Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Féminisme

Préface à la réédition de Questions Féministes

«  Les femmes françaises ont eu le droit de vote grâce au général de Gaulle en 1945, la pilule grâce à Lucien Neuwirth en 1967 et le droit à l’avortement grâce à Simone Veil en 1975. » Voilà ce qu’on m’a raconté au cours de ma scolarité : une femme, deux hommes et trois dates, tombés du ciel comme par miracle. Pas une seule fois je n’ai entendu parler du Mouvement de libération des femmes. Le mouvement féministe s’est donc longtemps résumé, pour moi, à quelques images en noir et blanc : des manifestations, des banderoles et des femmes qui s’agitent, on ne saurait trop dire pourquoi, puisqu’il y avait eu le général de Gaulle, Lucien Neuwirth et Simone Veil. Il m’a fallu trouver des historiennes et des documentaristes féministes [1] pour enfin connaître celles qui ont lutté avant nous ; pour les entendre nous dire : si vous oubliez nos luttes, « ce n’est pas pour nous que c’est grave, mais pour celles qui suivront [2] ».

« Celles qui suivront », c’est donc moi, c’est nous. Nous qui n’avons pas vécu le Mouvement de libération des femmes, nous qui sommes nées, à peu de chose près, en même temps que la revue Questions féministes (1977-1980). Nous, les femmes auxquelles les sirènes médiatiques susurrent, que dis-je, hurlent, que nous sommes libérées. Nous qui, lorsque nous affirmons que nous sommes toujours obligées de nager à contre-courant, en maintenant comme nous pouvons la tête hors de l’eau, entendons inlassablement la même réponse : « Certes vous surnagez à peine, mais avant, l’eau était plus froide et le courant plus fort. »

Devrions-nous nous réjouir, lorsque l’on se noie, de savoir que l’on se serait noyé plus rapidement « avant » ? Devrions-nous nous réjouir, en réalisant qu’« avant », le courant nous aurait emportées plus vite, si finalement, il nous emporte quand même ? Eh bien oui, réjouissez-vous, nous dit-on, car le progrès est en marche. Les mentalités ont évolué. Les choses ont changé. La situation n’est plus la même. Le passé c’est le passé. L’histoire a suivi son cours. Mais dites-nous donc où est ce fameux cours de l’histoire, qu’on aille le regarder passer, comme des vaches regarderaient passer le train. Oh, le joli wagon de l’histoire ancienne, avec ses affiches « Moulinex libère la femme », ses vieilles (ren)gaines et ses aiguilles à tricoter sanguinolentes ! Tiens, mais ne serait-ce pas le patriarcat dans ce wagon ? C’est bien vrai qu’il a l’air méchant ! Et là ! Regardez, c’est le wagon du progrès, rempli de pilules contraceptives et de femmes souriantes ! Tout ceci n’est qu’une mascarade, un décor de cinéma… le cinéma que nous jouent nos oppresseurs depuis trop longtemps, pour nous priver de notre histoire, pour effacer les militantes féministes qui, centimètre après centimètre, ont arraché du terrain à nos oppresseurs ; pour nous faire croire qu’il n’y a eu ni luttes, ni même oppresseurs ; pour nous reléguer dans la solitude et la honte de ne pas y arriver, alors que l’on nous proclame libres de tout faire, de tout réussir ; pour, enfin, nous faire oublier ce que nous devons à celles qui nous ont précédées, pour que l’on considère ces femmes comme appartenant à un autre monde, sans aucun point commun avec le nôtre. En un mot, pour casser la solidarité entre les femmes et réduire à néant, une nouvelle fois, notre histoire.

Oublier d’où nous venons, c’est nous condamner à survivre sans figures, sans armes, isolées, éclatées, éparpillées, sans liens et sans lieux pour nous retrouver. C’est prendre le pari fou et absurde de recommencer sans cesse à lutter en partant de zéro, car c’est exactement ce qui est arrivé à la génération qui nous a précédées : elles se sont retrouvées orphelines, sans figures tutélaires, ou presque, et sans histoire. Il leur a donc fallu recommencer, par petits groupes et isolées, si bien que la renaissance du mouvement féministe a été délicate et n’a tenu qu’à un fil, celui qu’elles ont réussi à tisser entre elles, peu à peu, sans se décourager.

