Rebecca Solnit, le 13 septembre, dans The Guardian
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J’y étais. J’en ai conservé les preuves. Je me souviens d’à quel point l’exploitation sexuelle des adolescentes et même des préadolescentes par des hommes adultes était traitée comme la norme au cours des années 70, comment elle figurait dans les films, dans les récits sur les rock stars et les « baby groupies », dans la contre-culture et la culture dominante, bref à quel point le viol, l’exploitation, le grooming, l’objectivation et la marchandisation étaient normalisés.
Le dernier film de Woody Allen que j’ai vu était Manhattan, dans lequel il jouait plus ou moins son propre rôle, celui d’un quadragénaire ringard qui sortait avec une lycéenne incarnée par Mariel Hemingway. Elle avait mon âge, 17 ans, et je ne connaissais que trop bien ce genre de types répugnants. Le film m’a donné la chair de poule, même si ce n’est que bien plus tard que j’ai lu qu’elle avait déclaré qu’il avait fait pressionsur elle pour qu’elle ait des relations sexuelles avec lui dans la vie réelle.
Manhattan est sorti en 1979 ; deux ans plus tôt, Roman Polanski, sous prétexte de prendre des photos pour l’édition française du magazine Vogue, avait convaincu une jeune fille de 13 ans de venir seule dans une maison, où il l’avait droguée et violée vaginalement et analement. L’agent de probation qui lui a été assigné a écrit : « Certains éléments indiquaient que les circonstances étaient provocantes, que la mère faisait preuve d’une certaine permissivité » et « que la victime était non seulement physiquement mature, mais consentante ». Selon son propre compte-rendu, cette jeune fille avait dit non à plusieurs reprises et avait même feint une crise d’asthme pour essayer de dissuader Polanski, mais l’agent de probation était de son époque et trop disposé à blâmer une enfant droguée. C’était normal à l’époque.
Les films des années 1970 ont normalisé tout cela. Jodie Foster avait 12 ans lorsqu’elle a joué le rôle d’une prostituée dans Taxi Driver. Dans Pretty Baby, Brooke Shields, âgée de 11 ans, jouait une autre prostituée dans la pittoresque Nouvelle-Orléans, dont la virginité était vendue aux enchères et qui apparaissait nue dans certaines scènes, comme elle l’avait fait dans un numéro spécial « sugar and spice » du magazine Playboy à l’âge de 10 ans. Dans Taking Off, le film de Milos Forman sorti en 1971, la fille de 15 ans du protagoniste, qui s’était enfuie, réapparaît avec un petit ami rock star. La culture des groupies comprenait plus d’une poignée d’enfants couchant avec des rock stars ; le magazine Interview raconte qu’une groupie célèbre « a perdu sa virginité à l’âge de 12 ans avec le guitariste de Spirit, Randy California. Pendant un certain temps, elle a eu une relation avec Iggy Pop, qui a glorifié leur relation dans sa chanson Look Away de 1996, écrivant : « J’ai couché avec Sable quand elle avait 13 ans / Ses parents étaient trop riches pour faire quoi que ce soit. »
C’est dans les années 70 que les photographies en couleurs et floues de David Hamilton représentant des adolescentes nues ou à moitié nues ont été normalisées sous forme de livres de salon et d’affiches. Dans les années 90, les photographies en noir et blanc de Jock Sturges représentant des adolescentes blanches minces photographiées dans une colonie nudiste ont suscité la controverse. Alors qu’il les défendait avec des notions fades d’art haut de gamme et de vie édénique sans honte, une de ses anciennes élèves a réalisé un film semi-documentaire sur la relation sexuelle qu’elle avait eue avec lui lorsqu’elle avait 14 ans et qu’il était son professeur d’art, dans les années 70.
