Tiré de Entre les lignes et les mots
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Comment les femmes des régions frontalières de la Russie vivent-elles aujourd’hui sous la double pression militariste et reproductive ? Pourquoi la guerre est-elle le moyen le plus efficace pour dissuader les femmes d’avoir des enfants ? La militante féministe Anna Shalamova a recueilli trois monologues de femmes vivant dans la région de Koursk.
Au cours des trois ans et demi d’opérations militaires actives, la population combinée des régions de Koursk, Belgorod et Briansk a diminué de 127 500 personnes. À titre de comparaison, la perte totale de population entre 2011 et 2022 était de 145 700 personnes. Deux raisons principales expliquent ce déclin : l’augmentation de la mortalité et l’exode de la population. Quatre-vingt pour cent de la perte de population enregistrée est due à un nombre de décès supérieur à celui des naissances. Les 20% restants sont attribués aux personnes qui quittent les zones frontalières. Cependant, les chiffres réels sont probablement plus élevés, car tout le monde ne met pas à jour son domicile officiel lorsqu’il déménage. D’après les seules statistiques officielles, les régions frontalières, en particulier la région de Koursk, ont perdu environ 30% de leur population.
Bien que les bureaux d’état civil russes (ZAGS) aient commencé à dissimuler les données relatives aux naissances et aux décès, il est clair que l’appareil répressif de l’État n’est pas parvenu à améliorer la situation démographique par des mesures restrictives. La région de Koursk sert depuis longtemps de terrain d’essai pour les restrictions anti-avortement qui sont ensuite mises en œuvre dans toute la Russie. Il s’agit notamment d’un projet de loi interdisant « l’avortement forcé », la suppression des services d’avortement dans les cliniques privées et le « conseil pré-avortement » obligatoire avec des psychologues et des travailleurs ou des travailleuses sociales. D’autres mesures consistent à diffuser des films pro-vie dans les écoles et à offrir des cadeaux tels que des chaussons pour bébés aux femmes qui envisagent un avortement. La région est devenue un pionnier dans la mise en œuvre de telles restrictions.
Ainsi, deux « opérations spéciales » se déroulent simultanément dans la région de Koursk : l’une militaire et l’autre démographique.
Conformément au discours traditionaliste qui a gagné en popularité depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les responsables politiques reprochent souvent aux femmes de ne pas avoir d’enfants, affirmant que leurs valeurs sont « complètement erronées ». Les femmes nées dans les années 1990 sont particulièrement critiquées pour se concentrer sur leur carrière et être influencées par la propagande occidentale.
Mais qu’en pensent les jeunes femmes sans enfants des régions frontalières ? Comment vit-on sous la pression du militarisme et de la reproduction ? Voici les témoignages de trois femmes de la région de Koursk.
Angelina, 30 ans
Travaille en poste (rotation)
« Le 17 février 2022, j’ai découvert que j’étais enceinte. Mon petit ami et moi étions ensemble depuis plus de deux ans et vivions ensemble depuis un an. Nous n’essayions pas d’avoir un bébé, mais nous ne faisions pas non plus particulièrement attention. Honnêtement, je n’étais pas opposée à l’idée d’être enceinte. Je sentais qu’il était temps de fonder une famille. Nous avions un logement, des emplois décents et une relation stable. Je me suis dit que si cela arrivait par accident, je ne me ferais pas avorter. »
Ma mère m’a eue sur le tard et elle voulait vraiment des petits-enfants. Elle en parlait souvent avec mon petit ami et moi, nous suggérant de nous marier et d’avoir des enfants tant qu’elle était encore là et en bonne santé pour nous aider. Je n’étais donc pas ravie quand j’ai découvert que j’étais enceinte. Mais je l’ai accepté. Je me suis dit que le moment était venu et que j’étais prête à avoir un bébé. Mon petit ami était fou de joie. Il a immédiatement commencé à planifier un mariage au printemps ou en été et à réfléchir à des prénoms pour le bébé.
Le début de la guerre a été un choc total pour moi. J’avais de la famille à Kyïv et à Kharkiv, et des cousin·es à Kherson et à Soumy. Ma mère a grandi à Soumy. Mon père était originaire de Kherson. J’ai visité Soumy plusieurs fois quand j’étais enfant. Ma mère était proche de nos parent·es ukrainien·nes et leur parlait souvent. Nous étions folles d’inquiétude. Pour vous donner des nouvelles, mes cousin·es sont maintenant en sécurité en Allemagne, et nos proches de Kharkiv et Kiev vont bien aussi. Mon petit ami était originaire d’une petite ville frontalière de la région de Koursk. Ses parents y vivent toujours. Je pensais qu’il comprendrait mon inquiétude pour mes proches. Mais environ une semaine après le début de la guerre, il a semblé perdre son sang-froid.