(Re)naissance du mouvement féministe en France (1967-1977) : les racines de la revue Questions féministes

Ainsi, dès 1967, des groupes féministes commencent à se constituer, à l’image de celui que Jacqueline Feldman et Anne Zelensky créent, FMA (Féminin Masculin Avenir), rebaptisé en 1969 Féminisme Marxisme Action ; Christine Delphy et Emmanuèle de Lesseps les rejoignent en 1968. Durant deux années, entre 1968 et 1970, elles se réunissent chaque semaine, organisent des débats, notamment dans la Sorbonne occupée de 1968 et tentent d’interpeller la presse, sans résultat. Cette absence totale de médiatisation les isole et rend impossible toute rencontre avec d’autres groupes comme le leur. Ils sont pourtant plusieurs à exister, tel que celui auquel appartiennent notamment Gille et Monique Wittig. Cette dernière, qui rejoindra Questions féministes un an après sa création, rédige en mai 1970 le fameux « Pour un mouvement de libération des femmes [3], rebaptisé « Combat pour la libération de la femme » par la rédaction du journal, ainsi que des manifestations organisées par des femmes à l’université de Vincennes, jouent alors le rôle de véritables ponts entre les différents groupes. Beaucoup de femmes réalisent alors pour la première fois qu’elles ne sont pas seules, et les groupes féministes jusqu’alors éclatés commencent à se rassembler. Mais c’est le 26 août 1970, lors de la fameuse manifestation de l’Arc de Triomphe, à Paris, que le mouvement encore balbutiant va prendre une dimension jusque-là inédite. Ce jour-là, elles sont neuf féministes [4] à mener une action symbolique qui va permettre au mouvement d’exister médiatiquement : munies de quatre banderoles (dont « Un homme sur deux est une femme » et « Il y a plus inconnu encore que le soldat : sa femme »), elles déposent une imposante gerbe de fleurs sous l’Arc de Triomphe, à la mémoire de la femme du soldat inconnu. Le lendemain, la presse annonce la naissance du « Mouvement de libération de la femme française [5] ». Le coq imbécile perché sur la Femme, au milieu de sa très nationale basse-cour, semble certes indécrottable, mais au moins, le mouvement existe médiatiquement. Il peut, dès lors, toucher et rassembler de plus en plus de femmes… ce qu’il fait, dès le mois de septembre 1970, lors d’une assemblée générale aux Beaux-Arts à Paris, où plus d’une centaine de femmes sont présentes. Un an plus tard, le 20 novembre 1971, elles sont cette fois-ci des milliers à battre le pavé, en scandant des slogans tels que « Les femmes dans la rue, pas dans la cuisine », « Roulées par le patron, baisées à la maison », « Oui papa, oui chéri, oui patron… Y’en a marre ! », ou encore réclamant « La contraception et l’avortement libres et gratuits ». Le mouvement a pris un bel essor et les militantes féministes parviennent à présent à faire émerger des problématiques jusque-là maintenues dans le silence. Avec le « Manifeste des 343 », par exemple, paru le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, c’est la question de l’avortement qui est devenue, sous l’impulsion du mouvement féministe, un sujet politique à part entière.

Mettre un pied dans la porte : la création de la revue (1977)

Élaboré dans et par les mouvements de libération des femmes des années 1970, le projet politique des fondatrices de la revue Questions féministes -propose aux femmes un autre horizon que celui du sexe biologique comme unique destinée ou celui de la résignation à l’oppression. Ce projet politique ne consiste pas en une réforme, mais bien en l’abolition du système oppressif. Issues pour la moitié d’entre elles du féminisme révolutionnaire [6], les fondatrices de la revue s’inscrivent clairement dans une perspective radicale [7], à laquelle s’ajoute également une lecture anti-essentialiste et matérialiste. Ainsi, les femmes et les hommes ne sont pas pensés comme des essences, des catégories statiques qui seraient issues de la nature, mais bien comme des catégories sociales, fruits de rapports de pouvoir dynamiques, organisés en système : le système patriarcal.

