Édition du 1er octobre 2024

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Arts culture et société

Platon : Ménexène ou Oraison funèbre ; genre éthique (Texte 49)

Quand Socrate récite de mémoire une oraison funèbre dont la compositrice est sa femme, la rhétrice Aspasie[1]

Socrate croise par hasard dans la rue Ménexène qui arrive de la Salle du Conseil. Ce dernier apprend au maître à penser de Platon qu’une cérémonie funèbre sera organisée pour rendre hommage aux soldats morts au combat au cours de l’année qui vient de s’écouler.

Le temps presse. Il reste à désigner l’orateur qui prononcera l’oraison funèbre. Il disposera de peu de temps pour composer son intervention. Socrate saute sur cette information pour se lancer dans une raillerie des allocutions que les rhéteurs débitent lors de cette cérémonie annuelle. Le discours prononcé à cet événement est, selon lui, préparé à l’avance et se caractérise par des enflures verbales et des illusions flatteuses à l’endroit des militaires morts sur le champ de bataille. Choqué devant une telle affirmation arrogante de la part de Socrate, Ménexène lui reproche ses moqueries constantes et permanentes qui ciblent les orateurs. Il met au défi Socrate d’improviser un tel type de discours sur le champ. Le taon de la cité s’exécute en récitant de mémoire une oraison composée par sa femme Aspasie. Ce discours se divise en deux grandes parties : d’abord, un éloge des morts au combat (leur bonne naissance, la nourriture et l’éducation et leurs exploits (237a-246a)) et, ensuite, une exhortation aux vivants (exhortation des morts à leurs fils, consolation aux parents des défunts et invitation par l’orateur au retrait des participants à la cérémonie (246a-249c)). Socrate démontre le caractère routinier de ces exhortations qui ont pour effet de flatter l’auditoire dans le sens qu’elle désire. Les oraisons funèbres sont donc présentées ici comme des panégyriques (un discours louangeur à l’endroit de quelqu’un ou de quelques-uns) qui font peu de cas de la vérité et de la mesure. Pire, l’éloge attendu oblige l’orateur à dénaturer les faits et, à l’occasion, à mentir uniquement dans le but de plaire à l’auditoire.

Cette critique fait penser à une autre, exposée celle-là dans le Second Alcibiade au sujet de la prière aux dieux ; dans ce dernier cas, Socrate reprochait notamment l’usage de la prière dans le but premier d’exhorter les dieux à réaliser des désirs de richesses, de pouvoir ou d’autorité, en oubliant de leur rendre grâce. L’oraison funèbre s’apparente à une prière, alors que l’intention consiste à élever en quelque sorte une personne trépassée en regard de ses accomplissements durant sa vie, tandis que la prière sert normalement à rester fidèle à un être divin et à le remercier tout autant pour ses bienfaits passés, présents que — mais surtout — futurs. Cela dit, Socrate critique les panégyriques, soit les exagérations qui accompagnent trop souvent ce type d’éloge, mais n’y a-t-il pas également un désir personnel de reconnaissance rattaché à cette forme de discours ? Au-delà d’une manipulation destinée à vouloir plaire à l’auditoire, n’y a-t-il pas aussi une demande rattachée à cet effort de l’orateur pour en soutirer lui-même quelque bienfait en lien avec la qualité de son oraison funèbre ? Une double partie semble se jouer, puisque la personne disparue obtient une dernière évocation publique qui peut devenir une occasion de répéter ce genre de prestation par une autre personne, bien vivante celle-là, qui gagnera en légitimité en raison de son talent oratoire. Si la prière doit servir à rendre grâce aux dieux en priorité, dans ce cas l’oraison funèbre doit faire un juste constat de l’existence de la personne trépassée, peu importe la grandeur de son vécu.

