Tiré du blogue de l’auteur.
Je suis extrêmement honoré de venir discuter du racisme contemporain sous le patronage de Hannah Arendt et du Centre qui porte son nom.[1] J’avais proposé un titre provisoire (« New Racism » ou « néo-racisme ») pour me donner le temps de la réflexion mais aussi pour faire le pont avec un débat des années 90 du siècle dernier auquel j’ai contribué avec d’autres, et qui portait sur le déplacement d’un « racisme biologique » à un « racisme culturel », dénommé également « racisme différentialiste » (Colette Guillaumin, Pierre-André Taguieff). Ces dénominations ne sont pas innocentes. Voici quelques semaines, j’ai eu l’honneur peu enviable d’être attaqué dans les colonnes du journal allemand Junge Freiheit (l’organe du parti néo-Nazi Alternative für Deutschland) comme l’inventeur de l’idée d’un « racisme sans races ». L’auteur de l’article expliquait que ce type de formulation cherche à stigmatiser les « bons patriotes » qui s’efforcent de dresser une barrière devant l’invasion des migrants qui menace leur identité nationale. Ce qui est certain, c’est que dans un contexte où les controverses relatives aux effets démographiques réels ou imaginaires de flux migratoires du Sud vers le Nord de la planète, consécutifs au processus de décolonisation et de mondialisation, commençaient à envahir l’espace public, nous étions quelques-uns à vouloir étudier les effets d’un glissement sémantique qui fait que le signifiant (ou le nom) de la « race » se déplace tout au long d’une « chaîne d’équivalences » où il peut être partiellement ou complètement remplacé par d’autres dans ses fonctions de discrimination : ainsi « ethnicité », « culture », « différence », « altérité ». Tout est bien entendu question de contexte.[2] Je ne pense pas que de telles discussions aient perdu leur intérêt, bien au contraire, mais il faut aujourd’hui les recentrer et les reformuler, pour tenir compte des tendances qui viennent au premier plan dans la conjoncture actuelle, où les tensions de toujours entre démographie et démocratie, en particulier, atteignent des niveaux de conflictualité inquiétants.[3]
Il faudrait, bien entendu, pouvoir consacrer de longues analyses à ce thème, ce dont je n’ai pas le loisir ici, d’autant que je veux aller le plus directement possible à l’idée qui constituera ma contribution principale aux débats de ce colloque, à savoir que l’antisémitisme et l’islamophobie sont des discours de haine qu’il faut examiner ensemble, en comparant leur extension mondiale, qui traverse les frontières, et la spécificité de leurs manifestations locales. Bien entendu ils font partie l’un et l’autre de ce qu’on peut appeler le « racisme », au sens large. Mais ils s’en distinguent aussi symétriquement, bien que pas exactement suivant les mêmes modalités. Cela tient en particulier à la façon singulière dont s’y articule un discours de la race avec un registre de signification théologique et théologico-politique, dans un sens qu’il convient aussi de préciser. Avant d’en venir à ce point, je dois formuler deux remarques préliminaires à caractère méthodologique.
