Traduction française de la version longue de la présentation/webinar du 02/03/2025 pour Women’s Declaration International.
Source : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/06/proces-de-mazan-analyse-feministe/
Rappel, quelques chiffres
Mazan est une petite ville d’environ 7 000 habitants dans le département du Vaucluse. La plus proche ville moyenne est Avignon, où le procès a eu lieu. Jusqu’à ce procès, Mazan était surtout connu parce que le château local, maintenant en ruine, a été la propriété du marquis de Sade et de sa famille.
Il y avait 51 hommes sur le banc des accusés mais 54 ont été identifiés, sur 73 violeurs possibles. L’un d’entre eux (Hassan O.) s’est échappé au Maroc et a été jugé in absentia, un autre est décédé entretemps et deux autres relâchés faute de preuves. Si 73 hommes ont été identifiés comme ayant participé aux viols, la police n’a pas pu retrouver la trace de 18 d’entre eux, « qui eux continuent à mener leur vie sans être inquiétés » (DarianPQL 2). Les hommes qui ont été arrêtés avaient de 21 à 63 ans quand ils ont violé. Au moins deux d’entre eux étaient des homosexuels qui ont dit qu’ils étaient venus à Mazan pour avoir des rapports sexuels avec Dominique Pelicot en échange de violer sa femme. Le premier viol recensé date du 23 juillet 2011 en région parisienne (Darian 142) et ils ont pris fin en 2020. D’après le commissaire de police Jérémie Bosse-Plattière, comme certains violeurs sont revenus plusieurs fois, le nombre total de viols pourrait se situer autour de 200. Gisèle Pelicot était endormie principalement avec du Temesta et du Zolpidem, deux médicaments de la famille des benzodiazépines (tranquillisants). Ce sont des médicaments délivrés sur ordonnance, et ils ont été initialement prescrits à Gisèle ou Dominique par le frère de Dominique, Joël Pelicot, qui était médecin, et ensuite par des médecins locaux. Pas moins de 780 comprimés de Temesta ont été administrés à Gisèle.
Tous ces hommes venaient d’une zone à distance de 30 à 40 km autour de Mazan. On n’avait pas affaire ici à une grande ville « décadente » comme Paris ou Marseille, Mazan est une petite ville, un bourg de campagne, et dans cette petite zone autour de Mazan, il y avait au moins 73 hommes qui étaient volontaires pour violer une femme de 60 ans inconnue et inconsciente proposée par son mari.
Ces hommes sont entrés en contact avec Dominique Pelicot sur le site pornographique Coco qui a été fermé depuis, et qui abritait toutes sortes de perversions « de niche » et de trafics, ainsi que des annonces prostitutionnelles. Sur ce site, des échangistes et autres libertins pouvaient discuter de leurs fantasmes, proposer des scénarios et inviter d’autres hommes à les réaliser avec eux. Tous les hommes impliqués fréquentaient le site Coco et d’autres sites pornographiques. 13 d’entre eux évoluaient dans les milieux échangistes, 5 avaient des images pédopornographiques sur leur téléphone ou leur ordinateur (voir annexe). Ce procès a été baptisé « le procès de la soumission chimique » mais on pourrait aussi le nommer « procès de la (consommation de) pornographie ».
Violences sexuelles étant enfant
Sur un total de la cinquantaine d’« invités » de Pelicot, 7 disent qu’ils ont été victimes de violences sexuelles quand ils étaient enfants – viol, inceste, « attouchements sexuels » – (voir annexe). Tous les perpétrateurs de ces violences étaient des hommes. 4 autres d’entre eux auraient été victimes de violences non-sexuelles par des pères autoritaires. Pour certains, ces violences sexuelles sont attestées par des membres de leur famille ou des amis, pour d’autres, c’est juste ce qu’ils disent – il est connu que l’explication du « violeur violé » (les hommes violent parce qu’ils ont été violés étant enfant) est invoquée dans presque tous les procès pour viol par les accusés et les avocats de la défense. 7 violeurs disent avoir été victimes de violences sexuelles quand ils étaient enfants. Cela ne met pas en évidence un déterminisme clair et rigide entre le fait d’avoir été victime de ces violences dans l’enfance et la reproduction de ces violences une fois adulte : le pourcentage est ici de 14% (si aucun de ces hommes ne mentait). Ce chiffre n’est pas loin de l’estimation du pourcentage de garçons victimes de violences sexuelles dans la population générale de garçons, qui est de 17% [1]. Et un nombre presque égal de violeurs déclare avoir eu une enfance heureuse, « choyée », avoir grandi dans « une famille unie » (voir annexe). Un expert psychiatre nommé pour ce procès, Laurent Layet, déclare : « il n’y pas de relation de cause à effet. Ce n’est pas parce qu’on a été victime qu’on devient perpétrateur, il n’y a aucune littérature scientifique qui le prouve [2].
Sur la base du fait qu’il y avait 9 conducteurs de camion impliqués dans ces viols, on pourrait aussi bien dire qu’être camionneur implique le même risque (en fait légèrement supérieur) de commettre des violences sexuelles que celui d’en avoir été victime étant enfant. Mais corrélation n’est pas causalité ; ce que les personnes cherchant des explications sensées devraient plutôt examiner est le nombre de ces hommes qui étaient des consommateurs de porno. C’est-à-dire tous, puisqu’ils ont rencontré Pelicot et discutaient avec lui sur un site porno.
D’après ce que certains de ces violeurs qui ont violé Gisèle P. « une seule fois » ont dit, après avoir passé quelque temps avec Pelicot et sa femme inconsciente, ils ont réalisé que la situation était bizarre, que quelque chose ne collait pas. C’est pourquoi ils auraient refusé quand Pelicot a mis la pression sur eux pour qu’ils reviennent. Un de ces hommes, Charly A. accro au porno, est venu pas moins de 6 fois. Il envisageait de violer sa mère sous sédatif et a dit que Pelicot l’aurait encouragé à le faire (« et ta mère, quand est-ce qu’on la baise ? » « si ce n’est pas ce week end, ça sera pour le week end prochain »). Il dit qu’il ne l’a pas fait, mais a dit à Pelicot qu’il le ferait, pour que celui-ci lui fiche la paix. Il est venu 6 fois, et il a prétendu que c’est seulement à la quatrième fois qu’il a commencé à sentir que quelque chose n’allait pas. 4 des accusés sont venus 6 fois.