Pour conclure sur la période actuelle

Il y a dans ce texte une grande dénonciation de ce que nous appelons aujourd’hui les discours formatés qui sont à la source du politically correct ainsi qu’une sévère critique du régime politique démocratique athénien. Une « démocratie » qui correspond plutôt à la gouverne d’une « aristocratie de l’excellence » (l’élite) choisie par le peuple (238b-239a)[2] ; autrement dit, une minorité qui parvient à se hisser aux postes de commande et qui réussit à imposer ses choix à la majorité gouvernée et opprimée. Ces deux critiques sont toujours pertinentes. Et la première est plus actuelle que jamais. Les membres de la classe politique ont l’éloge mensonger facile à l’endroit de celles et ceux qui exécutent leurs basses manœuvres. Il en est ainsi depuis des millénaires. Pour ce qui est de la critique de la démocratie athénienne, disons qu’elle peut s’appliquer mutatis mutandis aux démocraties représentatives occidentales contemporaines qui ont peu à voir avec un régime politique véritablement démocratique. La démocratie n’a rien à voir avec l’isocratie[3]. Reconnaissons-le, nous ne vivons pas dans une démocratie où c’est le plus grand nombre qui décide. Nous nous retrouvons plutôt dans un régime politique qui correspond à une oligarchie élective, c’est-à-dire un régime où le pouvoir est confiné dans les mains d’une infime minorité issue d’un scrutin populaire. La nature de la relation qui caractérise le pouvoir politique est de plus en plus un rapport fortement inégalitaire entre DirigeantEs (avec un « D » majuscule) et dirigéEs (avec un « d » minuscule). D’où l’actualité de certains écrits de Platon. Encore plus d’actualité en songeant au départ de sa Majesté la reine Elizabeth II en septembre 2022, qui a d’ailleurs ouvert sur des oraisons funèbres multiples. Les médias en ont profité pour rappeler brièvement l’histoire de son règne, pour ensuite statuer sur quelques épithètes caractéristiques, à savoir surtout : son sens du devoir, son abnégation envers la population britannique et des autres pays membres du Commonwealth, son ouverture à la démocratie et son sens de l’humour. Socrate, ou plutôt Platon, approuverait-il notre manière contemporaine de rendre un dernier hommage à de grand.e.s. disparu.e.s ? Dans ce contexte, ne s’agit-il pas aussi d’une routine, d’une tradition ou d’un rituel, voire même d’une forme de publicité servant à assurer une reproduction des élites et le maintien conséquent de l’ordre existant ? Savoir flatter les dirigeant.e.s, même dans la (leur) mort, ne contribue-t-il pas à toucher l’orgueil des vivants aspirant aux plus hautes fonctions dans la recherche d’une grandeur qui marquera l’imaginaire collectif ? Car au fond, nous semblons croire que chaque personne n’obtient sa valeur qu’à travers le regard des autres.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

11 septembre 2022

10h30

yvan_perrierr@hotmail.com

Références

Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.

Platon. (2020). « Ménexène ou Oraison funèbre ». Dans Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 1035-1050.

[1] Aspasie a d’abord été l’épouse du stratège militaire, orateur et homme d’État nommé Périclès.

[2] Notons ce qui suit :

Avec cette naissance et cette éducation, les ancêtres de ces morts avaient organisé pour eux-mêmes un certain régime politique sous lequel ils vivaient, et qu’il est bon de rappeler brièvement. Le régime politique est en effet le nourricier des êtres humains qui sont excellents s’il est beau, mauvais dans le cas contraire. Que donc ceux d’autrefois ont été nourris sous un régime qui était beau, voilà ce qu’il faut montrer : car ce n’est pas seulement eux qui lui doivent énormément leur excellence, mais encore les hommes d’aujourd’hui, au nombre desquels se trouvent être les défunts que nous célébrons. De fait, c’était le même régime qui prévalait alors comme aujourd’hui : une aristocratie de l’excellence, qui régit aujourd’hui encore notre vie politique, et qui à travers tout le cours des âges s’est maintenue depuis cette lointaine époque la plupart du temps. Celui-ci l’appelle démocratie, celui-là de tel autre nom qui lui plaira, mais à dire vrai il s’agit d’une aristocratie de l’excellence paraissant bonne au grand nombre [c’est nous qui soulignons]. Des rois, en effet, nous en avons toujours désignés tantôt par leur naissance tantôt par l’élection ; mais la plus grande part de la puissance revient dans notre cité au grand nombre, qui confie les charges et le pouvoir à ceux qui lui paraissent chaque fois se distinguer par leur excellence ; et personne ne s’est vu exclu. À cause de son infirmité, de sa pauvreté ou de ses parents obscurs, ni non plus honoré pour les motifs contraires, comme dans d’autres cités, mais il n’y a qu’une règle : celui qui paraît habile ou excellent détient le pouvoir et les charges. Or la cause de ce régime qui est le nôtre est l’égalité de notre naissance : de fait, les autres cités sont organisées à partir d’un mélange d’êtres humains d’origines et de niveaux divers, d’où les différences de niveau dans leurs régimes, tyrannies ou oligarchies ; aussi parmi leurs habitants quelques-uns ont pour loi de tenir les autres pour des esclaves et le reste de considérer les premiers comme maîtres, tandis que nous et les nôtres, tous frères nés d’une même mère, loin de nous estimer esclaves où maîtres les uns des autres, l’égalité de notre naissance selon la nature nous contraint à rechercher l’égalité de nos droits selon la loi et de ne céder à autrui que s’il paraît excellent et de bons sens (238b-239a).

[3] Isocratie : type de gouvernement qui se caractérise par un rapport égalitaire entre les dirigeantEs et les dirigéEs.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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