Il s’agit, avec cette revue, de contribuer à désigner clairement l’oppression, de la mettre crûment en lumière, de la décrire dans tous ses aspects, d’en chercher les causes, les mécanismes et les outils pour en sortir. Il s’agit, en somme, de proposer une théorie de l’oppression des femmes. Mais jusqu’en 1977, cette théorie est une théorie sans lieux de débat théorique, ou presque. Les fondatrices de la revue, qui sont pourtant des écrivaines et des chercheures, essuient de nombreux refus de publication, et cela malgré l’appui indéfectible de Simone de Beauvoir, devenue en 1977 directrice de publication de la revue. Plus d’une décennie après la renaissance du mouvement féministe en France, la confiscation de la parole des femmes agit toujours comme une chape de plomb. Comme l’écrit Christine Delphy : « Il ne suffisait pas de refuser la parole aux femmes ; il fallait, pour mieux rétablir l’ordre, faire parler des hommes sur les femmes [8] ». Au sein de l’Université, comme l’écrit Colette Guillaumin, le constat est en effet navrant : « Une femme citée : c’est l’exception ; une femme citée avec précision comme les autres auteurs (qui eux sont des hommes et ont droit de nature à toutes les précisions voulues en général) : c’est le miracle [9]. » Dans ce contexte, l’urgence pour le mouvement féministe d’avoir un lieu de débat théorique devient éclatante. Car ne pas investir le débat théorique, c’est laisser le soin à d’autres d’écrire ce qu’est le mouvement féministe, ce qu’il cherche, ce qu’il veut ; c’est laisser à d’autres le droit de tracer des limites au féminisme. C’est laisser à d’autres, enfin, la possibilité de maintenir dans l’ombre des pans entiers de l’oppression que nous subissons et de faire passer une réalité pour la réalité. Pour investir le débat théorique, il a donc fallu mettre un pied dans la porte. Il a fallu fonder un lieu à soi. Et quel lieu !

La revue Questions féministes (1977-1980)

En tournant les pages de ces numéros, je suis allée de surprise en -surprise, réalisant que les textes qui m’avaient tant marquée se trouvaient, pour une grande partie, dans la même revue. Je pense par exemple aux écrits de Christine Delphy (« Nos Amis et nous ») et Nicole-Claude Mathieu (« Masculinité/Féminité »), parus dans le premier numéro de la revue, en 1977 ; aux textes de Colette Guillaumin, (« Pratique du Pouvoir et idée de nature »), publiés dans les numéros deux et trois ; aux écrits d’Emmanuèle de Lesseps, « Le Fait féminin : et moi ? » (Questions féministes, n° 5), ou encore, de la même auteure, « Sexisme et racisme » et « Hétérosexualité et féminisme », parus dans le numéro sept, en 1980. Je pense également aux articles de Monique Plaza, « Pouvoir phallomorphique » et « La Même Mère », (Questions féministes, n° 1 et 7), ou enfin à ceux de Monique Wittig, « Un jour mon prince viendra », « La pensée straight » et « On ne naît pas femme » (Questions féministes, n° 2, 7 et 8).