Plus tard, lorsque Brooke Shields a tenté d’empêcher la diffusion des photos d’elle nue à l’âge de 10 ans prises par Gary Gross,comme l’a rapporté le Guardian en 2009, « les avocats de Gross ont fait valoir que ses photographies ne pouvaient pas nuire davantage à la réputation de Shields car, depuis qu’elles avaient été prises, elle avait mené une carrière lucrative « en tant que jeune vamp et prostituée, vétérane sexuelle chevronnée, enfant-femme provocante, sex-symbol érotique et sensuel, la Lolita de sa génération ». Le juge a donné raison à Gross et, tout en louant le « charme sensuel et sulfureux » des photos, a jugé que Gross n’était pas un pornographe : « Elles n’ont aucun attrait érotique, sauf peut-être pour des esprits pervers. »
C’était aussi comme ça dans les années 1980. À l’âge adulte, Molly Ringwald a écrit à propos des films pour adolescents de John Hughes dans lesquels elle jouait à l’époque : « Je suis un peu gênée de dire qu’il m’a fallu encore plus de temps pour comprendre pleinement la scène à la fin de Sixteen Candles, lorsque Jake, le garçon de rêve, prête en quelque sorte sa petite amie ivre, Caroline, au Geek, afin de satisfaire les pulsions sexuelles de ce dernier, en échange des sous-vêtements de Samantha. Le Geek prend des photos Polaroid avec Caroline pour avoir une preuve de sa conquête ; quand elle se réveille le matin avec quelqu’un qu’elle ne connaît pas, il lui demande si elle « a apprécié ». Le fait qu’il s’agissait d’un viol n’était pas clair pour Ringwald, comme elle le dit, ni pour le public. En 1984, Bill Wyman, bassiste des Rolling Stones alors âgé de 47 ans, a commencé une relation avec une enfant qu’il avait rencontrée, affirmant qu’« elle était une femme à treize ans ». Bien plus tard dans sa vie, cette femme a milité pour que l’âge du consentement sexuel soit relevé de 16 à 18 ans en Grande-Bretagne, déclarant : « À 16 ans, on est encore un enfant. »
Avant ce qu’on a appelé la révolution sexuelle, la pudibonderie et les convenances considéraient les filles et les jeunes femmes comme la propriété de leurs pères et de leurs futurs maris, et ne pas souiller la pureté qui faisait partie de leur valeur était au moins une raison de dire non. La révolution sexuelle a supprimé cette barrière et, lorsque j’étais adolescente dans les années 1970, l’idée générale était que le sexe était une bonne chose et que tout le monde devait en profiter. J’ai donc commencé à être draguée par des garçons issus de la contre-culture lorsque j’avais 12 ou 13 ans, tout comme mes camarades féminines. Tout signifiait oui, rien ne signifiait non, presque personne n’aidait les filles qui voulaient éviter ces garçons ; nous étions livrées à nous-mêmes et devions devenir des artistes de l’évasion. Dans l’école alternative où je suis allée au milieu des années 1970, dans une banlieue agréable, des filles de 13 ans sortaient avec des dealers de drogue adultes, une fille de 14 ans exhibait la bague de son fiancé d’âge mûr, et une fille de 15 ans est tombée enceinte d’un marin d’une base voisine et a décidé de garder le bébé. Aucun adulte ne semblait s’en préoccuper.
C’était encore une culture misogyne ; le sexe était encore largement considéré en fonction des besoins des hommes. Un autre aspect frappant de la culture des années 1970 était l’éthique sexuelle des terroristes de la contre-culture qui ont kidnappé Patti Hearst en 1974 : c’était être une bonne « camarade » de répondre aux besoins des autres, et les femmes de la Symbionese Liberation Army devaient donc toujours dire oui aux hommes, pour répondre aux besoins de ces derniers, sans se soucier des leurs. Voilà pour la libération.
Fondée en 1978, la NAMBLA (North American Man-Boy Love Association) était une organisation d’hommes adultes qui militaient activement pour la légalisation des relations sexuelles avec des enfants de sexe masculin, et qui n’a été que très progressivement poussée dans la clandestinité. Les hommes hétérosexuels n’avaient pas besoin d’une organisation spéciale pour défendre leurs intérêts ; c’était toute la culture qui le faisait. C’était la philosophie Playboy, c’était Hollywood et le rock’n’roll, c’était l’art kitsch comme celui de David Hamilton, c’était les ricanements et les excuses.