Avant, il ne buvait que quelques bières. Mais soudain, il s’est mis à descendre des litres de vodka et de cognac. Une fois, il a bu quatre litres de cognac en seulement deux jours. Cette beuverie a duré des semaines sans interruption. Il a quitté son travail. Il s’est mis à me crier dessus. Il criait qu’il était patriote et qu’il allait rejoindre la société militaire privée Wagner pour aller faire la guerre, alors qu’il n’avait jamais fait son service militaire ! Je ne reconnaissais plus l’homme dont j’étais tombée amoureuse. Ce n’était plus Sasha. Il était devenu quelqu’un d’autre : colérique, cruel, un véritable psychopathe. J’ai commencé à avoir peur de lui.
Pour couronner le tout, il s’est mis à insulter mes parents. Il disait des choses comme : « Les Khokhols [ndlr : terme russe péjoratif désignant les Ukrainien·nes] ne sont même pas des êtres humains. Que quelqu’un devrait les dénoncer et faire contrôler leurs proches ukrainiens. Et s’ils étaient des espions ou faisaient partie de l’armée ukrainienne ? » Un jour, il s’est saoulé, m’a frappée au visage et m’a tant violée que j’ai saigné. J’avais enfin atteint mes limites. J’ai emménagé chez mes parents et j’ai décidé d’avorter. J’ai réussi à le faire à temps : l’avortement a été pratiqué à 12 semaines.
J’ai demandé à mon père d’aller chez Sasha pour récupérer mes affaires. Je ne voulais absolument pas le voir. Pour aggraver les choses, il a découvert que j’avais avorté et a commencé à m’envoyer des menaces et des insultes depuis de faux comptes. Il m’a traitée de meurtrière, de monstre et de salope. Il m’a écrit qu’il aurait dû commencer à me battre plus tôt et m’attacher au radiateur pour m’empêcher « d’aller tuer notre bébé ». Pendant ce temps, mon ex ne voyait aucun problème à me faire risquer une fausse couche en me violant.
Puis, j’ai découvert que quelqu’un avait retiré 45 000 roubles de ma carte bancaire, ce qui m’a coûté des intérêts substantiels. Il s’est avéré que c’était bien Sasha. Depuis un autre faux compte, il m’a écrit que c’était une « compensation » pour le fait que j’avais « tué notre enfant et privé de la possibilité de devenir père ». Honnêtement, je ne pouvais pas croire à quelque chose d’aussi absurde. Mes parents ont insisté pour que j’aille à la police et que je porte plainte pour vol.
Mon ex-fiancé n’a jamais rendu l’argent, mais il est parti à la guerre. Je ne sais pas s’il a rejoint une société militaire privée ou s’il a fini ailleurs. Tout ce que je sais, c’est qu’il est vivant et qu’il se bat quelque part.
Je suis aujourd’hui dans une relation saine. Je ne me suis sentie en sécurité qu’au début de cette année, lorsque mon nouveau petit ami et moi avons déménagé ensemble pour travailler en rotation. À un moment donné, j’ai réalisé que je ne pouvais plus marcher dans les rues de Koursk sans avoir peur. Je voyais Sasha dans chaque soldat, comme s’il était revenu pour se venger de moi. J’ai commencé à avoir des crises de panique, des insomnies, des cauchemars et une peur des endroits bondés. Je ne me sens à peu près normale que lorsque je suis loin de Koursk, dans un endroit où il n’y a pas de militaires. Mon petit ami et moi avons décidé de quitter la ville pour de bon et d’emmener mes parents avec nous.
Je suis fermement opposée à toute restriction d’accès ou interdiction de l’avortement. Si je n’avais pas pu avorter, j’aurais été liée à jamais à un homme instable et dangereux. Honnêtement, il aurait mieux valu mourir que de continuer à vivre comme je l’ai fait pendant ces semaines du printemps 2022.