À sa façon, chacun de ces textes permet à la fois de prendre du recul par rapport à l’idéologie naturalisante et ses principaux producteurs, mais fournit également des clés pour penser le sens que nous donnons à notre recherche et à notre engagement féministe. Certains d’entre eux sont devenus de véritables classiques de la pensée féministe, par leur puissance, leur pouvoir heuristique mais également par l’humour dont font preuve leurs auteures. Ainsi, la découverte de la revue donne bien souvent lieu à des réactions étonnées : des auteures féministes peuvent donc être drôles ! Qu’on s’étonne encore du fait que des féministes puissent avoir de l’humour, alors que c’est un facteur essentiel de notre survie, passons… car ce qui est réellement fascinant, c’est que des chercheures puissent s’en servir dans une revue théorique sérieuse, qui plus est sur des sujets graves. Il faut admettre, effectivement, que ce n’est pas habituel. Non que les autres revues soient ennuyeuses, entendons-nous… mais le moins que l’on puisse dire, c’est que leur lecture ne déclenche que très rarement de francs éclats de rire. Eh bien, avec Questions féministes, on rit. Mais ne nous y trompons pas, l’humour n’a jamais de léger que l’apparence. Très souvent utilisé au détriment des femmes, il permet ici, au contraire, de s’extraire des évidences naturalistes dans lesquelles nous baignons tout·es, notamment par le recours à l’absurde. L’humour met alors en suspens l’ordre des choses, celui sur lequel, d’habitude, on s’appuie pour rire des femmes et sur les femmes. Avec ces auteures, on rit de ce qui semblait aller de soi, de l’explicitation des impensés qui sous-tendent les productions scientifiques dominantes… et dont la seule mise au jour crée un effet comique certain. Pour une fois que nos amis les dominants nous font rire, reconnaissons qu’il serait idiot de s’en priver. Comment, en effet, ne pas rire lorsqu’Emmanuèle de Lesseps commente les propos de Freud témoignant de ses tentatives pour soigner un petit garçon, Hans, qui se pose des questions sur le sexe de sa mère et de sa petite sœur. Freud se propose alors d’expliquer à Hans « que sa mère et toutes les autres créatures féminines […] ne possèd[ent] pas du tout de fait-pipi ». Freud remarque alors, dépité, que le jeune garçon « se rebell[e] contre ces éclaircissements » qui « demeur[ent] sans résultats thérapeutiques ». « On comprend pourquoi ! commente alors Emmanuèle de Lesseps. Comment assimiler tout à la fois ce tissus de propositions contradictoires : 1) les filles font pipi mais n’ont pas de fait-pipi ; 2) la différence entre le sexe féminin et le sexe masculin consiste dans le fait que le premier n’existe pas. » On ouvre ensuite de grands yeux en lisant la suite des écrits de Freud, cités par l’auteure : « Cet intérêt fait de Hans un investigateur ; il vient ainsi à découvrir qu’on peut, d’après la présence ou l’absence de fait-pipi, distinguer le vivant de l’inanimé. » « On en conclut, poursuit Emmanuèle de Lesseps, que les femmes ne sont pas des êtres animés ; ou plus exactement : d’un côté elles le sont mais de l’autre elles ne le sont pas, puisque d’un côté elles ont un sexe mais de l’autre n’en ont pas [10]. »

Enfin, et cela va sans doute de pair avec la volonté des fondatrices de la revue de ne pas s’adresser qu’à une élite sociale, écrire le plus simplement possible et avoir recours à l’humour permet de garder un lien avec le mouvement féministe, de ne pas séparer la théorie du mouvement, de tenter de réaliser une synthèse entre « révolte, activisme, analyse et conscience [11] ». Cela participe indéniablement d’une volonté de « briser » l’équation « théorie équivaut […] à hermétisme – comme si le caractère incompréhensible d’un texte était la preuve de sa “scientificité”, de son “sérieux” [12] ». Certains articles cependant, ne prêtent absolument pas à rire. Au fil de la lecture, le parti pris se révèle on ne peut plus clairement : décrire la réalité quotidienne de l’oppression des femmes, réalité qui n’avait généralement pas droit de séjour dans les autres revues, car certainement perçue comme vulgaire, prosaïque, en un mot ignoble, c’est-à-dire opposée à une réalité censée être noble, digne d’intérêt, supérieure. Les huit numéros abordent ainsi des thématiques très diverses : mutilations sexuelles, viols, violences, maternité, virilité, travail, justice, sexualités, médias, racisme, prostitution, pornographie, etc. L’article intitulé « Violence et contrôle social des femmes », écrit par Jalna Hanmer, est par exemple le premier article en français à traiter, dans une revue, de la question des violencescontre les femmes. Refusant toute approche individualisante, l’article met au jour « la signification, au niveau social structurel, de la violence des hommes contre les femmes » et se propose de « réévaluer le rôle de la violence dans les relations entre hommes et femmes [13] ». Il tente également de définir la violence, en englobant « tous les comportements qui visent à obtenir la soumission [14] ». Cette violence visant à obtenir la soumission, nous la rencontrons justement dans sa forme la plus brute à travers, par exemple, le récit que fait Marie-Andrée Marion de son viol, dans l’article « Viol en procès [15] » du numéro 8. Le phénomène des violences masculines parvient ainsià émerger, puisque l’indicible donne enfin lieu à un récit publié ; mais également parce qu’il commence à être analysé, quantifié et défini. Ce sont ainsi des pans entiers d’une réalité sociale qui, peu à peu, deviennent visibles et permettent aux chercheures féministes de poursuivre des recherches sur ces questions.