J’écris tout cela parce que l’album anniversaire de Jeffrey Epstein, qui vient d’être révélé en 2003, est un vestige tardif de cette culture, tout comme l’attitude de Donald Trump envers les femmes. Trump était souvent vu aux événements organisés par Epstein, où se pressaient de très jeunes mannequins, à une époque où les mannequins étaient envoyées pour se mêler à des hommes fortunés.
Deux pages de cet album sont particulièrement frappantes. L’une d’elles montre une photo de trois personnes tenant un chèque géant à l’ordre d’Epstein, avec la signature de Trump (probablement fausse), décrivant la vente par Epstein d’une femme « entièrement dépréciée », dont le nom a été caviardé, à Trump pour 22 500 dollars. « Dépréciée » est un terme immobilier ; la blague semble être qu’une femme a en quelque sorte perdu une partie de sa valeur, mais qu’elle reste vendable comme un bien immobilier, du bétail, un bien mobilier ou tout autre terme utilisé pour désigner des êtres humains considérés comme des biens.
Dans l’autre, un dessin d’Epstein en 1983 approchant des fillettes avec des ballons et des bonbons le reconnaît clairement comme un pédophile ; l’autre moitié des photos le montre en 2003 dans un fauteuil inclinable, entouré de quatre jeunes femmes ou filles, dont deux en string, l’une avec les initiales d’Epstein tatouées sur la fesse. Il est clair que celui qui a ajouté ces pages suggestives à l’album d’Epstein connaissait son appétit sexuel pour les jeunes filles, tout comme beaucoup d’autres personnes.
Ce qui s’est passé entre les années 1970 que j’ai décrites et le présent, c’est le féminisme : un féminisme qui a insisté sur le fait que les femmes étaient des personnes dotées de droits, que le sexe, à la différence du viol, devait être quelque chose que les deux parties désiraient, que le consentement devait être actif et conscient, que toutes les interactions humaines impliquaient un rapport de force et que l’énorme différence de pouvoir entre les hommes adultes et les enfants rendait un tel consentement impossible.
C’est le féminisme qui a révélé l’omniprésence de la molestation sexuelle d’enfants, des viols, du harcèlement sexuel et de la violence conjugale, qui a dénormalisé ces agressions qui faisaient partie intégrante de la société patriarcale. Et qui le sont encore, bien trop, mais l’attitude dédaigneuse et permissive du passé appartient désormais au passé, du moins dans la culture dominante.
Rebecca Solnit dans The Guardian, le 13 septembre
Rebecca Solnit est chroniqueuse pour l’édition étasunienne du Guardian. Elle est l’autrice de Orwell’s Roses et coéditrice, avec Thelma Young Lutunatabua, d’une anthologie sur le climat.
Plusieurs de ses livres onbt été traduits en français :
Unparadis en enfer, Éditions de l’Olivier, 2023.
Souvenirs de mon inexistence, Éditions de l’Olivier, 2022.
Cendrillon libératrice,Les Arènes, 2020.
La mère de toutes les questions, Éditions de l’Olivier, 2019.
Ces hommes qui m’expliquent la vie, Éditions de l’Olivier, 2018.
Garder l’espoir. Autres histoires, autres possibles, Actes Sud, 2006.
L’art de marcher, Actes Sud, 2002.
https://www.theguardian.com/commentisfree/2025/sep/13/epstein-birthday-book-feminism-culture
Traduction : TRADFEM
https://tradfem.wordpress.com/2025/09/15/le-livre-danniversaire-offert-a-epstein-vous-choque-t-il-cette-culture-etait-omnipresente-avant-le-feminisme-contemporain/
Note de lecture : La mère de toutes les questions, sous le titre : Un océan d’histoires brise le silence et conteste l’impunité
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2020/09/08/un-ocean-dhistoires-brise-le-silence-et-conteste-limpunite/
Note de lecture : Ces hommes qui m’expliquent la vie, sous le titre : Ce qu’on ne dit pas quand on ne parle pas de genre
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2019/11/20/ce-quon-ne-dit-pas-quand-on-ne-parle-pas-de-genre/
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