Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

De l’indignation au pouvoir (partie 4)

Peur du régime et répression du mouvement social

Alors que l’Espagne vit une crise humanitaire sans précédent, le mouvement social subit une répression constante d’un régime qui a peur du changement et protège ses intérêts. Le bipartisme PP/PSOE qui s’alterne au pouvoir depuis la fin de la dictature est fort affaibli par une succession de luttes sociales victorieuses et l’irruption d’initiatives populaires qui mettent en pratique de nouvelles façons de faire de la politique. À n’en pas douter, l’Espagne entre dans une phase de mobilisation qui augure de possibles changements politiques importants.

Restriction des libertés, impunité et répression des mouvements sociaux

Le chômage et les mesures antisociales d’austérité encouragent toujours plus de personnes à protester dans la rue. Selon les données du gouvernement, mentionnées dans un rapport Amnesty International |1|, il y a eu 14 700 manifestations dans toute l’Espagne en 2012. À Madrid il y en aurait eu 3 419 en 2012 et 4 354 en 2013. Pour faire face à la recrudescence des manifestations et doter la police de plus de pouvoirs pour sanctionner, le gouvernement a impulsé une nouvelle loi, dite de « sécurité citoyenne » (Seguridad Ciudadana, aussi appelée « loi bâillon », ley mordaza). Celle-ci remet en cause le droit à la liberté d’association et d’expression, à se réunir et manifester pacifiquement, droits pourtant consacrés dans les traités de droits humains dont l’Espagne est signataire, tel le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP). Le projet soulève l’indignation alors qu’il condamne les réunions ou manifestations, non communiquées, d’infractions ou délits graves s’ils se déroulent à proximité de lieux tels que le Parlement ou le Sénat ou encore dans des « installations dans lesquelles sont rendus des services basiques pour la communauté ». Les personnes organisant de tels événements sont passibles d’amendes pouvant aller jusqu’à 600 000 euros. Mais, plus généralement, les réunions ou manifestations non-communiquées dans les lieux de passage public sont sanctionnés par des amendes allant de 100 à 600 euros. De plus, l’utilisation non autorisée d’images de la police peut être sujet à des sanctions graves, ce qui encourage les abus et l’impunité, cela met en péril le travail de la presse - principalement alternative - pour alerter l’opinion sur la répression des mouvements sociaux. Contre l’avis d’une grande partie de la population et de tous les partis de l’opposition qui demandent son abrogation, le projet de loi est maintenu après avoir été débattu le 16 octobre au Parlement. Une coordination citoyenne de 70 organisations lance une campagne pour le retrait total du projet de loi. |2|

Alors que celle-ci n’est toujours pas mise en application et que les chiffres d’infractions pénales sont en baisse, des dizaines de milliers de personnes croulent sous les amendes. Plus de 1 000 activistes sont accusés et parfois sous le coup de centaines de demandes d’incarcérations. En 2014, plus de 40 procédures pénales sont prévues pour participation à des grèves. Mentionnons le cas d’Alfon, jeune de 22 ans, arrêté alors qu’il se dirigeait au piquet de grève de son quartier Vallecas à Madrid pour la grève générale européenne du 14 novembre 2012. Il sera le seul détenu ce jour là et restera 56 jours en « détention préventive », il risque encore 5 ans et demi de prison. De nombreuses démonstrations de solidarité internationale ont eu lieu |3| et son procès, initialement prévu le 18 septembre, a finalement été reporté au 25 novembre. Carlos Cano et Carmen Bajo de Grenade, risquent 3 ans de prison et 3 655 euros d’amende pour avoir participé à un piquet de grève pendant la grève générale du 29 mars 2012. Lors d’un premier passage en prison, Carlos est devenu prisonnier politique le 14 juillet. |4| Miguel et Isma sont restés plusieurs mois en prison préventive après avoir participé aux Marches de la Dignité le 22 mars 2014. |5| Trois ans et cinq mois après les faits, 14 des 19 personnes inculpées suite à la manifestation du 15 mai 2011, prémices du mouvement 15M, sont condamnées à 74 années de prison au total. |6|