Voici la première : le racisme n’a pas une forme unique, ni par conséquent une forme simple. Il est essentiellement « différencié », parce qu’il porte les traces de multiples histoires, qu’il est lié à une grande variété de structures de pouvoir et de discrimination, et qu’il se combine toujours avec d’autres passions politiques et sociales. Pour autant des tentatives sont périodiquement faites pour en produire une « définition », ou encore pour unifier les différentes définitions de ses « objets ». Ce qui est toujours problématique, mais comporte aussi l’avantage de signaler des alternatives stratégiques. La plus importante de ces tentatives de définition demeure aujourd’hui, pour des raisons institutionnelles autant qu’intellectuelles, celle qui lui a pratiquement donné son nom en invoquant le « mythe de la race » comme une construction ou une projection idéologique, et qui demeure implicite dans la plupart de nos débats actuels, même lorsque nous en questionnons les présupposés. Elle a été proposée sur la base de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 par l’UNESCO dans deux « déclarations » successives (en anglais Statements on the Race Question) de 1950 et 1951.[4] A regret, je laisse de côté l’histoire complexe qui a abouti à la formulation de ces déclarations (en particulier sur le point de savoir pourquoi il y eut deux déclarations et non pas une seule, avec des différences significatives entre elles, bien qu’elles fussent censées contribuer ensemble à la promotion de l’antiracisme, notamment dans les structures éducatives). Ce que je veux souligner ici, c’est que ces définitions et la critique du « mythe biologique de la race » dont elles procèdent (surtout la première), se fondaient sur la mise en parallèle de trois « cas » dont les généalogies n’en demeurent pas moins profondément hétérogènes : la ligne de couleur qui institue la ségrégation sociale dans les sociétés post-esclavagistes (essentiellement les sociétés américaines du Nord et du Sud, mais aussi l’Afrique du Sud de l’apartheid) ; l’assujettissement et la déshumanisation des populations « indigènes » dans les empires coloniaux ; enfin la persécution des Juifs qui, à partir de l’Europe, s’est étendue à d’autre parties du monde, et qui a trouvé son aboutissement tragique dans leur extermination par les Nazis. Ainsi on pourrait dire que ce que le concept de « racisme » signifie d’abord historiquement, c’est le fait qu’on puisse subsumer ces trois cas sous une seule définition, ce qui a priori n’a rien d’évident, mais se fonde sur l’extension de théories pseudo-biologiques de l’évolution et de la dégénérescence qui ont été mises en œuvre à des degrés divers dans les trois contextes.
Mon second préliminaire consiste à revenir à la question du nom de « race » comme signifiant « glissant » (sliding signifier) dans la théorisation de Stuart Hall. Les « chaînes d’équivalence » (notion empruntée au travail de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe qui trouve ici une application pertinente) incluent aussi bien des corrélats que des substituts du nom de la race. On s’aperçoit en les examinant que l’importance singulière de ce nom est venue du fait qu’il articulait ensemble des discours « théoriques » à prétention scientifique avec des « grands récits » portant sur l’histoire de l’humanité et sa signification cosmologique, dont l’ensemble permettait de légitimer des institutions de discrimination ou d’élimination (comportant naturellement de nombreux degrés, depuis les statuts de Limpieza de sangre hispaniques jusqu’à l’apartheid, en passant par le Code Noir, le « code de l’indigénat », les lois raciales de Nuremberg, les règlements ségrégationnistes dits "Jim Crow" aux Etats-Unis, etc.).
Ce complexe s’est formé, pour l’essentiel, à l’époque où se déploie la colonisation du monde par les nations européennes occidentales. Il applique un schème généalogique d’origine et de descendance aux individus comme aux groupes humains, et finalement aux populations entières, de façon à proscrire le « métissage » ou « l’hybridation » comme facteurs de dégénérescence et de destruction des « caractères » des races (c’est-à-dire des populations) dites « supérieures » (qui sont devenues dominantes dans le nouveau système-monde). L’hétéroracisation (assignation des « autres » à une race) ne va jamais sans une auto-racisation (dont la forme la plus visible est