Chronologie
Le 12 septembre 2020, Dominique Pelicot a été pris en train de filmer sous la jupe de 3 femmes (upskirting) avec son portable caché dans un sac au supermarché Leclerc de la ville voisine de Carpentras. D’après ce que j’ai lu initialement, c’est Thibaut Rey, un agent de sécurité du supermarché qui a remarqué le comportement de Pelicot, l’a arrêté, a saisi son portable contenant les images incriminantes avant que Pelicot puisse les supprimer et a incité les 3 femmes à porter plainte. Au départ, ces femmes ne voulaient pas porter plainte, mais il les a convaincues. Il a été présenté comme un héros de cette affaire, l’homme sans qui le procès de Mazan n’aurait pas eu lieu, et a été décoré de la Légion d’honneur pour son intervention.
Mais des amies féministes (merci à elles) ont attiré mon attention sur cette information, qui a été presque complètement ignorée par les médias : c’est en fait une femme, un autre membre du personnel de sécurité qui surveillait les écrans de sécurité, qui a remarqué le manège de Pelicot la première. Elle devait rester à surveiller les écrans, elle a donc alerté un agent de sécurité masculin, qui a arrêté Pelicot immédiatement (la vidéo de cette arrestation est en ligne). C’est typique que la bonne réaction de l’agent de sécurité masculin ait été mentionnée et louée dans les médias mais que la bonne réaction de la femme agente de sécurité ait été ignorée. Sans ces deux personnes, Pelicot et ses complices courraient encore…
Evidemment, un autre élément qui a changé la plainte initiale des 3 femmes de Carpentras en quelque chose de bien plus grave a été le fait que Pelicot ait filmé les viols qu’il a organisés et a enregistré ces images dans son ordinateur. Ces vidéos ont fait toute la différence : dans la plupart des affaires de viol, on n’a pas ce genre de preuves, on ne croit pas ce que dit la femme parce que c’est une situation de « parole contre parole ». Là, il y avait 94 vidéos de viols et environ 20 000 images pornographiques. Elles étaient soigneusement classées par date, genre d’actes sexuels, noms des participants, etc. Le classement était si méthodique que les policiers ont pensé initialement à une affaire de chantage. Pelicot a aussi pris des photos de sa fille inconsciente et dénudée, Caroline, et de ses deux belles-filles, Céline et Aurore, éveillées et nues ou presque nues, grâce à des caméras cachées dans les chambres et les salles de bain et les a postées sur Coco assorties de commentaires orduriers : « la fille de la salope » (Darian PQL 2). Suite à la découverte de ces vidéos, Gisèle et Pelicot sont convoqués par la police le 2 novembre 2020, et il est arrêté et placé en garde à vue.
« le procès de la soumission chimique »
Les médias ont nommé ce procès « le procès de la soumission chimique ». Des féministes ont souligné que c’était une façon de faire disparaître les violeurs, dans la même ligne que cette stratégie qui consiste à utiliser la forme passive quand les médias parlent d’affaires de viols : « une femme a été violée ». On ne voit jamais des titres de journaux annonçant « un homme a violé une femme ». Comme une féministe l’a dit, le viol est un crime avec victimes mais sans criminels ».
Dominique Pelicot
Dominique Pelicot est né en 1952, comme sa femme. Il décrit son père comme dominateur et maltraitant envers une mère soumise. Il dit que celui-ci aurait eu des relations incestueuses avec une fille adoptée par la famille, qu’il aurait été violé à l’âge de 9 ans par un infirmier de sexe masculin lors d’un séjour en hôpital, et que plus tard, il aurait été forcé à participer à un viol collectif à l’âge de 14 ans, alors qu’il était apprenti dans le bâtiment. Le frère de Pelicot, Joël, parle d’une famille aimante et de parents faisant de leur mieux pour donner une bonne éducation à leurs enfants – il est lui-même devenu médecin – mais ayant parfois recours aux punitions corporelles, comme c’était l’usage dans les années 50. S’il a fini par accepter que son père ait pu violer une petite fille adoptée, il doute du viol allégué par son frère, qu’il décrit comme un menteur et un manipulateur précoce, doué pour moduler son discours en fonction de son public. D’après lui, sa famille était consciente de sa personnalité manipulatrice mais il était le plus jeune enfant, le « chouchou », et rarement puni. Dominique ayant raconté à ses parents les agissements dont il dit avoir été victime à l’hôpital, ceux-ci prennent contact avec l’hôpital qui leur signale que, contrairement à ce que leur a raconté leur fils, il n’y avait que des infirmières en service, raconte Joël Pelicot [3]. Difficile de savoir qui dit la vérité.
A l’école, Pelicot était un élève médiocre et il a abandonné ses études en 5ème. Il a travaillé pendant un moment dans le bâtiment, comme électricien, et plus tard a décidé de lancer sa propre affaire, d’abord une agence immobilière, ensuite une entreprise de téléphonie. Les deux ont fait faillite, et c’est Gisèle, avec son job stable dans une compagnie liée à EDF, qui faisait marcher la maison financièrement. Quand elle était en activité, ils ont vécu dans différentes villes de la région parisienne (Brunoy, Combs la Ville, Gournay sur Marne…), et se sont installés dans le Vaucluse quand elle a pris sa retraite. Leur relation n‘a pas été sans heurts : Gisèle a eu une liaison avec un collègue de travail marié dans les années 80, et Dominique l’a quittée pour une femme plus jeune. Ils ont divorcé (surtout pour une question de dettes) en 2007, ils se sont remariés et ont divorcé de nouveau en août 2024.
