique du nouveau populisme de Podemos, c’est que, pour les vieux communistes, la « révolution démocratique » était possible à partir d’une alliance sociale incluant les classes moyennes et les paysans, mais qui aurait été menée par la classe ouvrière contre l’oligarchie ou contre la grande bourgeoisie financière. Or, dans le modèle théorique d’Errejón, il n’y a ni classes ni sujets sociaux, il n’y a que le vieux problème de la conquête de l’État. Dans cette conquête, il ne s’agit pas d’encourager une organisation sociale ou de construire des alliances ; la seule façon de la mener à bien, c’est de galvaniser « le social », de toucher avec les mots quelque chose qui s’est déjà produit dans la réalité de façon « massive et désordonnée ». Ici, au moins, on reconnaît que Podemos n’a pas tout inventé.
Quoi qu’il en soit, Errejón nous assure que son parti à vocation gouvernementale ne se réduit pas à la vieille formule électorale du parti « attrape-tout ». Face à la vieille politique et au marketing, la preuve d’authenticité de Podemos est sa capacité à susciter des émotions, à nous faire vibrer. Pour y arriver, les éléments essentiels d’économie politique et de structure sociale comme, par exemple, le fait que nous soyons entrés dans une longue phase de stagnation économique ou l’analyse que nous faisons de l’impact de la crise sur les différentes secteurs sociaux, et le fait que que nous sachions au passage comment s’organisent leurs résistances, sont sans importance. En fin de compte, il suffit de séduire, d’émouvoir et de localiser les petits récits de gens aussi différents que ceux qu’Errejón trouve dans la supérette de son quartier : la cliente qui défend les droits des animaux et le boucher qui s’amuse à Chueca. Voilà en quoi consiste fondamentalement construire un peuple, construire un pays.
Errejón énonce quelques autres remarques. Ainsi, il dit que lorsque les démunis se révoltent, leur prétention revendicative n’est pas d’être « la partie d’un tout », mais de construire « une nouvelle totalité ». Même si cette affirmation est manifestement fausse — il suffit de considérer le mouvement pour les droits civils ou les récents mouvements sociaux pour se convaincre que la dynamique du conflit moderne en Occident s’est concentrée sur la production des droits et sur l’intégration démocratique de nouvelles exigences, et non sur la « construction d’un peuple » via son accès au gouvernement —, on cible ici l’objectif politique. Si, pour Errejón, la tactique c’est le discours, la stratégie c’est l’État. On observe ainsi une curieuse symétrie entre l’autonomie du discours et l’autonomie du politique ; l’unique levier politique fondamental est la conquête de l’État, le reste (les pouvoirs économiques, la crise, l’Europe) est accessoire. Prenez l’État, et vous aurez un nouveau pays. C’est ce qu’il appelle : faire le « saut » d’un « projet massif à un projet majoritaire » et, au passage, construire une volonté générale (et voilà Rousseau !) ; ou, ce qui est la même chose, que Podemos remporte les élections.
Le dernier point n’a rien de théorique. Si on lui ôte son vernis rhétorique, il apparaît comme une pure intervention dans le débat de positions [politiques internes de Podemos, ndlr]. Mais il n’est pas aisé de comprendre ce qu’il veut dire. En principe, il établit un champ de « deux voies » — trouvaille politique intéressante — : la voie électorale qui correspond à Podemos et sa capacité à émouvoir et « discourir » ; et la voie culturelle identifiée à une nouveauté conceptuelle, après le succès ou l’échec relatif de la machine électorale — ce qu’il appelle « mouvement populaire ». Notez-bien qu’un mouvement populaire n’organise ni résistances, ni conflits, ni de sociabilité alternative, mais produit surtout des récits. La différence entre ces deux voies est un genre de version errejonienne de la vieille division léniniste entre parti et syndicat : pour le premier, l’État, pour le second, la culture. Mais au-delà de ces deux voies et du mouvement populaire, il semble que l’objectif d’Errejón soit de figer les positions dans une bataille beaucoup plus prosaïque. Une nouvelle élection approche ou, du moins, tout paraît l’indiquer. Et surgit, à nouveau (comme avant le 20D [les élections générales du 20 décembre 2015, ndlr]), un faux débat entre gauche et droite, ou entre gauche et transversalité. Il faut évidemment dire, comme Errejón, que si le 15M n’a pas été ouvriériste, ni même anticapitaliste, le mouvement a revendiqué la démocratie, et il l’a fait avec une radicalité inouïe. Mais cela est évident ; et les conséquences politiques en sont multiples.
Ce qui est intéressant, c’est qu’Errejón débat, sans l’assumer clairement, de l’opportunité d’un accord avec Izquierda Unida afin d’absorber les quatre ou cinq points de pourcentage qui lui ont échappé là où il n’y avait pas eu de convergence (dans la région de Madrid, il a manqué six points à Podemos). Le problème est que « l’hypothèse populiste », avec les déplacements qu’elle induit vers des positions plus modérées et transversales, est entrée en crise, non seulement à cause des problèmes internes à Podemos, mais parce que, même avec toutes ses contradictions, Podemos se nourrit d’un substrat social contestataire qui a besoin de s’élargir pour ne pas s’assécher. Et ce substrat ne s’étend pas uniquement au moyen du discours, mais surtout par l’élargissement du conflit qui, dans la phase électorale actuelle du cycle politique, semble être en suspens.
C’est pourquoi ces derniers jours, la fraction populiste redouble d’efforts dans le maniérisme des « camps politiques » [en référence au mouvement artistique italien en rupture avec les codes de la Renaissance, ndlr], selon lequel la construction d’un « nous » peut être large et diffuse, et en même temps laisser dehors les « gauchistes » ; tandis que le « eux » est si étroit qu’il laisse entrer une partie des élites, par exemple, celles du PSOE, avec lesquelles ils ont essayé de négocier à plusieurs. Il s’agit, sans aucun doute, de tactiques complexes qui s’expriment à travers les caprices sophistiqués de la théorie. Si on le lit à l’aune de la conjoncture, l’article d’Errejón apparaît comme une ultime tentative de maintenir une hypothèse désormais très affaiblie dans l’organisation. Incapable de refuser l’alliance avec IU, Errejón persiste à affirmer, comme les néolibéraux après le collapse de 2007 provoqué en grande partie par leurs idées, « Nous gagnerons… mais seulement si nous sommes suffisamment populistes ».
Texte original : « Todavía no somos suficientes populistas. En respuesta a Íñigo Errejón », www.ctxt.es, 26 avril 2016 — traduit de l’espagnol par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales. Tribune publiée sur le site de la revue CTXT et traduite pour le site de Ballast.