Tiré du site Orient XXI.
Philippe Gunet. — Depuis quinze jours une crise oppose l’Arabie saoudite au Qatar. Riyad a lancé une offensive politique importante contre son voisin. Quels sont les événements qui l’ont caractérisée et surtout, quelles en sont les causes ?
Alain Gresh. — Ce qui caractérise l’offensive lancée par l’Arabie saoudite et ses alliés contre le Qatar c’est la violence, et le fait qu’on est tout de suite monté aux extrêmes. Ces pays ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Ils ont instauré un embargo sur les aéroports, sur les lignes aériennes qui viennent du Qatar, un embargo terrestre. Le Qatar a une seule frontière avec l’Arabie saoudite, par laquelle transite une grande partie de son approvisionnement ; elle a été fermée. L’Arabie saoudite a exclu le Qatar des coalitions diverses et variées de lutte contre le terrorisme et a demandé à son contingent militaire basé en Arabie saoudite à la frontière avec le Yémen de se retirer. C’est donc extrêmement violent. Et ce qui est frappant, quinze jours après, c’est que malgré tout, il ne semble pas que cette offensive donne des résultats, ni que le Qatar soit prêt à plier, ni que l’Arabie saoudite et ses alliés arrivent à constituer un front assez large pour l’isoler totalement. On a donc l’impression qu’au départ l’Arabie saoudite et ses alliés pensaient obtenir des résultats rapides, mais pour l’instant, ce n’est pas le cas.
P. G. — Y avait-il des prémices à cette crise ? Finalement, que reproche l’Arabie saoudite au Qatar ?
A. G. — Il y a des tensions entre le Qatar et ses voisins depuis très longtemps. C’est lié au fait que le Qatar a toujours eu une politique indépendante, n’a pas voulu être sous la tutelle saoudienne, a développé des moyens de communication — dont la fameuse chaîne Al-Jazira, qui était un vecteur de critique, y compris de la monarchie saoudienne. Sur différents dossiers, les Qataris ont une position parfois difficile à comprendre. Avant les printemps arabes, par exemple, c’était le pays qui hébergeait la plus grande base américaine dans la région, avait des relations avec Israël et la Syrie, soutenait le Hezbollah. La cohérence était dans l’indépendance politique de la décision qatarienne.
Déjà en 2014 une première crise avait amené l’Arabie saoudite à simplement retirer son ambassadeur. Une forme d’arrangement avait abouti à ce que, notamment, la chaîne Al-Jazira et la presse qatariote soient moins critiques à l’égard de l’Arabie saoudite. Rien ne laissait donc présager une nouvelle crise dans la mesure où en mai 2017, quelque temps avant son déclenchement, au cours d’une réunion à Doha des ministres des affaires étrangères du conseil de coopération du Golfe (CCG), personne n’avait rien dit. La veille, le ministre des affaires étrangères saoudien Adel Al-Joubeir avait été appelé à intervenir devant tous les ambassadeurs du Qatar dans le monde sans rien évoquer des divergences. On savait qu’il y avait des tensions, mais pourquoi maintenant ?
Officiellement, on peut dire qu’il y a trois types de critiques : d’abord les médias, non seulement la chaîne Al-Jazira, mais tous les médias plus ou moins financés par le Qatar. Aujourd’hui les médias panarabes sont financés pour l’essentiel par l’Arabie saoudite. La voix différente du Qatar déplaît à l’Arabie saoudite, comme à son allié les Émirats arabes unis. Ils demandent la fermeture ou la transformation d’Al-Jazira, d’Al-Araby al-Jadid — un journal et une télévision basés à Londres, fondés par Azmi Bishara, qui est un intellectuel palestinien laïc, plutôt de gauche. Il y a beaucoup de demandes de ce type.
Ensuite, le Qatar est accusé d’aider le terrorisme. Or, c’est très difficile de savoir qui soutient le terrorisme. À un certain moment, le Qatar a aidé en Syrie des groupes qui étaient liés à Al-Qaida parce que leur objectif était le renversement du régime de Bachar Al-Assad, mais c’est également la politique de l’Arabie saoudite.