D’après différentes sources, le succès professionnel de Gisèle semble avoir suscité humiliation et ressentiment chez son mari : la « castration » du mari dont la femme gagne plus d’argent que lui ? Caroline écrit que « plus d’une fois, nous l’avons senti frustré et envieux (Darian EJC 102). Pelicot était financièrement et professionnellement un raté, un loser, qui avait une revanche personnelle et sociale à prendre sur sa femme. Les mots dégradants qu’il utilisait à son propos durant les viols et dans les commentaires qu’il postait sur Coco sont révélateurs : « salope de bourgeoise ! » [4]. Aussi, pour expliquer les viols, il a dit qu’il voulait « soumettre une femme insoumise » [5]. Gisèle n’avait rien d’une femme insoumise : elle est revenue à son mari après sa liaison avec un collègue, elle l’a repris après qu’il l’ait abandonnée pour une femme plus jeune et elle a fermé les yeux pendant longtemps sur ses déviances sexuelles, comme on va le voir plus loin.
Mais le peu de limites qu’elle lui posait, c’était encore trop pour lui : elle a refusé d’accepter de pratiquer l’échangisme comme il le lui demandait. Comme elle a eu cette liaison avec un collègue de travail, des avocats de la défense ont avancé l’argument que Pelicot aurait organisé ces viols pour se venger de l’infidélité de sa femme – mais les viols ont eu lieu 30 ans après cette infidélité.
Pelicot apparait comme un manipulateur qui ment et se contredit sans vergogne jusqu’à ce qu’on le confronte à des preuves irréfutables : en ce qui concerne les photos de sa fille Caroline en slip, il a changé plusieurs fois de versions : d’abord, selon lui, ce n’était pas Caroline mais Gisèle sur les photos, ensuite, c’était bien Caroline mais ce n’était pas lui qui avait pris les photos, puis c’était bien lui mais il n’a rien fait à sa fille (Darian PQL 5) . Mais Caroline s’est reconnue, les policiers l’ont reconnue, son mari Pierre l’a reconnue et Pelicot avait créé lui-même un dossier pour ces photos, intitulé « ma fille à poil » [6].
Comme je l’ai mentionné, Pelicot a aussi violé d’autres femmes, celles des hommes qu’il rencontrait sur Coco : Pelicot leur faisait violer sa femme et en échange ils lui laissaient violer la leur. Et surtout il pourrait aussi être un meurtrier et même un serial killer : suite à l’enquête lancée en 2020, son ADN enregistré en 2010 dans le fichier national des empreintes génétiques (FNEG) a matché avec celui recueilli suite au viol de Marion, une jeune fille de 19 ans, à Villeparisis en 1999. Le mode opératoire de ce viol était le suivant : un homme appelle une agence immobilière et demande à visiter une maison ou un appartement sous un faux nom, une agente lui donne rendez-vous sur place, une fois dans la place il lui met un bâillon imprégné d’éther sur le visage, la pousse à terre, la frappe, l’étrangle et essaie de la violer. Dans cette affaire de Villeparisis, l’agente s’est défendue, est arrivée à s’échapper et s’est enfermée dans une des pièces, attendant qu’il parte. Elle a formellement reconnu Pelicot comme l’auteur de l’agression, dit qu’elle a craint pour sa vie et pense que si elle ne s’était pas échappée, son violeur l’aurait tuée. Et la police s’intéresse aussi à d’autres cold cases similaires, des viols ou tentatives avec le même mode opératoire. Lors de l’un d’eux, une agente immobilière nommée Sophie Narme, agée de 23 ans, a été violée et assassinée à Paris, rue Manin dans le 19ème arrondissement en décembre 1991. Il est regrettable que le sperme prélevé lors de l’autopsie post mortem ait été perdu, ce qui n’a pas permis de savoir avec certitude si Pelicot était le meurtrier en comparant avec son ADN. En tout cas, il était dans la région à la date du meurtre et une enquête est en cours sur la base d’indices nombreux et convergents, dont le mode opératoire [7]. Les viols de Mazan ont commencé en 2011, mais qu’a fait Pelicot entre 1999 et 2010 ? Il est peu probable qu’il n’ait commis aucune agression sexuelle durant cette période.
Examiné par des experts psychiatres désignés par la cour, il a été évalué comme n’ayant aucune pathologie ou anomalie mentale mais présentant diverses déviances sexuelles et paraphilies : voyeurisme, exhibitionnisme, candaulisme (regarder sa femme avoir des relations sexuelles avec un autre homme), somnophilie (violer une femme endormie ou inconsciente). Ces experts ont noté une personnalité perverse, manipulatrice, egocentrique, sans empathie, manifestant un grand sang-froid en toutes circonstances :« le voyeurisme fait partie de sa dynamique psychosexuelle, il y a chez lui « une propension à considérer l’autre comme un objet qu’on peut manipuler » (Annabelle Montagné). Et il cultivait « le mensonge et le secret » (Marianne Douteau).
Gisele P.
L’intérêt pour la psychologie de Gisèle n’a pas été tout à fait aussi vif que pour celle de son mari, comme c’est le cas dans la plupart des affaires criminelles : l’assomption implicite pour ce moindre intérêt est que les victimes sont souvent vues comme ordinaires, sans histoire, ennuyeuses et ternes, alors que les meurtriers sont exceptionnels, excitants et audacieux – les victimes sont vues comme des perdantes. Et l’immense majorité des criminels sont des hommes, et les hommes sont généralement vus comme plus intéressants que les femmes.
Gisèle Pelicot est la fille d’un militaire qu’elle décrit comme strict. Sa mère est morte quand elle avait 9 ans, elle a rencontré son mari quand elle avait 18 ans, c’était son premier amour et ils se sont mariés peu après. Ils ont eu trois enfants : David en 1973, Caroline en 1978 et Florian en 1986. A 30 ans, Gisèle a rejoint une entreprise associée à EDF, et a eu ensuite une belle carrière, comme cadre (préparatrice logistique) dans cette compagnie qui intervenait dans les centrales nucléaires.