Je pense qu’il ne faut pas dissuader les femmes d’avorter. Lorsque je me suis rendue à la clinique spécialisée, le personnel a fait pression pour que je poursuive ma grossesse. Iels ont essayé de me faire peur en évoquant l’infertilité et le cancer. Iels ont également fait appel à un psychologue et à une travailleuse social. Iels m’ont dit que je prendrais du poids et que je deviendrais masculine en raison de déséquilibres hormonaux. Iels ont déclaré que l’avortement était un péché terrible. Si je n’avais pas été déterminée à avorter et à rompre mes fiançailles, je ne l’aurais probablement pas fait. Iels m’auraient brisée.
Honnêtement, c’est un sentiment dégoûtant que de s’humilier devant des étranger·es et d’expliquer pourquoi on a besoin d’avorter. J’ai lu un jour un article sur une femme qui avait vécu une expérience similaire dans une clinique. Elle disait que cela l’avait fait se sentir impuissante, désespérée, comme si elle avait perdu le contrôle de sa vie. C’est exactement ce que j’ai ressenti. Comme un morceau de viande molle entre les mains de quelqu’un ·ed’autre. Comme une poupée ou un jouet. Pas comme une personne vivante. Je ne souhaite cela à personne. Ce soi-disant « accompagnement » dans les cliniques pour femmes est tout simplement cruel et psychologiquement violent.
Aleriya, 33 ans
Ouvrière d’usine
« Depuis quelques années, je rêve d’avoir un enfant. C’est douloureux et absurde de lire toutes ces affirmations selon lesquelles le gouvernement a créé des conditions idéales pour les femmes et que la seule raison pour laquelle nous ne donnons pas naissance à des enfants est le féminisme ou la « propagande anti-enfants ». Eh bien, me voici : une femme qui veut avoir un bébé. À quoi cela me sert-il si je n’en ai tout simplement pas la possibilité ?
Je vis avec ma mère retraitée. Elle m’a eue à 42 ans après avoir lutté contre l’infertilité pendant des années. Mon père est décédé il y a dix ans.
Aujourd’hui, ma mère est handicapée et a presque complètement perdu la vue. Elle risque de devenir complètement aveugle prochainement. Malheureusement, le traitement standard proposé par le système de santé public n’a pas aidé, et nous n’avons pas les moyens de payer des thérapies expérimentales. Tout notre argent est consacré aux factures, à la nourriture et aux médicaments.
J’ai commencé à travailler dans l’industrie manufacturière dès la fin de mes études universitaires. Je n’ai jamais quitté ce secteur depuis. Je gagne exactement 30 000 roubles par mois. Cela correspond à six jours de travail par semaine. Ici, tout le monde gagne des clopinettes malgré une charge de travail importante. En plus de cela, nous sommes constamment obligées de verser de l’argent « pour soutenir nos garçons au front ». Ils collectent des fonds presque chaque semaine pour acheter des lunettes tactiques, des gants, des médicaments ou autre chose. Chaque travailleur et chaque travailleuse doit contribuer à hauteur d’au moins mille roubles. Si vous refusez, ils commencent à faire des vagues et à proférer des menaces. « Comment pouvez-vous ne pas donner d’argent aux défenseurs de Koursk ? », disent-ils. Ils menacent de vous refuser des congés quand vous le souhaitez si vous ne contribuez pas. Ils menacent également de déduire l’argent de votre salaire, de vous licencier ou de vous dénoncer aux autorités.
Sur le chemin du travail, je suis passée devant un panneau d’affichage exhortant les habitants de la région de Koursk à signer un contrat militaire et à rejoindre le combat dans le cadre de l’« opération militaire spéciale ». Ils promettent des sommes d’argent colossales, des centaines de milliers de roubles. Actuellement, on reçoit 800 000 roubles rien que pour signer le contrat. Je continue à me poser la question et je ne comprends pas : s’ils offrent autant d’argent, pourquoi continuent-ils à collecter des dons auprès de femmes qui ne gagnent que 20, 30 ou 40 000 roubles par mois ? Parfois, je vois des militaires acheter de l’alcool onéreux en gros au magasin. Ils se comportent de manière arrogante, harcèlent les femmes et crient des choses comme « On a de l’argent, on t’achètera tout ce que tu veux ». Honnêtement, ça me donne envie de pleurer. Les retraité·es et les enseignant·es grattent des sous pour acheter des chaussettes à envoyer au front, tandis qu’eux dépensent leur argent comme si de rien n’était.
J’ai essayé d’en parler avec des connaissances et des collègues. Mais jusqu’à présent, cela n’a servi à rien. Beaucoup reconnaissent que c’est injuste, mais elles et ils ont trop peur pour s’élever contre ces cotisations obligatoires.