le white supremacism), qui constitue en réalité son objectif. La conception biologique de l’hérédité, dont les justifications procèdent d’une « idéologie scientifique » (au sens de Canguilhem), le darwinisme social, n’en est pas le point de départ. C’est déjà un premier glissement. Et le racisme culturel, ou la racisation des différences (ethno)culturelles, résulte d’un autre glissement, historiquement lié aux processus de décolonisation et de néocolonisation. Ce n’est donc pas vraiment un « racisme sans races », mais plutôt une formation discursive dans laquelle l’usage maintenu du signifiant « race » s’accompagne d’une permanente dénégation, au profit des notions de « culture » ou de « civilisation » qui, historiquement, avaient déjà constitué ses corrélats ou avaient servi comme « marqueurs » de la race, avec les traits physiques prétendument homogènes et propres à chaque subdivision de « l’espèce humaine ». Notons qu’aucune de ces formations discursives n’a jamais entièrement quitté la scène, parce que les hiérarchies sociales, les rapports de pouvoir dont elles procurent la légitimation, même contestés, ne sont pas abolis, et qu’une caractéristique essentielle du schème généalogique est son caractère foncièrement conservateur. En plus de la permanence ou de la reconduction des pratiques et des institutions sociales fonctionnant à la discrimination ouverte ou masquée, on peut ainsi s’expliquer que nous soyons toujours (notamment en France) hantés par les traces de l’esclavage et de la « ligne de couleur », ou de la colonie, et par le stigmate qui s’applique aux « indigènes » d’origine extra-Européenne, ceux que Nacira Guénif-Souilamas appelle les « issus de ».[5]
Mais – telle est la question cruciale que je voudrais maintenant poser – ne doit-on pas supposer que de nouveaux glissements, de nouvelles métonymies du nom de la race sont en cours, qui sont liées matériellement à l’émergence d’un nouveau « Nomos de la terre », c’est-à-dire d’un nouveau modèle démographique et territorial, incluant en particulier, à l’échelle du globe, des migrations, des mouvements de réfugiés, des déplacements de populations plus ou moins massifs ? C’est bien ce qui a lieu, me semble-t-il, et c’est ce qui me conduit à invoquer ici le titre du grand ouvrage que publia en 1950 un théoricien ultra-conservateur, qui avait réussi à faire « oublier » temporairement son engagement national-socialiste, mais continuait d’insister sur le lien existant entre toute « loi de distribution » démographique et territoriale (ce qu’évoque la catégorie grecque du nomos) et la construction d’un « ennemi intérieur ».[6] Celui-ci, aujourd’hui, est de plus en plus identifié à l’autre venant du Sud, c’est-à-dire de l’ancien espace colonial, qui forme le « dehors » par excellence, et qui cependant nous vient du « dedans » et se trouve toujours déjà chez lui quand il est « chez nous », du fait des liens de dépendance et de voisinage qui ont été tissés par l’histoire. Raison suffisante pour que nous prenions très au sérieux l’idéologie meurtrière de la lutte contre le « grand remplacement », formulée il y a une dizaine d’années par un plumitif d’extrême droite français (Renaud Camus), et maintenant universellement adoptée par les courants néo-nazis qui se développent dans le monde entier à l’enseigne d’une « défense de la race blanche » qui serait menacée de devenir « minoritaire », sinon même de disparaître dans ses propres terres d’origine.[7]
Peut-être suis-je maintenant en mesure de revenir au point que j’avais annoncé pour commencer : celui qui concerne l’antisémitisme et l’islamophobie en tant qu’ils constitueraient une sorte d’exception intérieure au sein de l’ensemble des discours racistes. Peut-être faudrait-il d’ailleurs parler plutôt des discours du racisme occidental, non pas tant parce que le racisme n’existerait qu’en Occident, ce qui est manifestement faux (il suffit de penser à ce qui se passe en ce moment en Chine, en Birmanie ou en Inde pour ce qui concerne la persécution des musulmans, mais en réalité je ne vois pas quelle région du monde en serait aujourd’hui immunisée), mais parce qu’il nous faut considérer en priorité le problème tel qu’il se pose au lieu où nous nous situons nous-mêmes pour en discuter. Toute analyse est située et doit en prendre conscience. Elle ne peut saisir son « objet » qu’à la condition d’y mesurer l’incidence d’un « sujet ».