À première vue, Gisèle P. apparait comme une femme gentille qui s’est généralement conformée aux normes sociales en vigueur : elle s’est mariée jeune avec son premier amour, elle a eu trois enfants et les a élevés comme une mère aimante. Elle a décroché un travail stable à l’âge de 30 ans et gagnait confortablement sa vie alors que son mari lançait de petites entreprises qui ont toutes fait faillite. Elle était le soutien de la famille, c’était elle qui faisait rentrer l’argent alors que son mari accumulait les dettes. Mais elle l’aimait et elle était persuadée qu’il était un homme bien et un bon père. Quand la police l’a convoquée après avoir trouvé les vidéos, un policier lui a posé des questions sur sa relation avec son mari. Sa réponse a été : « mon mari est une personne bienveillante, attentionnée, toujours prête à rendre service. Il est très apprécié par nos relations. Nous avons eu des hauts et des bas mais nous avons toujours réussi à les surmonter » (Darian EJC 47).
Mais quand on lit le livre de sa fille, c’est une image très différente de la version à l’eau de rose de Gisèle P. qui émerge : elle a été manipulée et sous l’emprise de son mari pendant 50 ans. Quand Caroline trie le contenu de la maison de ses parents avant le déménagement de sa mère, elle trouve un tableau peint par son père, une femme nue qui pourrait être sa mère. Au dos du tableau, son titre, glaçant : « L’emprise, août 2016 » (EJC 51).
Pelicot a fait subir à sa femme toutes sortes de violences : physiques et psychologiques, sexuelles et économiques.
Violence economique
L’exploitation financière était présente dès le début de la relation : Gisèle et Dominique Pelicot se sont rencontrés quand ils avaient 18 ans et se sont mariés environ 2 ans après. Se marier aussi jeune n’est généralement pas de bon augure pour ce qui est de l’autonomie féminine. Peu après leur rencontre, Pelicot s’est plaint à Gisèle que son père lui prenait tout l’argent qu’il gagnait comme apprenti. Gisèle, compatissante, a proposé de l’aider. Quand son mari a décidé d’abandonner son job stable d’électricien et de lancer sa propre entreprise, c’est encore elle qui lui a fourni une partie des fonds nécessaires. Mais Dominique était un piètre businessman, il s’est associé avec des individus véreux et ses deux entreprises ont mordu la poussière. Elle a dû payer pour le sortir d’affaire, ainsi que ses enfants et son frère Joël. A plusieurs reprises, il a contracté des emprunts auprès de différentes banques, et il a souscrit ces prêts au nom de jeune fille de sa femme – ce qui fait qu’elle en était légalement responsable.
Comme Pelicot ne gagnait pratiquement pas d’argent, c’est elle qui faisait vivre la famille, elle qui travaillait dur pour nourrir tout le monde. Son job de cadre pour cette compagnie associée à EDF lui donnait droit à un logement de fonction, une grande villa près de la Marne. Ces viols en série et l’administration massive de tranquillisants ont probablement commencé plus tard, quand Gisèle est partie en retraite : quand elle était en activité, elle avait besoin de toute sa tête pour faire son travail. Psychopathe mais pas fou : Pelicot savait d’où venait l’argent.
Il a ainsi accumulé une dette énorme, que sa femme a découverte quand la police a fouillé dans son ordinateur : elle a alors appris qu’elle avait été violée et ruinée. Comme beaucoup de femmes qui font confiance à leur conjoint, elle lui avait laissé l’entière responsabilité de la gestion de leurs finances. Dans son livre, Caroline dit ne pas pouvoir comprendre comment sa mère a pu laisser la gestion de tout ce qu’ils possédaient à un aussi mauvais manager, sans jamais rien vérifier. À un moment, leurs meubles ont fait l’objet d’une saisie par huissier. Comment Gisèle a-t-elle pu voir tout son mobilier emmené par un huissier et continuer à faire confiance aveuglément à son mari, s’interroge Caroline ? Qui écrit à son propos : « tu as monté des entreprises, elles ont toujours coulé, tu avais toujours une embrouille quelque part » (Darian EJC 24).
Violences conjugales
Gisèle a donné une image presque idyllique de son mariage mais, derrière les portes closes, la réalité était différente. Sa fille rapporte des disputes fréquentes entre sa mère et son père, pendant lesquelles elle se réfugiait chez des ami/es. Elle a entendu son père mal parler à sa mère : « il pouvait même rembarrer maman » (Darian EJC 42). Elle a vu une fois son père agresser physiquement sa mère : « j’ai vu mon père soulever ma mère de ses deux mains par le col de sa chemise. Elle était plaquée contre le mur de la salle de bains, à quelques centimètres du sol. À cette époque, je crois que ma mère souhaitait le quitter » (Darian EJC 99). Il est typique que ces violences aient eu lieu au moment où Gisèle voulait quitter son mari. Elle a elle-même reconnu ces violences mais elle les a minimisées, en précisant qu’elles n’avaient eu lieu « que » lorsque son mari avait découvert son infidélité : quand celui-ci apprend que sa femme a eu une aventure avec un collègue ingénieur marié, il y a une violente dispute et Gisèle P. se réfugie en Bretagne, chez ses parents. Pelicot « arrive comme un fou » pour la récupérer de force mais elle l’aime, elle lui pardonne et revient à lui [8].
Dans une des lettres illégales (non visées par l’administration judiciaire) qu’il a envoyées à sa femme lorsqu’il était en prison, Pelicot pleure sur lui-même, se plaint qu’il souffre horriblement, lui demande d’être « indulgente », la supplie de lui pardonner, et il conclut que sa femme est « une sainte ». On a l’impression que c’est justement parce qu’elle est une sainte, une personne gentille, généreuse et pardonnante qu’il l’a tellement abusée : Pelicot se comporte comme les personnages du marquis de Sade, le seigneur de Mazan et auteur de « Les infortunes de la vertu », qui ont besoin d’une jeune fille pure, douce, innocente et naïve (l’orpheline Justine dans ce livre) pour augmenter l’excitation qu’ils ressentent à dégrader les femmes et à les transformer en goules débauchées : on ne peut pas dégrader une « femme tombée », une putain. Dans les scénarios pervers de son mari, Gisèle était la Vertu martyrisée par le Vice : en la faisant violer par des dizaines d’hommes, il transformait la sainte en putain et en tirait une excitation sadique.