Grâce à ces premières recherches et récits, nous avons pu comprendre l’étendue des violences contre les femmes, ainsi que leur rôle, longtemps sous-estimé. L’émergence de ces premières recherches a impulsé de véritables séries de dévoilements en chaîne quant à ces violences, leurs formes, les lieux où elles s’exercent et les personnes qui en sont victimes, femmes comme enfants.

Aborder ces thématiques dans une revue théorique constitue donc déjà, en soi, une critique du discours scientifique dominant : ce dernier contribuait à masquer des pans entiers d’une réalité sociale, jusque-là condamnée à rester dans l’obscurité de l’espace domestique, de ses chambres à coucher ou, plus généralement, des lieux où se trament toutes sortes d’« histoires de bonnes femmes ». Mais la critique produite par les auteures de la revue ne s’arrête pas là, elle est également très clairement formalisée dans des articles qui l’abordent frontalement : critiques des discours scientifiques sur les femmes (psychologie, psychanalyse, médecine, sciences sociales, etc.) mais également critiques de ces discours qui oublient les femmes, lorsque ces dernières sont effacées par « le neutre » ou « le général ». Le Général, vous savez, c’est ce grand bonhomme couvert de médailles, moustachu et ventripotent derrière lequel les femmes disparaissent en permanence ! C’est un gros bonhomme que l’on rencontre, hélas, encore très souvent de nos jours. Lors d’un cours à l’université, d’un quelconque colloque ou de la lecture d’un ouvrage scientifique, par exemple, le Général prend bien souvent toute la place. Et, autant vous le dire tout de suite, le Général est bien un homme, même s’il répugne à le dire clairement. Parfois, il se pousse un peu (sans le faire exprès), permettant alors au chercheur d’apercevoir de toutes petites femmes derrière lui. Ô surprise ! Vous avez alors droit à quelques minutes d’anthologie consacrées « aux femmes » (vous savez, dans le « petit c » du « petit trois » de la « sous-partie quatre »). La parenthèse est alors refermée rapidement. On dit au revoiraux petites femmes, qui disparaissent à nouveau (et pour combien de temps encore ?) derrière le Général. Comme l’écrit Colette Guillaumin dans « De la transparence des femmes [16] », apparemment, « nous sommes toutes des filles de vitrières ». Oh, évidemment, j’en entends déjà dire que je suis injuste, et que beaucoup font des efforts, à présent, pour penser aux femmes. Il est vrai qu’à l’Université, de nos jours, il existe beaucoup de chercheurs qui, dans leur grande mansuétude, laissent aux femmes le soin de balayer les quelques résidus de genre qui traînent dans les recoins de leurs laboratoires, après les grands travaux. Bien entendu, ces chercheurs sont indéniablement plus sympathiques que ceux qui considèrent que réaliser une enquête sur une population en en oubliant la moitié (les femmes), ne constitue qu’un regrettable, certes, mais infime biais méthodologique… Ainsi, il est toujours possible de lire encore de nos jours des ouvrages de sociologie supposés concerner une population (par exemple « les jeunes » ou « les individus des classes populaires », etc.), qui en réalité, ne traitent que d’une partie de cette population : les jeunes hommes ou les hommes de milieux populaires. Le problème réel de cette démarche n’est pas que l’on travaille sur des hommes, mais bien que l’on présente les analyses qui en découlent comme étant issues d’enquêtes traitant des jeunes-tout-court ou des milieux-populaires-tout-court. Ce qui est encore plus problématique, c’est que ces enquêtes, effaçant sans le dire une moitié de la population, cachée par l’usage du Général (les jeunes-tout-court ou les milieux-populaires-tout-court), deviennent de véritables classiques pour tout étudiant. Que dirait-on à un botaniste s’il s’aventurait à écrire un ouvrage sur les légumes, et que l’on découvrait en le lisant que s’il ne traite en réalité que des carottes, ça ne l’empêche pas d’en conclure que « tous les légumes sont de couleur orange, bourrés de bêta-carotèneet surmontés de fanes » ?

