Édition du 17 juin 2025

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Asie/Proche-Orient

Pour les dirigeants de l’Inde et du Pakistan, la fièvre de la guerre est une aubaine

Les gouvernements de l’Inde et du Pakistan se sont éloignés du bord du gouffre à propos du Cachemire parce qu’aucun des deux ne peut se permettre une guerre à grande échelle. Une rhétorique belliqueuse et un climat de nationalisme strident ont aidé les deux gouvernements à faire face à des problèmes sur le front intérieur.

Tiré du site du CADTM.

Le conflit armé entre l’Inde et le Pakistan représentait une menace considérable pour le sous-continent. Cela aurait été une guerre qu’aucun pays ne peut se permettre. Le 10 mai, le président américain Donald Trump aurait négocié un premier cessez-le-feu entre les deux parties.

Cette annonce a été suivie d’une réunion des directeurs généraux des opérations militaires (DGMO) le 12 mai, lors de laquelle les deux parties ont accepté de respecter leur engagement de ne pas s’engager dans des actions agressives ou hostiles. En outre, l’Inde et le Pakistan « envisageront des mesures immédiates pour assurer la réduction des troupes ».

L’accord de paix actuel semble fragile, notamment en raison des nouvelles prises de position du premier ministre indien Narendra Modi et de son homologue pakistanais Shehbaz Sharif. Néanmoins, toute désescalade des tensions doit être saluée dans l’intérêt de la stabilité et de la paix régionales. Il semble improbable que l’une ou l’autre des parties puisse remporter une victoire décisive, qui entraînerait probablement la région dans une période de crise et d’incertitude prolongée.

Battre le tambour

Tout a commencé le 7 mai, lorsque l’armée de l’air indienne a mené une série de frappes aériennes visant des sites au Pakistan et au Cachemire administré par le Pakistan. Cette offensive avait pour nom de code « Opération Sindoor ». L’agression militaire a été déclenchée par une attaque meurtrière contre des touristes à Pahalgam, au Cachemire, le 22 avril, qui a entraîné la mort de vingt-six civils.

Les autorités indiennes ont affirmé que les opérations visaient neuf sites identifiés comme des « infrastructures terroristes ». En réponse, l’armée pakistanaise a affirmé que les frappes n’avaient visé que six sites, entraînant la mort de trente et un civils. Du côté indien, des rapports indiquent qu’au moins quarante civils ont été tués et de nombreux blessés, principalement dans le secteur de Poonch à Jammu, lorsque les troupes pakistanaises ont procédé à des tirs d’artillerie lourde le long de la ligne de contrôle (LoC) en représailles à l’attaque indienne.

L’incident de Pahalgam s’est avéré avantageux pour Modi, dont l’administration était déjà aux prises avec divers problèmes. Le gouvernement indien a dû faire face à une forte contestation publique, notamment pour la loi controversée sur le Waqf (amendement), ainsi qu’à des arrêts de la Cour suprême qui ont mis en évidence des violations constitutionnelles de la part de l’administration. En outre, les défis économiques et la hausse du chômage ont contribué au mécontentement croissant. En outre, la décision de l’administration Trump d’imposer des droits de douane à l’Inde a introduit des incertitudes supplémentaires.

Modi et ses alliés n’ont pas assumé la responsabilité des graves lacunes en matière de sécurité qui ont contribué à l’incident tragique de Pahalgam. Au lieu de cela, ils ont exploité la situation pour susciter la panique, la frénésie, l’hystérie guerrière, le chauvinisme et une nouvelle vague d’islamophobie. Ils ont réussi à galvaniser une nation entière autour d’une menace sécuritaire perçue comme étant posée par des terroristes soutenus par le Pakistan. La quasi-totalité de la nation s’est ralliée à eux dans leur quête de vengeance à la suite de l’attaque.

Les principales chaînes de médias ont facilité cette situation en propageant quotidiennement des fake news sur le Pakistan. Ces médias se sont transformés en champs de bataille, enflammant des millions de citoyens à travers le pays à coup d’informations erronées. Le gouvernement a même dû intervenir le 9 mai pour empêcher les médias de continuer à diffuser de fausses informations et d’attiser l’animosité.

Le gouvernement Modi a intentionnellement orchestré ce climat pour renforcer sa popularité, en particulier à l’approche des élections législatives dans l’État du Bihar. Il sert également à détourner l’attention des masses laborieuses de l’Inde des problèmes matériels auxquels le pays est confronté, tels que la hausse du chômage, les inégalités, la pauvreté et diverses formes de privation. Des rapports indiquent que le taux de chômage des jeunes a atteint 16,1 % lors du premier trimestre 2025.