Violences sexuelles
Pelicot a filmé 94 viols, commis par lui-même ou par des étrangers. Il emmenait aussi Gisèle sur des aires de routiers pour la faire violer par des camionneurs. Son mode opératoire pour organiser ces viols était le suivant : il postait des photos de sa femme en tenue porno sur le forum de discussion « à son insu » qu’il avait créé sur le site Coco et il offrait aux hommes qui venaient sur ce forum de violer sa femme, seuls ou avec d’autres hommes : « cherche des complices pervers pour abuser de ma femme endormie par mes soins en tournante à deux chez moi » était sa proposition (Darian PQL 11). Les instructions qu’il donnait confirmaient qu’elle serait inconsciente : pas de parfum, interdiction de fumer, pas de portable, interdiction de parler à voix haute, pas de mains froides, se laver les mains avec de l’eau chaude, rien qui puisse la réveiller. Seulement 30% des hommes contactés ont décliné sa proposition de violer sa femme inconsciente. Caroline Darian ajoute à propos des vidéos de ces viols : « lorsqu’ils constatent qu’elle est inconsciente, ça ne semble pas les freiner, au contraire » (Darian EJC 95). Sur Coco, quand Pelicot planifiait des visites chez d’autres hommes pour violer leur femme, il précisait que, s’il y avait des enfants dans la maison, ils sont « à shooter au diner » (Darian EJC 93), c’est-à-dire que leur père devait leur administrer des sédatifs pour les endormir.
Destruction de sa santé
Pelicot a détruit sa santé, et c’est un miracle qu’elle ait survécu : les quantités énormes de Temesta et de Zolpidem qu’il lui a fait avaler plongeaient fréquemment sa femme dans un état comateux. Elle avait des pertes de mémoire effrayantes : d’un jour à l’autre, elle oubliait qu’elle avait parlé au téléphone avec sa fille. Elle ne se souvenait plus d’avoir été chez le coiffeur. Elle parlait de façon incohérente, comme si elle était ivre. Elle pensait qu’elle avait Alzheimer. Elle s’effondrait comme une poupée de chiffon, elle perdait connaissance. En 8 ans, elle a perdu 10 kg, elle perdait ses cheveux. Elle aurait pu mourir d’une overdose, d’une crise cardiaque. Elle a consulté des médecins pour cette intoxication causée par cette administration massive d’anxiolytiques. Un premier médecin lui a diagnostiqué un « ictus amnésique », un autre a parlé d’un « terrain anxieux ». Et lui a prescrit un calmant ! Il est typique que, quand des docteurs ne peuvent identifier le problème médical d’une patiente, ils lui prescrivent des calmants. Aucun d’entre eux n’a envisagé qu’elle aurait pu être droguée. Elle a attrapé 4 STDs, y compris le papillomavirus qui requiert des examens médicaux réguliers parce qu’il peut déclencher un cancer de l’utérus (cervix). Un des violeurs était séropositif [9] mais heureusement non-contagieux (elle a été testée négative au HIV) : son mari non seulement n’exigeait pas le port du préservatif mais même parfois l’interdisait, d’après ce que rapporte Caroline. Et pendant tout ce temps, cet homme qui la tuait à petit feu était attentionné, aux petits soins pour elle, disait s’inquiéter pour sa santé, lui recommandait de ne pas se surmener quand elle s’occupait de ses petits-enfants, la conduisait chez le docteur…
Red flags et avertissements
Il y en a eu beaucoup. Une première fois, en 2010, Pelicot a été pris en train de filmer sous les jupes des femmes au Carrefour de Collégien en Seine et Marne (Damian PQL 64). Il a été emmené au commissariat, son ADN a été enregistré au fichier national des empreintes génétiques des délinquants et criminels (FNEG) et il a reçu une amende de 100 Euros. Il se masturbait devant son ordinateur en regardant du porno dans son bureau, porte grande ouverte, une de ses belles-filles l’a surpris et a alerté son mari (Darian EJC 108). Ses fils ont remarqué qu’il regardait beaucoup de porno [10]. Il proposait à ses petits-enfants de « jouer au docteur » et il est passé à l’acte avec l’un d’eux, Nathan, à qui il imposait des « caresses forcées » et de se doucher devant lui, rapporte Caroline (Darian PQL 25). Comme Caroline, Nathan a porté plainte contre lui. Les filles d’Aurore (la femme de Florian), lui ont parlé du jeu que leur a proposé Pelicot : « elles auraient des bonbons si elles acceptaient de soulever leur t-shirt dans un supermarché » (Darian PQL 26).
Son fils Florian ne voulait plus le laisser seul avec ses enfants [11]. Pelicot prenait des photos de ses belles-filles nues, avec des caméras cachées dans les chambres ou la salle de bains, et Caroline en a informé sa mère. Pour Céline, la femme de David, il y a eu une centaine de clichés s’échelonnant sur des années, postés en ligne avec des commentaires obscènes (Darian PQL 25). La police a aussi trouvé dans l’ordinateur de Pelicot des images où il se masturbait dans les sous-vêtements d’Aurore [12]. Il a mis la pression sur sa femme pour qu’elle accepte de pratiquer l’échangisme, mais elle a refusé. Il prenait des photos d’elle nue quand elle s’habillait ou se déshabillait. Il consommait des quantités massives de Viagra. Gisèle a attrapé 4 fois des MSTs. Des avocats de la défense ont posé la question : « comment ne pouvait-elle pas s’étonner qu’elle ait attrapé des MSTs 4 fois ? » Comment ne pouvait-elle pas réaliser, quand elle dormait 18 heures d’affilée, qu’elle avait été droguée ? Elle a fini par avoir des soupçons et a demandé une fois à son mari : « est-ce que tu m’as droguée ? » Il est probable que les quantités massives de tranquillisants que lui administrait son mari aient contribué à son aveuglement.
La meilleure amie de Gisèle, la marraine d’une de ses fils, une amie de 20 ans qui était comme un membre de la famille (dans son livre, Caroline Darian la nomme Pascale) avertit Gisèle que Pelicot lui faisait des avances : « tu ne sais pas avec qui tu vis. Il serait temps d’ouvrir les yeux. Ton mari n’est pas celui que tu crois » (Darian EJC 38). Bien entendu, Pelicot a nié. Furieuse de cette révélation, Gisèle a rompu avec son amie. Pour expliquer cette rupture, elle a dit que c’était au contraire Pascale qui s’intéressait de trop près à son mari. Réaction typique de nombreuses épouses aveugles : quand leur conjoint infidèle fait des avances à une autre femme, c’est la femme qui l’a provoqué.