Selon le rapport d’Amnesty International |7|, 26 des 35 personnes détenues durant la manifestation « Rodea el Congreso » ont présenté une plainte le 20 décembre 2012, pour lésions, détention illégale, et torture. En effet, la violence du régime n’est pas seulement judiciaire, elle est aussi physique. Certaines personnes comme Ester Quintana ont perdu un œil par l’impact de balles en caoutchouc tirées par les Mossos D’Esquadra, la fameuse police de Barcelone. Iñaki, âgé de 19 ans, a perdu la vue sur un œil suite à l’impact du même projectile alors qu’il participait pacifiquement à la manifestation du 22 mars 2014 lors des spectaculaires Marches de la Dignité. |8| Le même jour et dans les mêmes conditions, Gabriel, un jeune de 23 ans, a perdu un testicule.

"Aturem el Parlament" (Arrêtons le Parlement)

Barcelone, 15 juin 2011. Des milliers de personnes manifestent pour dénoncer l’approbation des « recortes » (coupes budgétaires) et un paquet de mesures –la loi Ómnibus– qui modifiait 80 lois d’un coup. Le Parlement de Catalogne est alors encerclé et des membres du gouvernement du Parti Converència i Unió (CiU) préfèrent venir en hélicoptère... Sans aucun doute, il s’agit d’une mobilisation historique qui dérange le pouvoir en place. Un procès a eu lieu contre 20 activistes. Le Parlement et la Generalitat de Catalogne ont déposé une plainte demandant 3 ans de prison et jusqu’à 150.000 euros d’amendes contre les accusés. Ils donnent ainsi suite à une accusation de Manos Limpias (mouvement fasciste qui se fait bizarrement appeler « syndicat » sans que personne ne conteste) réclamant 8 ans de prison aux manifestants. Le juge Eloy Velasco, ex directeur général de Justice au gouvernement valencien et lié à l’Opus Dei, affirme que l’intention de la manifestation n’était pas seulement d’exprimer un mécontentement mais bien empêcher les députés d’entrer au Parlement pour voter les budgets. |9| Cependant, 3 ans après les faits, 19 des 20 accusés ont été absouts, libérés de toute accusation (l’accusé restant écopera de 3 jours d’arrestation pour de la peinture sur une veste...). Ainsi, le Tribunal de Madrid (la Audiencia Nacional) place le droit à manifester au dessus du supposé danger souligné le jour des faits par la quasi totalité des médias.

Non seulement les nouvelles lois rétrogrades, les procès injustes et les violences physiques indignent une population déjà écœurée par la caste au pouvoir, entachée par une avalanche de scandales de corruptions, mais les réactions populaires sont souvent organisées avec plus ou moins de succès pour contrer ces attaques. L’Espagne entrerait-elle dans une période de rébellion populaire propice à un changement de régime ?

Notes

|1| España el derecho a protestar amenazado, Amnistía Internacional, 2014. http://nosomosdelito.net/sites/defa...

|2| La coordination No somos delitos est composée de 70 organisations. Voir : http://nosomosdelito.net/

|3| http://blogs.publico.es/shangaylily...

|4| Voir : http://carloscarmenabsolucion.wordp...

|5| http://plataformalibertadisma.wordp...

|6| Ter Garcia, La Fiscalía pide 74 años para los 14 detenidos en la manifestación que dio inicio al 15M, Diagonal, 02/10/2014. https://www.diagonalperiodico.net/l...

|7| España el derecho a protestar amenazado, Amnistía Internacional, 2014.

|8| Jérôme Duval, Les Marches de la Dignité convergent sur Madrid, 24 mars 2014. http://cadtm.org/Les-Marches-de-la-...

|9| Tous les députés ont participé malgré tout à la session parlementaire comme prévu.

Jérôme Duval

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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