Re-connaître Questions féministes

Nous aurions pu espérer que les choses aient réellement changé en trente-cinq ans, au point qu’il soit devenu actuellement impossible de balayer, à l’Université comme ailleurs, la moitié de la population d’un revers de main. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Certes, il existe une recherche féministe (ou sur le genre) en France… mais, au regard des autres pays, quelle place y occupe-t-elle ? Pour ne prendre que l’exemple des recherches sur les violences contre les femmes, comme le remarque Christelle Hamel, la France fait visiblement preuve d’une véritable « volonté de ne pas savoir ». Ainsi, écrit-elle : « Le Québec compte à peine huit millions de personnes et ce sont [donc] plus de quarante-neuf enseignant·es/chercheur·es qui étudient à plein-temps le phénomène des violences faites aux femmes, ainsi que trente-six étudiant·es en doctorat et deux post-doctorant·es financés. En France, où l’on compte près de 64 millions d’habitants, soit huit fois plus qu’au Québec, il n’existe aucun centre de recherche sur les violences faites aux femmes et les chercheur·es qui travaillent sur ce sujet se comptent sur les doigts de la main [17]. » En France, les femmes victimes de violences restent quasi invisibles. Et lorsqu’on évoque cette question, il y a toujours un·e chercheur·e, un·e politique ou un·e journaliste pour répliquer qu’il faut « cesser de victimiser les femmes » ou nous expliquer que la violence, en réalité, ce n’est pas vraiment de la violence, mais une forme de séduction bien de chez nous. Cette véritable volonté politique de ne pas voir et de ne pas savoir, en France, a donc littéralement brimé la recherche féministe, ne serait-ce que sur ces questions. Bien évidemment, et fort heureusement, nous en savons plus aujourd’hui, tant qualitativement que quantitativement à ce sujet, et cela grâce notamment aux chercheur·es étrangèr·es et à celles et ceux qui, en France, ont témoigné d’une volonté de savoir. Mais il n’en reste pas moins qu’en France, travailler sur ces problématiques de violences aux côtés des associations et en tant qu’universitaire, c’est, comme l’écrit Christelle Hamel, « s’exposer à l’accusation de “militantisme”, utilisée pour discréditer les recherches féministes (ou sur le genre) en les excluant du domaine de la “scientificité” [18] ». Nous en sommes toujours là. Alors, à la lecture de Questions féministes, nous sommes obligé·es de faire ce terrible constat : leurs critiques sont, plus de trente-cinq ans après, encore et toujours d’actualité.

Il faut pourtant, hélas, encore trop souvent devoir faire preuve d’une grande curiosité lors d’un parcours universitaire, en 2012, pour découvrir les auteures que vous allez lire dans cet ouvrage. Il faut encore trop souvent les découvrir seul·es, parfois par hasard, car il est toujours possible de passer des années à l’Université française sans les lire, ou pire, sans même entendre leurs noms. Pourtant, il s’agit d’une revue internationale et pionnière en France.