Le compte de médias sociaux de l’unité d’information publique de l’armée indienne a salué les frappes transfrontalières comme un cas de « justice rendue ». Pourtant, il n’y a aucun signe d’arrestation des militants qui étaient réellement responsables des attaques terroristes à Pahalgam, tandis que la « justice » dont parle l’armée a impliqué des actions meurtrières dirigées contre des civils non armés, y compris des enfants.

La réponse du Pakistan

Les actions de l’Inde sont arrivées à point nommé pour les dirigeants pakistanais. Le pays est aux prises avec de graves crises économiques et d’endettement, des troubles politiques au Baloutchistan et une détérioration des relations avec l’Afghanistan. Autant de facteurs qui ont rendu le gouvernement actuel, dirigé par Sharif et les militaires, impopulaire auprès de la population du pays.

La réponse pakistanaise à l’attentat terroriste de Pahalgam, en même temps officieuse et semi-officielle, a été de prétendre qu’il s’agissait d’une « opération sous fausse bannière ». L’incident a été suivi d’une éruption de manie guerrière chauvine.

Les présentateurs télévisés, comme leurs homologues indiens, ont joué un rôle important dans le développement de l’hystérie guerrière. Les ministres, les hommes politiques de l’opposition et les chefs militaires ont fait des déclarations belliqueuses à l’unisson. Dans les jours qui ont précédé les premières frappes indiennes, le sentiment dominant au Pakistan était que l’Inde reculait par peur.

Deux points méritent d’être soulignés pour replacer l’attitude du Pakistan dans son contexte. Tout d’abord, l’establishment a encouragé et protégé les groupes djihadistes, du moins dans le Cachemire administré par le Pakistan. Ensuite, une réponse impétueuse de l’Inde a objectivement aidé le régime hybride pakistanais assiégé de l’intérieur, qui est au pouvoir depuis l’éviction d’Imran Khan.

Dans ce régime hybride, ce sont les militaires qui mènent la danse. Les représentants du gouvernement civil, le Premier ministre Sharif et le président Asif Ali Zardari, tiennent le rôle de serviteurs obéissants pour assurer leur maintien au pouvoir. Ayesha Siddiqa, spécialiste reconnue de l’armée pakistanaise, a rapporté en février dernier qu’« une source bien informée à Islamabad » estimait que les dirigeants militaires « se préparaient à relancer le militantisme – à une échelle comparativement plus faible mais perceptible » après l’hiver, afin de faire pression sur l’Inde pour qu’elle négocie sur la question du Baloutchistan.

Le Pakistan est confronté à un mouvement séparatiste armé au Baloutchistan, qui est géographiquement la plus grande de ses quatre provinces, limitrophe de l’Iran et de l’Afghanistan. La Chine a construit un énorme port à Gwadar sur la côte du Baloutchistan, et le Baloutchistan est un maillon crucial de l’initiative « la Ceinture et la Route ». Le Pakistan a accusé à plusieurs reprises l’Inde d’armer et d’entraîner l’Armée de libération du Baloutchistan, une organisation militante responsable d’attaques de guérilla contre des installations de sécurité et des travailleurs chinois au Baloutchistan.

Guerre de basse intensité

Malgré la fanfare qui entoure cette prétendue guerre et l’hystérie généralisée qui règne de part et d’autre de la frontière, bien sûr, aucune des deux armées n’a réellement pénétré en territoire ennemi. Des missiles et des drones ont été lancés en sus des tirs d’artillerie et des attaques transfrontalières. Les gouvernements et les médias des deux pays ont célébré avec beaucoup d’enthousiasme chaque fois que leurs forces ont intercepté un drone ou un missile « ennemi » à l’intérieur de leurs frontières respectives.

Selon Pravin Sawhney, éminent spécialiste militaire indien, le pays n’était même pas dans une situation de pré-guerre, qui implique généralement une mobilisation considérable des forces terrestres à travers les frontières. Nous avons assisté à une crise militaire – une version intensifiée des incidents habituels le long de la ligne de contrôle, en particulier au Jammu-et-Cachemire.

L’Inde et le Pakistan se sont livrés à trois guerres de vaste ampleur au sujet du Cachemire dans le passé, et les deux pays sont dotés de l’arme nucléaire. Aucun des deux pays ne peut supporter le coût d’un nouveau conflit à part entière. L’économie pakistanaise est actuellement confrontée à de graves difficultés ; elle est très endettée et doit rembourser de nombreux prêts. Avec un taux de croissance économique faible d’un peu plus de 2 %, il ne peut se permettre de s’engager dans une nouvelle guerre majeure.

Bien que l’économie indienne soit considérablement plus forte et plus grande, Modi a fait miroiter à l’Inde la perspective de devenir une économie de 5 000 milliards de dollars et d’émerger comme puissance économique et géopolitique majeure. Toute chance d’atteindre ces objectifs repose sur la stabilité de l’Inde, et une guerre avec un voisin doté de l’arme nucléaire a peu de chances d’attirer les investisseurs, sans parler des dommages qui en résulteraient pour le tourisme. Nous avons déjà assisté à des annulations de vols dans les deux pays, et il n’est dans l’intérêt stratégique ou économique d’aucune des deux nations que les récentes tensions dégénèrent en quelque chose de plus grave.