J’avancerai alors deux idées. La première, c’est qu’il faut continuer de compter l’antisémitisme et l’islamophobie comme des genres de racisme au sens large : l’un et l’autre correspondent à des systèmes de persécution (racisme "institutionnel", racisme "d’Etat") et d’élimination fondés sur ce que j’ai appelé plus haut le « schème généalogique », et nous observons aujourd’hui leur combinaison et leur intensification dans l’idéologie des groupes violents qui s’organisent au nom de « l’identité » nationale ou européenne « menacée » par ce qu’ils appellent des éléments étrangers. Il est vrai que les mêmes groupes développent d’autres discours de haine, en particulier des discours homophobes et misogynes. Un aspect important de leur idéologie est la défense des « valeurs familiales » et des « valeurs chrétiennes », même sécularisées - ce qui nous amène à la question de la religion. Je pense qu’il faut aller maintenant au-delà de cette simple référence, et que pour comprendre la singularité de l’antisémitisme et de l’islamophobie dans le vaste spectre des racismes contemporains, il faut invoquer une composante religieuse, et mieux encore une détermination théologique : celle-ci est présente aussi bien dans le cas de l’antisémitisme que dans celui de l’islamophobie, où elle renvoie à des histoires de « peuples élus » et de « communautés de croyants » qui s’investissent d’une « mission » universelle dans l’histoire, entretiennent une relation privilégiée avec une vérité révélée et avec un concept souverain de la « loi ». Bien entendu tout ceci s’enracine dans l’histoire des conflits internes à la tradition monothéiste dans ses différents rameaux.[8] Il s’agit par conséquent d’un élément symbolique qui vient surdéterminer le discours et le « nom » tout aussi symbolique de la race. On pourrait croire (beaucoup de bons esprits autour de nous sont persuadés) que cet élément a été progressivement effacé par le processus de « sécularisation » qui est censé avoir préparé et accompagné le développement de nouveaux rapports sociaux fondés sur le droit et l’économie dans la modernité capitaliste. Il n’en est rien, même si la modalité de conscience collective et le degré d’autorité symbolique ont subi une mutation. Le philosophe Jacques Derrida avait suggéré une fois qu’une puissance théologique habite toujours la combinaison des idées d’élection (d’un peuple, d’une culture, d’une forme d’Etat) et de sélection (entre les populations humaines) qui fait tenir ensemble les discours du racisme et du nationalisme, contribuant par là-même à leur capacité de pénétration dans la conscience collective. [9] Poursuivant dans le même sens, je crois pouvoir avancer maintenant que, lorsque – au lendemain du combat contre le nazisme et de la révélation de l’horreur de la Shoah - l’UNESCO a réuni sous la catégorie de « racisme biologique » l’antisémitisme avec l’institution de la color line et la réduction des indigènes à la condition de « sous-hommes », les Juifs ont bien été représentés comme l’autre maléfique des Chrétiens (même « sécularisés ») et transformés en ennemis intérieurs de la civilisation européenne dont ils faisaient eux-mêmes partie. Mais dans ce statut singulier, sinon « privilégié », ils n’ont cessé d’être comparés une autre figure de l’altérité, proprement impériale : celle des « races inférieures » (dans la terminologie française : Jules Ferry) ou des « subject races » (dans la terminologie du colonialisme anglais : Lord Curzon). Tantôt situés à l’opposé, tantôt ramenés au même niveau, notamment quand il s’est agi de leur appliquer les mêmes critères d’élimination (ce que Hannah Arendt a particulièrement souligné). En apparence au moins les Musulmans, comprenant des Arabes et d’autres « ethnies » ou « races » à travers le monde, restaient assimilés aux figures de l’indigène ou comprises en leur sein.