La réédition des huit numéros de la revue intervient donc comme une piqûre de rappel et une occasion de renouer avec notre histoire. Cette lecture, c’est la possibilité pour nous, qui sommes nées en même temps que cette revue et avons aujourd’hui une trentaine d’années, de nous saisir des armes qu’ont forgées nos aînées. Mais il y a un préalable à cela, car on ne se saisit pas d’armes sans savoir qu’en faire. Sommes-nous toujours d’accord avec les buts que visaient les fondatrices de la revue Questions féministes ? Car elles ne visaient rien de moins que la destruction du système de genre. Cela nous semble-t-il toujours envisageable ou souhaitable actuellement ? Car l’entreprise est véritablement radicale : il ne s’agit pas de chercher une potion magique pour rendre la réalité acceptable ou l’aménager au mieux, car on n’aménage pas l’oppression et on ne négocie pas avec l’oppresseur. Pour supprimer la hiérarchie entre les sexes, il faut détruire la différence des sexes, et non la brandir telle une arme, comme le font de nombreuses femmes, sans s’apercevoir que le canon est en réalité tourné vers elles. Il faut détruire la différence des sexes, car tenter de « jouer avec », ainsi que certaines femmes le prônent aujourd’hui (« jouer avec les stéréotypes »), revient à croire que les individus peuvent prendre leur indépendance vis-à-vis des structures sociales, ce qui est impossible. Il ne s’agit donc pas de coller un coup de barbouille sur un vieux mur, de faire comme s’il n’existait pas ou de s’amuser à tourner autour. Il s’agit de casser ce mur, de « forcer le siège  [19] ». Mais sommes-nous prêtes à cette radicalité et à l’ampleur de cette critique, nous qui avons grandi en suivant un train-train à peine perturbé par de petites révoltes rapidement étouffées par quelques politiques-rustines ? Nous qui avons grandi à une époque où les rapports de forces et les classes sociales sont censés avoir disparu, une époque où on ne parle plus d’intérêts antagonistes mais de points de vue en évolution, de négociations, d’ajustements à trouver ; une époque où se penser collectivement est devenu de plus en plus difficile. Sommes-nous prêtes à prendre la mesure du projet politique proposé par les fondatrices de la revue Questions féministes, nous qui avons grandi avec le sentiment d’être des « presque-égales » ? Car pour avoir envie de contester une oppression, encore faut-il avoir le sentiment d’être opprimée. Avons-nous ce sentiment ? Cela n’a rien à voir avec l’oppression réelle que nous subissons, car nous la subissons, mais avec la manière dont nous l’identifions. Identifier son oppression est une chose terriblement difficile. Cela nécessite de renoncer à une croyance rassurante, selon laquelle nous serions sorties d’affaire, ou presque. Cela nécessite d’être attentives à ce que nous vivons, et exigeantes pour nous-mêmes : cela requiert d’apprendre à ne plus nous contenter de ce que l’on veut bien nous laisser, une presque-égalité, des presque-choix, une presque-liberté. Car certes, la liberté surveillée, c’est bien mieux que la prison, mais si rien ne justifiait la prison avant, qu’est-ce qui à présent justifierait notre liberté surveillée ? Et au nom de quoi devrions-nous l’accepter ? Au nom de quoi devrions-nous accepter de vivre avec ce fil à la patte ? Ce fil qui vous entrave, c’est votre féminité, nous répond-on, portez-le donc avec grâce, comme votre sac à main… et s’il vous pose un problème, c’est que vous avez un problème. C’est ainsi qu’on enferme à nouveau les femmes, en les persuadant que si elles sont malheureuses ce n’est pas à cause de la domination qu’elles subissent, mais bien parce qu’elles ont, individuellement, un problème. Voilà comment on fait croire à des millions de femmes qui se posent les mêmes questions, qu’elles sont seules à se les poser. Voilà comment on leur fait croire qu’elles ont des problèmes personnels à résoudre éventuellement avec un·e psy, ou dans les pages d’un livre de développement personnel, alors qu’elles ont les problèmes que le patriarcat pose à la moitié de la population du globe. C’est bien contre cet isolement et cette individualisation que le mouvement féministe a lutté. C’est pourtant à cette situation d’isolement, d’individualisation des problèmes et de pathologisation des souffrances psychologiques des femmes que l’on est revenu.

Longtemps, j’ai moi-même remâché ce qui n’était qu’une impression floue, une petite voix en moi murmurant : « Il y a toujours quelque chose qui ne tourne pas rond. » Dans le milieu scolaire, dans ma famille, dans mon couple, en allumant la télévision, la radio, en lisant les journaux, je ressentais une gêne qui ne parvenait pas à s’exprimer. J’avançais avec la désagréable impression d’avoir un caillou dans ma chaussure sans parvenir à le trouver pour l’en extirper. Ce que je dois aux chercheures et militantes féministes dont vous allez lire les textes est difficile à exprimer, car non seulement leurs textes ont dessillé mes yeux, mais plus encore, j’ai eu le sentiment en les lisant, de ne plus être seule. Ces écrits ont eu un tel écho en moi, je me les suis si rapidement appropriés, que je ne parviens plus à me souvenir de la façon dont je pensais le monde social avant de les lire. C’est ce qui arrive lorsque l’on découvre des analyses permettant réellement de subvertir un ordre des choses qui, auparavant, nous paraissait naturel et inébranlable. Or, me semble-t-il, c’est précisément de cela dont nous avons besoin aujourd’hui : comprendre que l’histoire n’est pas finie et que ce qui nous semble immuable ne l’est aucunement.