P. G. — L’Arabie saoudite a fait la même chose...
A. G. — Et la Turquie aussi. C’est donc un peu difficile de prendre au sérieux cette accusation. En réalité, derrière, il y a plutôt une critique contre les Frères musulmans. Ceux-ci ont été soutenus pendant les printemps arabes par le Qatar. Ils ont eu un moment une influence importante qui inquiétait les Saoudiens, notamment en Égypte et en Tunisie, mais aujourd’hui le mouvement est en recul. Le Qatar abrite des dirigeants des Frères musulmans, mais peu de gens, à part en Égypte et en Arabie saoudite, considèrent qu’ils sont une organisation terroriste. Il y a eu récemment une enquête du Parlement britannique, pourtant très critique à l’égard des Frères musulmans, mais dont la conclusion est que ce n’est pas une organisation terroriste. Le Hamas, l’organisation palestinienne qui contrôle Gaza, est tout de même particulièrement ciblée, mais là aussi c’est un peu étrange dans la mesure où tout le monde reconnaît que le Hamas est une partie de l’équation palestinienne et qu’on ne peut sûrement pas le réduire à une organisation terroriste.
La troisième critique faite au Qatar concerne sa proximité et ses relations économiques avec l’Iran. J’ai rencontré il y a un an et demi le ministre des affaires étrangères du Qatar, il était très clair. D’une certaine manière, il accusait l’Iran de vouloir faire un califat chiite comme Abou Bakr Al-Bagdadi veut faire un califat sunnite, mais en même temps il disait : c’est un fait, ils sont là, la géographie commande. Il y a le champ gazier partagé de Pars Sud, et il va falloir composer avec eux.
P. G. — Les Émirats arabes unis, qui ont suivi l’Arabie saoudite dans cette offensive, ont-ils les mêmes objectifs que l’Arabie saoudite ?
A. G. — Pas tout à fait. Il y a trois pôles dans cette offensive : l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis. Pour l’Égypte, il s’agit de la lutte contre les Frères musulmans. Les Émirats arabes unis ont aussi une politique très hostile aux Frères musulmans, beaucoup plus même que l’Arabie saoudite, et par exemple au Yémen, où ils sont coalisés avec l’Arabie saoudite, ils n’apprécient pas l’alliance de l’Arabie saoudite avec les Frères musulmans locaux dans des luttes internes difficiles à comprendre. Les Émirats arabes unis sont aussi très présents sur le terrain libyen, face à des gens accusés d’être financés par le Qatar.
P. G. — Pourquoi cette crise intervient-elle maintenant ? Tous ces reproches qu’expriment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ne sont pas nouveaux...
A. G. — Non seulement ils ne sont pas nouveaux, mais ils sont en partie injustifiés. La presse Al-Jazira ne critique pas l’Arabie saoudite, n’a jamais critiqué l’intervention saoudienne au Yémen, et des amis journalistes qui travaillent à Al-Jazira m’ont dit : « On a même interdiction de montrer les victimes civiles des bombardements saoudiens. » Or, depuis trois jours Al-Jazira évoque les conséquences dramatiques de l’intervention saoudienne au Yémen. C’est donc contreproductif du point de vue de l’Arabie saoudite.
Il y a une lutte pour le pouvoir en Arabie saoudite entre le roi, le prince héritier et le fils du roi qui est le vice-prince héritier, et une alliance entre le roi et son fils pour tenter d’éliminer le prince héritier. C’est le fils du roi, Mohammed Ben Salman, qui a été à l’initiative de la guerre contre le Yémen. Il mène une politique agressive pour essayer de s’affirmer. C’est lui l’architecte de la guerre au Yémen, mais il a échoué, et là on a l’impression qu’il est à la manœuvre pour avoir un rôle plus important. Et il agit avec le prince héritier des Émirats arabes unis, Mohammed Ben Zayed, qui est aussi très anti-Frères musulmans. Les politiques traditionnelles de ces pays étaient jusqu’ici relativement prudentes, et même s’ils intervenaient, ils faisaient attention aux équilibres. Là on a l’impression qu’ils sont prêts à tout pour bouleverser le rapport de force.
Le deuxième événement est l’élection de Donald Trump aux États-Unis.
P. G. — Cette offensive a été lancée par les Saoudiens, même s’ils ont été suivis par les Émirats, les Égyptiens et d’autres. Elle intervient au moment où l’Arabie saoudite tente de construire une alliance, officiellement contre le terrorisme, mais on comprend bien qu’en réalité il s’agit de créer autour de l’Arabie saoudite un front de pays essentiellement sunnites face à l’Iran. Cette action presque intestine au sein du CCG le fragilise. La Turquie vient aider le Qatar ; le sultanat d’Oman traditionnellement ne prend pas parti ; le Koweït essaie de faire la médiation... Finalement, l’Arabie saoudite ne s’est-elle pas tiré une balle dans le pied ?
