Édition du 23 avril 2024

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Pierre Tevanian : Chronique du racisme républicain

Si c’est l’égalité qui vous fait souffrir, vos tourments ne font que commencer !

« Le racisme n’est en effet pas une simple opinion se situant sur un terrain strictement psychologique et individuel, mais un rapport de domination, voire un mode de gouvernement »

Pierre Tevanian dans son introduction « L’exception au pluriel et au quotidien » questionne l’exception, l’inégal traitement des groupes racisés. Je souligne, car l’auteur n’en parle pas, que les processus de racialisation incluent, même si cela s’accompagne d’une invisibilité, la racialisation de celles et ceux qui n’apparaissent pas comme racisé-e-s, en l’occurrence la majorité « blanche ». La racialisation est un rapport social englobant la totalité des populations, mais de manière asymétrique.

L’auteur montre que le racisme n’est pas un réflexe naturel « mais plutôt le produit d’une construction juridique, politique et étatique », que le « monopole de l’infamie » n’est pas réservé aux classes populaires, contrairement à ce que veulent faire croire les classes dirigeantes, oubliant les incitations et les légitimations permanentes qu’elles construisent sur ce sujet. « Sans oublier le travail spécifique des petits et grands clercs qui veulent nous habituer à incriminer les victimes du racisme, coupables de »racisme anti-blanc » … et réciproquement à compatir avec les racistes ». L’auteur reviendra sur ces sujets de manière plus détaillée dans deux articles.

Le livre, rassemblant des textes chroniquant la permanence et la vigueur du racisme institutionnel, est dédié « aux millions d’étrangers ou de »mauvais français » qui de mille façons endurent et combattent l’exception au pluriel et au quotidien ».

Sans toujours partager le vocabulaire employé, je souligne l’intérêt des différents textes republiés. Je n’évoquerai que certaines analyses.

Cinq belles réponses à une vilaine question. L’auteur nous rappelle que « nous ne sommes pour rien dans cette nationalité dont nous ne faisons qu’hériter » et qu’il n’y avait rien à débattre sur la pseudo « identité nationale » du gouvernement Sarkosy. « La recherche d’une identité a pour fonction premier d’évacuer la demande d’égalité, tandis que la dimension nationale évacue la dimension sociale » Il évoque la chanson « Nique la France » comme « refus d’hypercorrection », comme devoir d’insolence. (Sur ce sujet voir Pétition les inRocKs : Contre le racisme. Devoir d’insolence. Soutien à Saïd Bouamama et à Saïdou de ZEP. En complément un lien avec la chanson incriminée et une très juste note du secteur vidéo CNT http://www.cnt-f.org/video/videos/59-antifascisme-antimilitarisme-antiracisme/428-petition-pour-le-droit-a-l-insolence-antiraciste ). En complément, dans un article titré « Les nouveaux souchiens de garde » sur la comparution de Houria Bouteldja pour l’utilisation du terme « souchiens », l’auteur analyse la méconnaissance de la réalité des rapports d’oppression, des rapports sociaux de domination. Il considère que s’exprime contre la militante « un racisme intranquille, inquiet, qui se sent menacé ». (Voir aussi Solidarité avec Houria Bouteldja : une accusation qui nous insulte tous)

De manière plus générale, que veulent dire ces communautés imaginaires (nation, entreprise, etc ), ces « nous », unités artificielles masquant des différences d’intérêts, et le plus souvent les intérêts matériels des dominants. Sans oublier que les identités, nécessairement plurielles, sont historiques, mouvantes et multidimensionnelles. Mais le point principal reste « une exigence radicale et opiniâtre d’égalité », et c’est bien cela que les racistes refusent et combattent.

Revers inopiné. Rares sont les analyses sur la préférence nationale réellement existante (multiples professions, totalité des emplois publics ou « sous-contrat »). Pierre Tevanian souligne que « cette dérogation aussi massive et officielle au principe constitutionnel d’égalité » n’est pas dénoncée, et qu’il s’agit pourtant d’un véritable « apartheid professionnel », une discrimination « xénophobe parfaitement assumée, gravée dans le marbre de la loi ».

Chronique d’un lynchage annoncé. Procès des cinq de Villiers le Bel, en « chronique d’un lynchage annoncé », voir sur ce sujet le livre du Collectif angles morts : Vengeance d’État. Villiers-le-bel des révoltes aux procès, Editions Syllepse, Absence de procès pour les uns et condamnation pour les autres

Pierre Tevanian complète son analyse dans un second article sur « Les mots de Pontoise » commençant par la reproduction d’une phrase de Viktor Klemperer (LTI, La langue du Troisième Reich, Presse pocket) : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quel temps l’effet toxique se fait sentir ».