Si je prenais un congé maternité aujourd’hui, je toucherais l’allocation minimale, soit environ 13 000 roubles par mois. Comment une personne avec un enfant peut-elle survivre avec cela ? Et une fois que l’enfant atteint l’âge de 18 mois, l’aide cesse complètement. On peut peut-être espérer quelques aides de l’État.
Cependant, je doute de la générosité des hommes. Dans ce pays, la dette liée aux pensions alimentaires impayées a déjà dépassé les 250 milliards de roubles. Le père de votre enfant peut abandonner sa famille à tout moment, cesser de payer la pension alimentaire et ne subir aucune conséquence. Même si j’ai eu la chance d’avoir un bon père, la plupart des pères de mes amies sont exactement comme je viens de le décrire. Je veux avoir un bébé « toute seule », comme on dit ici. Je serai heureuse de devenir mère si je rencontre la bonne personne. Mais je veux quand même devenir mère, même si ce n’est pas le cas. Il y a quelques années, je me suis promise que si je n’avais pas trouvé de partenaire prêt à avoir un enfant avec moi avant 35 ans, j’essaierais de le faire seule. Mais aujourd’hui, je ne suis plus sûre que cela arrivera. Et ce n’est pas une question d’argent.
Je vis près d’une base militaire. La sirène d’alerte antimissile est si forte qu’elle me réveille même lorsque j’ai fermé les fenêtres et mis des bouchons d’oreille. Pour vous donner une idée, elle peut retentir jusqu’à 20 fois par jour. Parfois, il y a quatre ou cinq alertes en une heure. J’ai commencé à prendre des somnifères juste pour pouvoir me reposer. Et puis, il y a les bruits constants des explosions des systèmes de défense aérienne ou des drones qui frappent à proximité. Comment pourrais-je endormir un bébé dans ces conditions ?
Nous voyons souvent des véhicules aériens sans pilote (UAV) et des drones voler au-dessus de nos têtes. Il y a déjà eu plusieurs « frappes » dans la cour de notre immeuble. Chaque soir, quand je me couche, je ne suis pas sûr que notre immeuble passera la nuit. Et, honnêtement, ce serait une chance si ce n’était qu’un drone et non des fragments de missiles.
Cela peut sembler dramatique, mais je me pose sérieusement la question suivante : ai-je le droit moral de mettre un nouvel être au monde si je ne peux lui offrir ni sécurité ni certitude quant à son avenir ? Par exemple, il y a eu beaucoup de problèmes, voire des guerres, dans le Caucase du Nord dans les années 90 et 2000. Mais notre ville était relativement sûre. Au moins, nous n’avions pas à chercher des abris anti-bombes. Aujourd’hui, l’idée de planifier une grossesse alors que je sais que mon enfant aura probablement moins d’opportunités que moi me donne l’impression de le trahir avant même sa naissance.
Irina, 29 ans
Cheffe d’entreprise
« J’ai commencé à sortir avec mon mari alors que nous étions toustes les deux en troisième. Nous nous sommes marié·es dès son retour du service militaire. Nous avions toujours prévu d’avoir au moins un enfant, et idéalement deux, avant d’avoir trente ans. Pendant un certain temps, cela semblait possible. Je pense qu’on peut dire que notre vie était bonne, voire vraiment heureuse.
À l’âge de vingt ans, nous avons créé ensemble une petite entreprise. Nous travaillions dur tout en étudiant par correspondance. Au début, nous n’avions pas beaucoup de moyens. Chaque centime que nous économisions était investi dans le développement de l’entreprise. Et après quelques années, nous avons commencé à connaître un réel succès. Nous sommes devenus rentables et avons loué un deuxième local. Lorsque le COVID a frappé, nous avions déjà cinq locaux à Kursk. Nous avons pu acheter une petite maison et des voitures pour nous deux. Je me souviens avoir pensé : « Pourquoi ne pas profiter encore quelques années de la vie et voyager ? Ensuite, nous essaierons d’avoir notre premier enfant. »
Le COVID et les confinements nous ont durement touché·es. Même si l’entreprise était complètement à l’arrêt, nous devions continuer à payer le loyer et à verser une partie des salaires des employé·es. Pendant plusieurs mois, nous n’avons pas pu exercer notre activité en raison des restrictions liées à la pandémie. Nous ne nous étions jamais vraiment souciés des prêts auparavant. Mais soudain, ils sont devenus une source de stress. Beaucoup de nos concurrents ont fermé leur entreprise, mais nous avons réussi à rester à flot sans fermer un seul établissement, même si notre réserve financière était fortement réduite. Néanmoins, à l’automne 2021, nous avons recommencé à reprendre espoir, convaincu·es que nos difficultés étaient enfin derrière nous.