Mais cette apparence est fragile. Déjà au 19ème siècle les Arabes et les Juifs se retrouvaient au sein d’une construction raciale fondée sur des arguments philologiques (combinant la grammaire comparée avec l’histoire des religions, deux sciences profondément « orientalistes » au sens d’Edward Said, comme on le voit bien chez Renan) : celle des « Sémites », éternels ennemis des « Aryens », et donc de la « race des maîtres » européens à qui ils disputeraient fantasmatiquement la domination et le gouvernement du monde. Tel est, en un sens, le modèle ou l’archétype auquel je cherchais à revenir lorsque, au début des années 2000, j’avais (après bien d’autres) proposé de faire entrer l’islamophobie dans un « antisémitisme au sens large », constitué par la réunion de la judéophobie et de l’islamophobie.[10] Evidemment cette proposition comportait des intentions politiques, dont je dois admettre qu’elles peuvent faire problème. Il ne s’agissait pas, cela va sans dire, de nier qu’il existe un antisémitisme virulent (judéophobe) dans le monde arabo-islamique, de même qu’il existe une virulente islamophobie parmi les Juifs (pas tous, heureusement), plus ou moins directement liée au racisme d’Etat anti-Arabe qui sévit en Israël. Mais il s’agissait de contrer l’idée (particulièrement répandue en France) d’une « nouvelle Judéophobie » ou d’une nouvelle vague d’antisémitisme dont la source résiderait essentiellement dans le ralliement des intellectuels français (et plus généralement européens) à l’antisionisme largement répandu (et pour cause…) chez les Arabes et les Musulmans par sympathie avec la cause palestinienne. La façon dont les groupes néo-nazis ou néo-fascistes en plein essor dans presque tous les pays européens aujourd’hui combinent étroitement la judéophobie et l’islamophobie (jusque dans les attentats meurtriers qu’ils sont susceptibles de perpétrer) suffirait à montrer qu’une telle généalogie est trop simple. Mais elle pose aussi d’autres problèmes.
Je ne crois plus en effet à la possibilité de renverser le mythe « sémitique » de cette façon mécanique. Plus exactement, je crois que les éléments de dissymétrie entre judéophobie et islamophobie sont tout aussi importants que les éléments de symétrie. A l’évidence ces deux discours s’enracinent dans des histoires très différentes d’hostilité et de diabolisation, les unes liées à la rivalité séculaire des « universalismes » musulman et chrétien (qu’on peut faire remonter jusqu’aux Croisades et à la Reconquista, sans oublier l’épisode décisif que constitue l’Expédition d’Egypte lancée par la République française sous les ordres du Général Bonaparte), les autres à la ghettoïsation et à la persécution des Juifs en Europe, qu’ils se soient trouvés en position de « parias » ou de « parvenus ». A quoi vient s’ajouter la place très différente que les Juifs et les Musulmans occupent dans le « Nomos de la terre » tel qu’il s’établit aujourd’hui, et dont fait intrinsèquement partie le processus des migrations internationales. Les Juifs, en particuliers les Juifs originaires d’Europe centrale et de l’Empire russe, ont été naguère le prototype du « peuple » errant et sans Etat, alternativement confiné et chassé de certains territoires nationaux.[11] Ce qu’ils ne sont plus aujourd’hui, bien que la trace imaginaire en soit profonde. Inversement les musulmans (ou plutôt des musulmans, mais en grand nombre) forment aujourd’hui une part importante de l’errance des migrants et des réfugiés en Europe, ce qui vient réactiver leur image de « nomades ». Leur identification massive avec la figure du terroriste s’en trouve facilitée, comme s’il y avait dans leur religion et leur culture une prédisposition unique à cette forme d’action antipolitique. Au travers de vieux stéréotypes impériaux sur la « violence du désert » le privilège négatif dont ils « bénéficient » n’en continue pas moins la représentation de l’Islam comme autre théologique absolu. Car paradoxalement celle-ci s’alimente à la fois à l’idée d’un ennemi immémorial de la Chrétienté (devenue « notre civilisation chrétienne ») et à celle d’un groupe ultrareligieux (ou dont la religiosité est intrinsèquement excessive, totalitaire), résistant à toute institution de la laïcité (puisqu’en un sens, il a lui-même déjà absorbé l’élément séculier de la civilisation dans son code ritualiste et légaliste, « soumettant » toute la vie des croyants à une autorité sans partage). De ce point de vue, il y aurait donc plutôt un processus de substitution qu’une symétrie.