Pelicot a été pris une deuxième fois en train de filmer sous les jupes des femmes en 2020. Il s’est confessé à Gisèle mais il lui a menti : il lui a parlé de deux femmes et n’a pas mentionné qu’il filmait (Darian EJC 45). Gisèle lui a pardonné mais lui a dit que s’il recommençait, elle le quitterait, et qu’il fallait qu’il se fasse soigner. Ensuite, la police les a convoqués pour leur faire visionner les vidéos et entendre ce qu’ils avaient à dire là-dessus. Caroline note que, quand Pelicot s’est rendu à cette convocation, il ne parait nullement inquiet : « il pense qu’il va passer entre les mailles du filet » (une fois de plus) et qu’il ne s’agit que d’une « simple formalité administrative » (Darian EJC 47). La chronologie des événements montre qu’il a même organisé un dernier viol après la première convocation par la police.
Deni et syndrome de Stockholm
Lorsque Gisèle voit les vidéos où elle est violée, sa première réaction est l’incrédulité et le déni : « êtes-vous sûrs qu’il n’y a pas une erreur sur la personne » ? (Darian EJC 48). Quand son mari est en garde-à-vue (GAV), après les révélations des vidéos, « elle lave, sèche et repasse les vêtements de mon père, lui prépare un sac de rechange pour lui apporter au commissariat » (Darian EJC 50). Même déni quand elle voit les photos de sa fille, endormie, en slip, prises à deux endroits différents avec le même slip. Caroline remarque que ce slip ne lui appartient pas, elle ne croit pas qu’elle dorme naturellement, avec une lumière très forte, dans une position bizarre et alors qu’elle ne dort jamais en slip. Et elle aussi a eu des problèmes gynécologiques récurrents. Elle pense qu’elle a été droguée par son père, et qu’elle a été victime d’inceste. Quand elle en parle à sa mère, Gisèle refuse d’envisager cette possibilité. Bien sûr, Pelicot nie tout, et Gisèle le croit. Caroline déteste la façon dont sa mère se fait manipuler par son père, dont elle s’apitoie sur lui quand il est en prison et qu’elle se sente même coupable des viols qu’il lui a fait subir : « ton père n’est pas bien là où il est, il souffre, j’ai sans doute dû rater quelque chose durant ces dernières années ». Ces sentiments de culpabilité sont typiques des victimes de violences sexuelles. Et Caroline diagnostique : « ok, empathie avec le bourreau. Syndrome de Stockholm » (Darian EJC 83).
Les lettres illégales envoyées par Pelicot de sa prison augmentent l’irritation de Caroline. Dans la première, Pelicot se plaint de ses conditions de détention, pleure sur lui-même : « ici, c’est affreux (…) Je vous demande d’être indulgents (…) C’est assez dur pour moi (…) Je n’en dors pas la nuit, je perds du poids (…) Dites-leur que je leur demande pardon ». (Darian EJC 86-87). Et Caroline commente : « tout tourne autour de lui, de ses besoins et de sa petite personne » (Darian EJC 87).
Les droits de Pelicot sont tels qu’il ne réalise même pas l’incongruité, l’obscénité qu’il y a à demander le pardon d’une femme qu’il a fait violer et violée des centaines de fois. Gisèle cache ces lettres à sa fille. Caroline se pose la question : « qui cherche-t-elle à protéger au juste ? Si je récapitule, ma mère est au courant pour les photos de moi dénudée (…) Elle ne m’a pas accompagnée à l’hôpital psychiatrique et elle me cache maintenant l’existence de ce courrier. À croire qu’elle se range du côté de son débauché de mari. À cause de mon père, je suis en train de perdre ma mère » (Darian EJC 84). Gisèle n’a pas non plus rendu visite à sa fille quand celle-ci était en hôpital psychiatrique, effondrée après avoir vu ces photos, elle ne voit pas que son mari veut la monter contre Caroline. Désormais, il y a deux camps dans la famille.
Syndrome st
Incompréhensiblement, après avoir vu ces vidéos où Pelicot la fait violer par des dizaines d’inconnus, Gisèle continue à se soucier des besoins de son mari emprisonné : « maman veut que mon père puisse disposer de ses affaires en prison. Elle lui a donc préparé un sac, avec des vêtements chauds, et quelques effets personnels qu’elle va laisser à la loge du centre pénitentiaire du Pontet » (Darian EJC 104).
Dans une seconde lettre illégale, Pelicot va encore plus loin dans le mensonge et la manipulation : il écrit à sa femme qu’il est en danger… à cause de Caroline. Selon lui, « Caroline a tout raconté aux parents de mon codétenu qui ne veut plus être avec moi. Essayez de la calmer car on va me lyncher ici, ça ne pardonne pas, c’est urgent » (Darian EJC 122). Caroline commente : « il veut nous dresser les uns contre les autres » ; sa mère ne voit toujours pas son manège, elle trouve des circonstances atténuantes à son mari. Quand Caroline évoque la possibilité de l’inceste, elle lui déclare : « arrête de te faire du mal, ton père n’a pas pu faire une chose pareille. Je ne peux m’y résoudre sinon cela achèverait de me détruire » (Darian EJC 137). Venant d’une femme qui a vu les 94 vidéos de ses viols, et les images dénudées de sa fille et de ses belles-filles, le niveau de déni est stupéfiant. Caroline « en veut à sa mère qui se laisse duper », qui lui reproche son « ingratitude » envers son père et qui lui rappelle qu’« il a beaucoup fait pour toi mais aussi pour tes frères ». Et qui conclut par « j’ai été heureuse avec lui, je l’ai tant aimé, je préfère garder en mémoire les bons moments » (Darian EJC 158). Et elle demeure convaincue que l’homme qui l’a fait violer au moins 94 fois l’aimait…
À la date du procès, Gisèle ne reconnait toujours pas la possibilité de l’inceste (bien que ses avocats lui aient recommandé de dire qu’elle ne l’exclut pas). Caroline voit dans ce déni un « abandon de trop » (Darian PQL 43) et en conclut qu’elle devra se « passer d’une relation-mère fille qui lui tenait tant à cœur » (Darian PQL 43). Et quand elle explose face à son père qui ment, change plusieurs fois de version et se contredit face aux juges, sa mère lui dit de « ne pas se donner en spectacle » (Darian PQL 45)…
Nous savons que le déni est une stratégie de survie : elle permet à celleux qui l’utilisent d’ignorer un aspect de la réalité trop douloureux pour qu’iels puissent l’admettre. Nous savons aussi que l’identification à l’agresseur est aussi un mécanisme de défense. Les deux sont clairement présents chez Gisèle : elle s’identifie à son mari, contre sa fille. Une avocate s’adresse ainsi à Pelicot : « entre Caroline et vous, M. Pelicot, elle (Gisèle) vous a incontestablement choisi vous » (Darian PQL 44).