Nous nous sommes senti·es complètement perdus·e lorsque la guerre a éclaté. Nous ne savions pas qui écouter ni quoi croire. Avant cela, nous ne nous intéressions pas beaucoup à la politique. Cependant, à partir de février 2022, nous avons commencé à regarder différents vloggers sur YouTube et à suivre l’actualité. Je pense que les gens peuvent s’habituer à tout avec le temps. C’est ce qui nous est arrivé. Nous nous sommes adapté·es au fait qu’il y avait une guerre à proximité, que notre ville était attaquée par des drones et qu’il y avait de nouvelles menaces autour de nous. Lorsque la mobilisation a commencé, mon mari et moi étions terrifié·es à l’idée qu’il soit appelé sous les drapeaux, car il est jeune, en bonne santé et a servi dans l’armée. Mais finalement, rien ne s’est passé. Il n’a jamais reçu de convocation. Bien sûr, notre qualité de vie s’est détériorée, nos revenus ont baissé et l’anxiété est devenue une présence constante. Malgré tout, nous avons essayé de continuer à vivre comme avant et à développer notre entreprise. C’est peut-être une sorte de mécanisme de défense psychologique. On se crée son petit monde et on refuse d’accepter que le monde extérieur s’effondre. Avec le recul, je pense que nous ne voulions tout simplement pas affronter la nouvelle réalité.
Tout a changé lorsque les forces armées ukrainiennes ont lancé des opérations actives dans la région de Koursk. Mon mari est originaire d’un petit village situé juste à la frontière avec l’Ukraine. Il vivait à Koursk depuis l’âge de 14 ans avec son frère aîné afin de pouvoir fréquenter une école de la ville et s’inscrire plus tard à l’université. Sa mère et sa grand-mère sont restées dans ce village. La situation y était instable depuis le début de la guerre. Il y avait des frappes d’artillerie, de drones ou de missiles. Cependant, elles ont refusé de partir jusqu’au tout dernier moment. Lorsque nous avons appris que les forces ukrainiennes étaient entrées dans la région, nous avons tout laissé tomber et nous sommes partis en voiture pour les chercher.
Je ne veux même pas me souvenir de ce que nous avons vécu. Je dirai simplement ceci : nous nous en sommes sorti·es de justesse. Nous avons dû éviter les mines terrestres le long de la route, et la portière de la voiture était criblée d’impacts de balles. Depuis lors, la mère et la grand-mère de mon mari vivent avec nous.
À partir de ce moment-là, tout ce qui allait bien dans notre vie a commencé à s’effondrer. J’avais toujours été fière de mon équipe soudée. Mais à la fin de l’année 2024, près de la moitié de mes employé·es expérimenté·es avaient quitté Koursk à cause de la guerre. Certain·es ont déménagé à Moscou, Saint-Pétersbourg, Voronej, Krasnodar ou Nijni Novgorod. Aujourd’hui, la majorité du personnel est partie. La formation des nouvelles ou nouveaux employés prend beaucoup de temps. Hélas, iels finissent par partir eux aussi. Mon mari a immédiatement fait une demande pour bénéficier du programme d’allègement des prêts proposé aux habitant·es des régions frontalières. Cependant, la banque a fait traîner les choses pendant près de six mois. Elle a rejeté la demande et exigé des photos des destructions dans le village, des photos de la maison, des documents relatifs à la propriété et d’autres absurdités. Le fait que les forces ukrainiennes se trouvent dans cette région a été complètement ignoré. Pour cette raison, nous ne pouvons pas nous rendre sur place pour prendre des photos ou rassembler des documents. En conséquence, nous avons déjà dû fermer deux de nos cinq établissements, et d’ici la fin de l’été, nous en fermerons un autre. Par rapport au premier semestre 2023, nos revenus ont été divisés par six ou sept. Je frémis à l’idée de ce que ce serait si nous avions un enfant en ce moment !