Sabine Lambert est militante féministe, étudiante en sociologie à l’université de Poitiers et membre du comité de rédaction de la revue Nouvelles Questions Féministes.


[1Je pense notamment à la documentariste féministe Carole Roussopoulos (1945-2009).

[2Christine Delphy, « Libération des femmes An X », Questions féministes, n° 7, février 1980, voir dans ce volume, p. 787. Article également publié dans Christine Delphy, Un universalisme si particulier. Féminisme et exception française, Paris, Syllepse, 2010.

[3Quatre féministes signent ce texte, Monique et Gille Wittig, ainsi que Marcia Rothenburg et Margaret Stephenson, le reste de leur groupe refusant de s’y associer. Voir Christine Delphy, « Les origines du Mouvement de libération des femmes en France », Nouvelles Questions Féministes, n° 16-17-18, 1991, p. 140.}} ».

La parution de cet article dans L’Idiot international[[.L’Idiot International, journal pamphlétaire crée en 1969, créé par Jean-Edern Hallier.

[4Les neuf manifestantes étaient : Cathy Bernheim, Monique Bourroux, Frédérique Daber, Christine Delphy, Emmanuèle de Lesseps, Christiane Rochefort, Janine Sert, Monique Wittig, Anne Zelensky. Voir Christine Delphy, ibid., p. 143.

[5L’annonce de la naissance du « Mouvement de libération de la femme française » paraît dans L’Aurore et Le Figaro. Voir Christine Delphy, ibid., p. 143.

[6.Pour simplifier, les différents groupes qui existaient peuvent être classés en trois grandes tendances : la tendance dite « lutte des classes » (prônant la priorité de lalutte des classes sur la lutte des femmes), la tendance « différentialiste » ou « essentialiste » (postulant une différence de nature entre les sexes), et enfin, les « féministes révolutionnaires », dont sont issues plusieurs des fondatrices de la revue Questions féministes (Christine Delphy, Emmanuèle de Lesseps et Monique Wittig).

[7. Les fondatrices de la revue choisissent alors volontairement de substituer au terme « féminisme révolutionnaire » celui de « féminisme radical », afin de ne pas s’approprier les actions et réflexions des groupes « féministes révolutionnaires ».

[8Christine Delphy, « Nos amis et nous. Fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes », Questions féministes, n° 1, p. 43 (les paginations indiquées pour Questions féministes sont celles du présent volume).}}. » Les hommes parlent alors « doublement à notre place », écrit-elle, ils parlent de nous, les femmes, et le font depuis des « lieux d’où nous sommes proscrites[[Ibid.

[9Colette Guillaumin, « De la transparence des femmes. Nous sommes toutes des filles de vitrières », Questions féministes, n° 4, novembre 1978, p. 456.

[10Emmanuèle de Lesseps, « Le fait féminin : et moi ? », Questions féministes, n° 5, février 1979, p. 528.

[11Colette Guillaumin, « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées », Sociologie et Sociétés, vol. 13, n° 2, 1981, p. 19-32.

[12« Une revue théorique féministe radicale », Questions féministes, n° 1, novembre 1977, p. 25.

[13Jalna Hanmer, « Violence et contrôle social des femmes », trad. de l’anglais, Questions féministes, n° 1, novembre 1977, p. 94.

[14Jalna Hanmer, ibid., p. 97.

[15Marie-Andrée Marion, « Viol en procès », Questions féministes, n° 8, mai 1980, p. 966.

[16« Vous vous rappelez à l’école ? “Pousse-toi, ton père est pas vitrier ! Tu me caches la vue.” Eh bien si, apparemment nous avons été engendrées par des vitrières, transparentes nous sommes : on nous voit à travers, on pourrait même dire qu’on ne nous voit pas du tout », Colette Guillaumin, « De la transparence des femmes. Nous sommes toutes des filles de vitrière », Questions féministes, n° 4, novembre 1978, p. 456.

[17. Christelle Hamel, « Violences faites aux femmes : la volonté de ne pas savoir », in Christine Delphy (coord.), Un troussage de domestique, Paris, Syllepse, 2011, p. 92.

[18Ibid.

[19« Une revue théorique féministe radicale », Questions féministes, n° 1, novembre 1977, p. 38.

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