Les médias ont présenté Gisèle Pelicot comme une icône féministe. Est-elle une icône féministe ? Elle a eu le courage de porter plainte, alors que la plupart des femmes violées par leur conjoint n’osent même pas y penser – mais son cas était à une toute autre échelle – il s’agissait de dizaines de viols par des inconnus. Elle a refusé le huis-clos habituel et a décidé de rendre ce procès public, dans l’intérêt de la protection des femmes, a-t-elle déclaré. En discutant avec les intrépides féministes locales qui sont venues en masse pour la soutenir, elle a exprimé un intérêt pour les idées féministes. À cause des vidéos, il ne pouvait y avoir aucun doute sur la réalité des viols, donc Gisèle a été qualifiée de « victime parfaite ».
L’expression signifie que, vu les preuves écrasantes découvertes dans l’ordinateur de Pelicot, personne ne pouvait douter de la réalité de ces viols. Mais cette expression a un autre sens, plus dérangeant : dans les sociétés patriarcales, les femmes sont censées être des victimes, des « long suffering wives », des machines à souffrir. C’est aussi parce que des femmes comme Marilyn Monroe ou Gisèle P. sont des « victimes parfaites » qu’elles suscitent un tel intérêt : elles ont été victimes des hommes tout au long de leur vie, elles ont été complètement détruites par les hommes. Le patriarcat aime ces femmes détruites qui ont enduré d’énormes violences de la part des hommes, et qui pourtant survivent, le fait qu’elles aient supporté toutes ces violences étant la preuve qu’elles sont de bonnes femmes, de bonnes épouses, des « stand by your man women » qui restent avec leur homme quoi qu’il leur fasse, même en cas de violences physiques et sexuelles, même s’il les rend malade et les a presque tuées, même s’il se fait entretenir par elles et qu’il les a ruinées. C’est un spectacle inspirant quand une femme piétinée par un homme pendant des années finit par se révolter et le traîne en justice mais on peut aussi considérer qu’une femme qui ne se laisse pas détruire par un homme est une meilleure icône féministe. Le patriarcat aime ces femmes détruites par les hommes et célèbre leur « résilience » mais les flots d’empathie qu’il leur témoigne sont teintés d’excitation sadique. Lola Lafon dit qu’elle « voudrait qu’on arrête de célébrer le courage et la force des femmes (…) Qu’on cesse enfin de glorifier leur capacité à encaisser » [13].
Les épreuves que Gisèle P. a subies et son attitude digne et courageuse pendant le procès forcent l’empathie et le respect mais son déni face aux comportements sexuellement déviants de son mari doit être passé au crible de l’analyse féministe : il ne s’agit pas de lui jeter la pierre individuellement pour son aveuglement mais de mettre en lumière le contexte socio-culturel qui l’a produit, à savoir la socialisation féminine conventionnelle qu’elle a profondément intériorisée, et les croyances et illusions dangereuses qu’elle véhicule et autour desquelles elle a construit sa vie : l’amour doit être central dans la vie des femmes et tous les clichés qui vont avec cette assertion ( « l’amour triomphe de tout », le mariage et la maternité sont la vocation naturelle des femmes et elles doivent tout faire et tout accepter pour sauver leur couple). Gisèle a été si totalement aveuglée par l’amour qu’elle portait à son mari qu’elle n’a pas voulu voir ce qu’elle voyait, entendre ce qu’on lui disait. Mazan, « procès de la soumission chimique », procès de la pornographie, procès de l’emprise, du contrôle physique et psychologique de Pelicot sur sa femme mais surtout, procès des illusions et des mystifications auxquelles les femmes sont conditionnées – et de l’aveuglement qui en résulte et qui permet aux hommes de se comporter horriblement sans qu’elles se rebellent, sauf à la toute dernière extrémité. Autrement dit, c’est l’adhésion de Gisèle à ces mythes de l’amour et du couple comme valeurs suprêmes et suprêmes accomplissements des femmes qui a préparé le terrain aux manipulations de son mari et à sa mise sous emprise. Et l’aveuglement dont elle a fait preuve n’est pas exceptionnel : les femmes des accusés de Mazan ne se doutaient pas de la double vie criminelle de leurs maris, et beaucoup les ont défendus et leur ont pardonné.
Enfin, 7 accusés (soit 14%) ont dit avoir été victimes de violences sexuelles étant enfant, contre un nombre presqu’égal qui disent avoir eu une enfance heureuse : ces hommes, les ex-enfants choyés comme les ex-enfants agressés, ont pareillement violé Gisèle Pelicot. Sur la base de ces chiffres, (et comme l’a signalé l’expert psychiatre Laurent Layet cité plus haut), on ne peut donc pas avancer que le fait d’avoir été victime de violences sexuelles étant enfant est un facteur déterminant dans la reproduction de ces violences une fois adulte. Cette théorie du « violeur violé » est un mythe patriarcal utilisé de façon récurrente par les avocats de la défense et les agresseurs eux-mêmes et un élément de la culture de l’excuse qui les protège et qui, en leur trouvant des circonstances atténuantes, vise à minimiser leur responsabilité dans les crimes qu’ils commettent. Mais surtout l’explication des violences sexuelles masculines par des circonstances biographiques individuelles permet d’en gommer le caractère systémique.