A ce premier élément de dissymétrie, nous pouvons je crois en ajouter un second : en Occident, depuis un demi-siècle environ, l’antisémitisme a été progressivement déracisé, c’est-à-dire isolé et extrait du paradigme « racial » délégitimé par le nazisme - à commencer bien entendu par sa formulation pseudo-biologique, cependant que, au contraire, l’islamophobie est de plus en plus intensément racialisée (et donc ses victimes de plus en plus racisées), tout particulièrement dans des pays comme la France (mais plus généralement en Europe) au travers de la confusion systématique entre les représentations du « musulman » et de « l’arabe », qui reprend à son compte un héritage colonial de « gouvernement de l’Islam » en tant que religion des indigènes, constitutif de ce qu’on peut appeler le postcolonialisme. Non seulement le « musulman » se trouve incorporé comme tel à une population racisée dont l’extrême hétérogénéité est neutralisée, mais il en est souvent présenté comme l’élément le plus redoutable, qui porterait en lui un danger permanent contre les institutions, l’ordre social et la sécurité des bons citoyens, censément imprégnés des traditions et des mœurs qui font « l’identité nationale ». De ce côté aussi, l’association préjudicielle avec le terrorisme (ou le « djihadisme ») apporte un élément multiplicateur des angoisses et des haines, parce qu’elle est censée exprimer et prolonger la violence des nouvelles « classes dangereuses » que sont par excellence les jeunes exclus « issus de l’immigration ».
Vous le voyez, je cherche à brosser ici un tableau complexe, essentiellement surdéterminé. Mais pour conclure ces remarques beaucoup trop schématiques, et ouvrir le débat, je voudrais insister sur les points suivants : premièrement, il faut absolument que la notion d’islamophobie soit incorporée comme un troisième terme à tout programme de recherche et de discussion portant, comme c’est le cas aujourd’hui en ce lieu, sur « Racisme et antisémitisme ». A fortiori est-ce le cas pour toute campagne d’éducation civique et de lutte contre les phénomènes de haine et de mépris visant tel ou tel groupe dans nos sociétés. Ce troisième terme soulève ses propres problèmes et possède sa propre généalogie. C’est pourquoi il ne saurait être compris implicitement dans la somme des deux précédents. Son omission, intentionnelle ou non, produit un effet de distorsion et de camouflage dont les conséquences politiques et morales sont très graves. Deuxièmement, toute politique qui, dans les conditions actuelles, cherche à combattre les discriminations et à combattre la violence, doit faire preuve de la même intransigeance en face de l’antisémitisme et de l’islamophobie, non pas malgré l’existence de conflits aigus entre Juifs et Musulmans (je devrais dire évidemment : certains Juifs et certains Musulmans, mais ils sont nombreux), mais en raison même de ces conflits et de capacité qu’ils possèdent de nourrir dans toute la société un racisme meurtrier. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de priorité dans la critique, pour ne rien dire de l’obscénité que serait une préférence. Enfin, troisièmement et un peu plus abstraitement : quelle que soit la difficulté conceptuelle intrinsèque de ce problème, nous sommes amenés une fois de plus à réévaluer l’importance politique du facteur théologique (ou de la trace du théologique) dans l’histoire des sociétés contemporaines : elle est occultée par un certain paradigme sociologique de la « sécularisation », au moins dans ses versions les plus réductrices, qui pénètrent les discours de la « laïcité » (et qui, chez nous du moins, ont la même origine intellectuelle et institutionnelle). Nous prenons conscience à nouveau du fait qu’il y a toujours dans le racisme, au sens large, une dimension théologique dont les sources résident en dernière analyse dans des constructions symboliques, mais dont les effets pratiques sont, en revanche, terriblement matériels. Cette dimension théologique et théologico-politique n’agit jamais en dehors des conditions historiques et sociales plus « matérielles » qui en délimitent les effets, en les intensifiant ou les neutralisant relativement. Mais – comme on disait naguère – elle possède une « autonomie relative » qu’il faut cesser de refouler.
Notes
[1] Communication au Colloque « Racism and Antisemitism » organisé les 10 et 11 Octobre 2019 au Hannah Arendt Center for Politics and Humanities de Bard College (Etats-Unis), dont c’était le 12ème colloque annuel. Les débats du colloque peuvent être vus sur internet en ouvrant le site https://totalwebcasting.com/view/?func=VOFF&id=bard&date=2019-10-10&seq=1 Pour la présente adaptation française, j’ai explicité quelques allusions et donné quelques références. Les actes complets viennent d’être publiés comme cahier spécial dans The Journal of the Hannah Arendt Center for Politics and Humanities at Bard College, Volume 8/2020.