En outre, l’Inde comprend qu’il est peu probable que les Chinois restent passifs en cas d’attaque contre le Pakistan. Cela n’est et dû aux hostilités traditionnelles entre l’Inde et la Chine, mais également au fait que la Chine a investi environ 62 milliards de dollars dans le corridor économique Chine-Pakistan. Cet investissement englobe un large éventail de projets d’infrastructure et d’énergie destinés à relier la région occidentale de la Chine au port de Gwadar, au Pakistan.

Le golfe du Bengale et la mer d’Oman sont indispensables pour l’initiative « la Ceinture et la Route ». La Chine serait profondément préoccupée si les actions belliqueuses de ce qu’elle perçoit comme des gouvernements irresponsables dans ces deux nations finissaient par mettre en péril ses investissements. Impliquer les Chinois dans un conflit pourrait s’avérer désastreux pour l’Inde, car la guerre moderne repose largement sur des technologies de pointe, pour lesquelles la Chine possède un avantage considérable.

Il est donc dans l’intérêt de l’Inde et du Pakistan de maintenir des actions militaires de faible intensité, car cette stratégie leur procure des avantages politiques significatifs à un coût minime. Toutefois, cette approche impose un lourd fardeau à leurs populations civiles. Après l’euphorie initiale qui a suivi les attentats, l’atmosphère en Inde – en particulier dans les régions du nord et de l’ouest – est passée de la célébration à la panique et à l’appréhension quant aux victimes potentielles. Cela est survenu lorsque le Pakistan a indiqué qu’il riposterait.

Si les capitalistes indiens ont d’abord soutenu la ferveur guerrière, la fermeture des aéroports et le détournement des vols qui s’en est suivi les ont considérablement inquiétés. Le secteur industriel indien a depuis lors publié des déclarations appelant à la retenue. Le 9 mai, les marchés boursiers indiens et la roupie ont subi une baisse notable avant de regagner le terrain perdu le 12 mai avec l’accord de cessez-le-feu.

Nouvelle normalité

Les deux parties cherchaient à désamorcer l’escalade après les premières manifestations d’agression, en attendant le moment propice pour apaiser leur public national. Une méthode viable pour y parvenir consistait à pouvoir invoquer la pression internationale.

Si la Chine entretient des relations étroites avec le Pakistan, son influence sur l’Inde est limitée. Les États du Golfe ont une certaine influence sur les deux pays, mais pas autant que les États-Unis. Des pays comme la Russie et l’Iran pourraient éventuellement jouer un rôle de médiateur et contribuer à empêcher la situation de dégénérer en une crise plus grave ; toutefois, leur influence ne serait pas suffisante pour éviter de nouvelles tensions.

Dans l’état actuel des choses, la seule puissance à laquelle l’Inde et le Pakistan se sentent obligés de prêter attention est celle des États-Unis. Historiquement, les États-Unis ont joué un rôle dans la facilitation de la paix entre les deux États. Après le début des actions militaires indiennes, des signes ont montré que Washington façonnait indirectement les actions et les communications de l’Inde, en soulignant la nature « ciblée, mesurée et non escalatoire » des frappes, conçues pour répondre aux attentes de Donald Trump.

M. Trump a affirmé que les États-Unis avaient facilité une série de discussions qui ont abouti à un accord ; le gouvernement indien n’a ni confirmé ni infirmé cette affirmation. Pour soutenir ses partisans et entretenir un sentiment de ferveur guerrière, Modi a adopté un ton défiant et triomphant lors d’un discours à la nation le 12 mai.

Il a proclamé que l’Inde avait établi une « nouvelle normalité » en matière de réponse aux attaques terroristes et a présenté le cessez-le-feu comme une suspension temporaire des opérations du côté indien, les actions du Pakistan devant être surveillées de près dans les jours à venir. La réaction de l’establishment pakistanais a été tout aussi belliqueuse.

Si le cessez-le-feu a mis fin aux opérations armées, les agressions verbales et diplomatiques se sont poursuivies. À ce jour, la suspension du traité sur les eaux de l’Indus n’a pas été annulée. Ces mesures concernent aussi bien l’arrêt des visas que l’expulsion des diplomates, la fermeture des frontières, la restriction de l’espace aérien et la suspension des échanges commerciaux. En fin de compte, ce sont les citoyens des deux pays, ainsi que les Cachemiris de part et d’autre de la frontière, qui ont été les plus touchés et qui restent les otages de cette crise persistante.

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Sushovan Dhar

Militant de gauche en Inde membre du CADTM.

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