Par contre, au moins 10 de ces hommes fréquentaient les milieux « libertins » (soit 20%), 18 (soit 36%) avaient déjà été condamnés pour des délits ou/et crimes avant le procès (dont 8 pour des violences sexuelles ou physiques envers leurs femmes et enfants), 4 étaient détenteurs d’images pédopornographiques et 2 étaient des clients réguliers de la prostitution. L’explication de leur passage à l’acte est sans doute multifactorielle, mais il y a un de ces facteurs que tous ces hommes avaient en commun, c’est leur consommation régulière de porno.
Mazan est le procès de la soumission chimique mais c’est aussi le procès du biberonnage de ces hommes au porno : visiteurs réguliers de sites pornos, ils exposaient leurs fantasmes pornos sur un site porno, Coco, où ils cherchaient des complices pour les réaliser. Mazan est aussi le procès du soi-disant « libertinage » qui, sous l’alibi du « libre » consentement des parties intéressées, n’est le plus souvent que le consentement des femmes à des pratiques dégradantes et dangereuses sous la pression insistante de leur conjoint, si même ces femmes ne sont pas droguées, comme dans le cas de Mazan.
Mais le plus évident dénominateur commun des accusés, c’est qu’ils sont tous des hommes, des hommes ayant profondément intériorisé les normes comportementales de la masculinité patriarcale. Comme tel, Mazan est finalement le procès de la masculinité : « les accusés qui défilent à la barre apportent la preuve que notre société est structurellement sexiste et malade de sa domination masculine » [14]. « Ils rejettent la culpabilité partout et sur tout le monde, sauf sur eux-mêmes ». Sur leur enfance malheureuse, sur leur ignorance, sur leur consommation d’alcool ou de cannabis, sur Pelicot et parfois même sur Gisèle elle-même, que certains ont accusée d’être complice de son mari [15]. Quand ils sont venus à Mazan pour la violer, certains de ces hommes ne l’ont même pas regardée, n’ont même pas vu son visage, « n’ont pas prêté attention ». Presque tous « expriment un désintérêt total pour la victime au moment des faits » et, durant le procès, ils ne pensent qu’à eux-mêmes [16]. Ce que tous les hommes de Mazan ont en commun, en plus de leur consommation de porno, c’est leur désastreuse image de la femme : Gisèle était une femme « réduite à un corps et un corps réduit au rang d’objet à disposition pour le seul plaisir des hommes » [17]. Et depuis ce procès, et face à la double vie criminelle des accusés et à l’aveuglement de leurs compagnes, quelle femme en couple hétérosexuel ne se demande pas si elle connait vraiment l’homme avec qui elle vit…
En conclusion : est ce que les violeurs sont des monstres ou est-ce que ce sont des Monsieur Tout le Monde, des hommes ordinaires ? La réponse est : les deux. Parce ce que dans le patriarcat, les hommes sont (socialisés à être) des monstres.
Francine Sporenda
[1] https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/affaire-des-viols-de-mazan/comment-le-garcon-que-j-ai-connu-a-pu-devenir-cette-chose-la-au-proces-des-viols-de-mazan-joel-pelicot-regle-ses-comptes-avec-son-frere_6825956.html
[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/161124/laurent-layet-expert-au-proces-mazan-ce-n-est-pas-parce-qu-ete-victime-qu-devient-auteur
[3] https://www.bfmtv.com/police-justice/affaire-des-viols-de-mazan-le-frere-de-l-accuse-temoigne-pour-la-premiere-fois_AN-202311160524.html
[4] https://www.laprovence.com/article/region/1236183214288415/proces-des-viols-de-mazan-12-ans-requis-contre-jean-t-employe
[5] https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/proces-des-viols-de-mazan-soumettre-une-femme-insoumise-c-etait-mon-fantasme-avoue-dominique-pelicot-3834300
[6] https://www.ladepeche.fr/2024/11/19/proces-de-mazan-ma-fille-a-poil-jouer-au-docteur-avec-son-petit-fils-dominique-pelicot-est-il-aussi-coupable-dinceste-12332977.php
[7] https://www.20minutes.fr/faits_divers/4130459-20241221-proces-viols-mazan-meurtre-sophie-narme-tentative-viol-dominique-pelicot-vise-autres-affaires
[8] https://www.slate.fr/societe/quand-vient-la-nuit/affaire-viols-mazan-dans-cette-famille-cache-larmes-partage-rires-proces-avignon-vaucluse-gisele-dominique-pelicot
[9] https://www.europe1.fr/Police-Justice/viols-de-mazan-un-seropositif-un-menteur-invetere-huit-nouveaux-accuses-passes-au-crible-4276927
[10] https://www.tf1info.fr/justice-faits-divers/il-droguait-sa-femme-pour-que-des-hommes-la-violent-quel-est-le-profil-de-dominique-p-juge-aux-cotes-de-50-accuses-a-partir-de-ce-lundi-2-septembre-2024-2317350.html
[11] https://www.ladepeche.fr/2024/11/19/proces-de-mazan-ma-fille-a-poil-jouer-au-docteur-avec-son-petit-fils-dominique-pelicot-est-il-aussi-coupable-dinceste-12332977.php
[12] https://www.ladepeche.fr/2024/11/19/proces-de-mazan-ma-fille-a-poil-jouer-au-docteur-avec-son-petit-fils-dominique-pelicot-est-il-aussi-coupable-dinceste-12332977.php
[13] Laurence Rosier, « La Riposte », 75.
[14] https://www.mediapart.fr/journal/france/161124/proces-des-viols-de-mazan-le-grand-deballage-de-la-masculinite
[15] Idem
[16] Idem
[17] https://www.mediapart.fr/journal/france/091124/au-proces-des-viols-de-mazan-la-terrible-image-de-la-femme-des-accuses?at_medium=rs-cm&at_campaign=mastodon&at_account=mediapart
Voir les annexes sur le site : Révolution féministe
https://revolutionfeministe.wordpress.com/2025/03/29/proces-de-mazan-analyse-feministe/
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