[2] Le modèle d’une telle analyse demeure à mes yeux celle que propose Stuart Hall, en particulier dans ses « Du Bois lectures » de 1994, éditées par Kobena Mercer après sa disparition sous le titre The Fateful Triangle : Race, Ethnicity, Nation, Harvard University Press 2017.
[3] Ce qui impose en particulier une attention renouvelée pour la question des « rapports ethniques » en tant que rapports sociaux : voir le recueil des écrits de Véronique de Rudder, Sociologie du racisme, éditions Syllepse 2019, ainsi que les livres de François Héran, dont Le temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française, Seuil 2007.
[4] Voir Four Statements on the Race Question, Unesco, Paris 1969, ainsi que le volume qui en développait les attendus, avec la collaboration de grandes figures scientifiques (dont Claude Lévi-Strauss) : Le Racisme devant la science, Gallimard-Unesco, 1960.
[5] Voir le blog de Nacira Guénif-Souilamas sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/nacira-guenif/blog/150612/issu-e-s-de-ou-pas . Pour la reconduction des distinctions de race par-delà l’abolition de l’esclavage dans les Antilles françaises, voir en particulier Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014.
[6] La référence est à Carl Schmitt, Le nomos de la terre dans le droit des gens du Ius Publicum Europaeum [1950], trad. fr. PUF 2001.
[7] Voir l’exposé d’Eric Ward au cours de ce même colloque, à propos notamment de la fonction stratégique remplie par l’antisémitisme et l’exterminisme nazi dans les discours racistes du monde actuel (« How Antisemitism Animates White Nationalism”) : https://totalwebcasting.com/view/?func=VOFF&id=bard&date=2019-10-10&seq=1. La théorie du « grand remplacement » a été invoquée en particulier par l’auteur du massacre de fidèles dans les mosquées de Christchurch (Nouvelle-Zélande) le 15 mars 2019. Elle est aujourd’hui banalisée dans l’extrême-droite européenne.
[8] Jean-Luc Nancy a défendu de manière à mon avis convaincante l’idée que, dans certaines de ses formulations au moins, la « laïcité républicaine » constitue elle-même une variante du discours monothéiste : un monothéisme « sans Dieu », du moins sans Dieu personnifié : voir son article « Laïcité monothéiste », dans Le Monde, 1 janvier 2004. Ainsi que mon ouvrage Saeculum. Culture, religion, idéologie, éditions Galilée, 2012. A suivre.
[9] Intervention de Jacques Derrida au colloque « Race, déconstruction et théorie critique » auquel nous participions ensemble en 2003 à l’Université de Californie à Irvine. Voir mon essai “Election/Sélection”, in Cahier de l’Herne Derrida, sous la direction de Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Editions de l’Herne, Paris 2004.
[10] Etienne Balibar : « Un nouvel antisémitisme ? », in Antisémitisme : l’intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire française ?, Editions La Découverte, Paris, 2003, pp. 89-96. Sur l’invention du mythe "sémitique", voir en particulier Gil Anidjar, Sémites. Religion, race et politique en Occident chrétien, Editions Le Bord de l’eau 2016.
[11] Cette caractérisation vaut évidemment d’abord pour les Juifs européens, qui ont été les premiers objets de l’antisémitisme érigé en doctrine et en parti, puis en (bio)politique d’Etat, et forment donc la référence des définitions « officielles ». Elle ne s’applique pas de la même façon aux Juifs du monde arabe et oriental, notamment aux Maghrébins « distingués » par le colonisateur au sein des populations conquises et sélectivement « assimilées ». Voir Benjamin Stora : Les trois exils juifs d’Algérie, Editions Stock 2006.
Un message, un commentaire ?