Disproportion, crime, émotion. L’auteur dénonce « la formidable mobilisation syndicale, politique et gouvernementale, qui s’est construite en soutien aux policiers ripoux » en soutien à des comportements criminels.

Pierre Tevanian traite des « Voiles noirs, masques blancs », des lois contre la burqa. Il élargit l’analyse aux politiques de marquage des corps, des corps de toutes les femmes (tyrannie de la minceur, injonction au voilement ou à la nudité, tyrannie de la jeunesse, de la beauté, de la blancheur, etc.). Il indique « Ce n’est donc ni l’aliénation ni la honte de soi ni le masquage du visage ni la dissimulation des cheveux qui posent problème – puisque tout cela est parfaitement toléré, voire encouragé, lorsqu’on entre dans le cadre »blanc et occidental ». Ce qui pose problème est, précisément, le caractère non-blanc et non occidental du hijab ou du niqab ».

J’ai, de plus, particulièrement apprécié les textes « Pour 100% des musulmans, les sondages sont plutôt une menace », « Omerta dans la polis » ou « Retour de flamme ».

L’auteur conclut par un épilogue « Le changement c’est maintenant ? ». A juste titre, il indique que « la mise en sourdine, l’euphémisation et les silences pudiques ne constituent pas une alternative ». Il faut en finir avec la gestion des immigré-e-s sous la tutelle du ministère de l’intérieur, avec le contrôle policier, avec « le racisme normal », les mécanismes structurels qui font de la société française « une société profondément discriminatoire », le caractère « massif, ancien , durable, systémique de la discrimination raciale » etc.

Je rappelle un texte collectif « Notre horizon : l’égalité réelle pour toutes et tous » Notre horizon : l’égalité réelle pour toutes et tous
Dans une courte postface « Base matérielle, fonction économique et enjeux politiques du racisme respectable », Saïd Bouamama souligne que les traitements d’exception sont une constante des idéologies de la domination. Les classes sociales, le genre, l’orientation sexuelle, la race sociale, l’âge, etc. sont des catégories socialement construites et non pas des données naturelles. Il ajoute « Les grilles de légitimation de ces dominations sont certes diverses et variables historiquement, mais elles portent un invariant : ne pas percevoir l’autre dominé selon les mêmes critères que l’on s’applique à soi, et par déduction ne pas lui accorder les mêmes droits que ceux que l’on estime légitimes pour soi. A ce titre la domination suppose la déshumanisation de l’autre ». Il parle aussi du « processus de construction d’un »roman national » », de la place de la Révolution française, de cet universalisme affiché mais ni pour les ouvrier-e-s, les femmes, les homosexuel-le-s, les esclaves, les colonisé-e-s, etc., de l’occultation des contradictions, des rapports sociaux, des transformations historiques. Il souligne que « le maintien d’une approche non critique, non historicisée, essentialisée, etc. de ces processus historiques est à interroger dans ses causes et dans ses effets désastreux contemporains ».

Pour comprendre il faut non seulement aborder les réalités concrètes mais en rechercher les bases matérielles, ne pas exclure le rapport au pouvoir, les rapports de pouvoir, le système sociopolitique. « Privilégier l’approche en termes de racisme individuel ou de sexisme individuel conduit à orienter l’action publique vers le »changement des mentalités », c’est-à-dire vers un antiracisme ou un antisexisme moral et éducationnel, à base de campagnes contre l’intolérance. A l’inverse, privilégier l’approche en termes de racisme institutionnel ou de sexisme institutionnel conduit à orienter l’action en direction des institutions, des mécanismes, des procédures, etc., c’est-à-dire vers les lieux de pouvoir ». L’inégalité restreint le champ des possibles. Le racisme, le sexisme ne sont pas extérieurs à la « question sociale », mais partie intégrante de celle-ci et des contradictions des couches populaires (non homogènes et hiérarchisées).

Saïd Bouamama revient aussi sur la faiblesses historiques de l’anticolonialisme français, de l’ancrage « national » des images dévalorisées des colonisé-e-s.

« La France n’est pas le pays des droits de l’homme mais le pays de la déclaration des droits de l’homme – et la différence n’est pas anecdotique », d’autant que les « droits de l’homme » ne sont qu’une réduction significative des « droits des êtres humains ».

A compléter par la lecture, entre autres, de son livre : La France. Autopsie d’un mythe national,Philosopher Larousse 2008 Le récit historique dominant vise à remplacer le clivage social par un prétendu ‘clivage national’)

Voir aussi le site « Les mots sont importants » à consulter régulièrement Les mots sont importants (lmsi.net)

Pierre Tevanian : Chronique du racisme républicain

Editions Syllepse (Editions Syllepse – Chroniques du racisme républicain), Paris 2013, 160 pages, 9 euros
Didier Epsztajn

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