Un système de défense aérienne se trouve à quelques centaines de mètres de notre maison. À cause de cela, il y a un bruit assourdissant constant. Les murs tremblent. Les sirènes anti-missiles retentissent sans cesse. Nous avons trois chats et un petit chien à la maison. Le chien se cache désormais régulièrement dans un coin, refuse de manger, gémit et fait pipi à l’intérieur. Je ne sais pas quoi faire ni comment aider nos animaux de compagnie. J’ai pris la décision difficile d’essayer de leur trouver un foyer avec des personnes bienveillantes en dehors de Koursk. Jusqu’à présent, je n’ai réussi à placer qu’un seul des chats.
Je pense souvent à ce qui se serait passé si j’avais eu un enfant en bas âge. Comment aurait-il réagi à tout cela ? Nous aurions probablement dû abandonner notre maison et partir sans rien. Une famille avec quatre enfants vivait à côté de chez nous. J’ai vu de mes propres yeux à quel point la situation les affectait profondément. Le plus jeune était terrifié par les bruits forts. Par exemple, chaque fois qu’il entendait un klaxon, il se jetait par terre au milieu de la rue, se couvrait les oreilles et se mettait à crier et à pleurer. Finalement, ils n’ont plus supporté cette situation. Ils ont simplement quitté leur maison et déménagé. Avec le recul, je me sens incroyablement chanceuse de ne pas avoir eu d’enfant avant l’invasion.
Je n’ai jamais aimé les discours agressifs autour de la maternité. À mon avis, seuls les couples ont le droit de décider quand avoir un enfant. Personne d’autre ne devrait s’en mêler. Si une femme n’est pas prête à avoir un enfant, elle a des raisons valables, et celles-ci doivent être respectées. Mais au cours de l’année écoulée, j’ai ressenti quelque chose qui s’apparente à de la fureur chaque fois que j’entendais quelqu’un insister sur le fait que les femmes doivent avoir autant d’enfants que possible, aussi vite que possible. Ces défenseurs pensent-ils seulement aux conséquences mentales et physiques que cela aura sur ces enfants ? Leur état psychologique ressemblera-t-il à celui que je constate chez mes animaux de compagnie Ou chez le petit garçon d’à côté ? Je ne comprends pas comment on peut souhaiter cela à son enfant. Les nerfs de ce bébé seraient brisés dès la naissance.
Je suis révoltée lorsque je lis les informations concernant l’interdiction de la soi-disant « propagande en faveur de l’avortement », la restriction de toute mention positive du fait de ne pas avoir d’enfants, la suppression des services d’avortement dans les cliniques privées et la limitation de l’accès à la contraception d’urgence.
Je me suis abonnée à plusieurs chaînes Telegram pro-choix et je les soutiens par des dons. Mon mari et moi étions certain·es de vouloir des enfants, au moins deux. Et oui, nous avions tout ce qu’il fallait pour les élever. Cependant, les conditions pour élever un enfant sont aujourd’hui tout simplement inexistantes. Et honnêtement, je ne sais même pas si j’aurai un jour envie d’avoir un enfant.
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La propagande russe continue de présenter l’« opération militaire spéciale » comme se déroulant uniquement sur le sol ukrainien et n’ayant que peu ou pas d’effet sur la vie quotidienne des Russes ordinaires. Tout au plus, elle mentionne les réfugié·es des zones frontalières ou fait vaguement référence à des problèmes que les responsables russes prétendent résoudre héroïquement. Mais en réalité, le gouvernement russe continue d’ignorer l’impact profond et global que la guerre a eu sur tous les aspects de la vie dans les régions frontalières.
Toutes les femmes à qui nous avons parlé ont exprimé un profond sentiment de vulnérabilité. Elles ont perdu leurs sources de stabilité familières et n’en ont pas trouvé de nouvelles. Les autorités prétendent les « protéger » contre des menaces imaginaires telles que « l’avortement forcé » et « l’idéologie sans enfants », tout en ne faisant rien pour les protéger contre les dangers réels, comme la violence domestique. Les responsables de l’administration de plus en plus militarisée de Poutine sont obsédés par les taux de natalité, tandis que les femmes de Koursk s’inquiètent pour la santé des enfants qu’elles ont déjà. Ces enfants doivent s’endormir au son des explosions et des sirènes de défense aérienne. Les législateurs nient l’autonomie des femmes qui choisissent de ne pas avoir d’enfants, les rejetant comme des victimes de « l’influence occidentale ». Mais les femmes de Koursk racontent une autre histoire, qui ne repose pas sur une idéologie, mais sur la réalité vécue. Ce n’est pas l’Occident, mais la guerre de Poutine qui les a contraintes à reconsidérer leur décision de mettre au monde un nouvel enfant.
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