A. G. — L’Arabie saoudite a voulu obtenir un soutien en faisant pression sur plusieurs pays. D’abord financièrement, mais comme elle est aussi la gardienne des deux lieux saints de l’islam et qu’elle décide du nombre de pélerins admis par pays, elle dispose d’un moyen de pression assez fort sur ce terrain. Par conséquent, elle a obtenu quelques soutiens d’autres pays que les Émirats arabes unis et l’Égypte : le Sénégal, les îles Maldives etc. Cependant, les grands pays musulmans ne se sont pas ralliés : l’Indonésie, le pays musulman le plus peuplé, a pris une position de neutralité. Le Pakistan est très réticent. Le Maroc a envoyé des vivres au Qatar alors qu’il est réputé — à juste titre — très proche de l’Arabie saoudite. Alors oui, l’Arabie saoudite s’est tiré une balle dans le pied. La Turquie vole au secours du Qatar, et on peut imaginer un rapprochement Iran-Turquie-Qatar qui serait une catastrophe pour la politique saoudienne. Mais en politique, les calculs ne réussissent pas toujours. On peut avoir un plan extrêmement bien élaboré qui tourne en catastrophe. Dans le cas qui nous occupe, c’est un peu tôt pour le dire, mais un autre élément joue : la désagrégation de toute la région, qui s’ajoute à la guerre en Irak, en Syrie, au Yémen. Les pays du Golfe étaient à peu près stables, et là on sent des prémices d’affrontements. Le blocus imposé au Qatar est un acte de guerre. Si le Qatar ripostait — mais ils n’ont pas les moyens de riposter militairement —, ce serait de la légitime défense. La situation est donc très tendue, mais j’espère qu’on n’ira pas jusqu’à la guerre.
P. G.— Pour compliquer davantage, le discours américain est illisible, avec un président Donald Trump qui apparemment soutient la démarche saoudienne. Il l’a peut-être même un peu encouragée. Il a requalifié le Qatar comme l’un des principaux « sponsors » du terrorisme. En même temps, les USA viennent de signer un contrat de 12 milliards de dollars pour vendre des F-15 au Qatar. Comment l’expliquez-vous ?
A. G. — Les Américains ont deux bases au Qatar : une base de matériel prépositionné, susceptible d’armer plusieurs dizaines de milliers de soldats américains en cas de crise, et la base aérienne d’Al-Oudeid du Central Command (Centcom) qui coordonne notamment toutes les activités contre le terrorisme en Afghanistan et en Irak. C’est donc curieux qu’ils disent que le Qatar est un sponsor du terrorisme. Ce n’est pas tant que Donald Trump lui-même apparaisse illisible, car aucune politique d’aucun pays n’est homogène et sans contradictions, mais normalement, au bout de six mois, on a une administration (Pentagone, CIA, département d’État, Maison Blanche) qui fonctionne, et avec des arbitrages. Là on a l’impression qu’il n’y en a pas. De temps en temps, le secrétaire d’État dit quelque chose, le Pentagone dit autre chose et Donald Trump twitte sans savoir…
Apparemment le vice-prince héritier de l’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salman, content d’être débarrassé de Barack Obama, pense pouvoir traiter directement avec Donald Trump, et même le mettre devant le fait accompli. Il s’attendait peut-être à un soutien plus important, sans se rendre compte justement de ces contradictions dans l’administration américaine. Les Américains ne peuvent pas se passer aujourd’hui de la base d’Al-Oudeid, donc ils ne peuvent pas non plus engager une crise qui pourrait amener les Qataris à dire qu’ils ont besoin d’une aide iranienne ou turque pour se défendre.
En 2003, après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, les Saoudiens ont demandé le retrait d’une des bases nord-américaines installée là depuis 1990 et les Qataris l’ont acceptée. Ils s’en servent à présent de manière assez intelligente. De même, en achetant des F-15 pour une somme de 12 milliards de dollars, ils renforcent leurs relations avec Washington. Enfin, ils ont loué les services d’un lobbyiste aux États-Unis, John Aschroft, ancien procureur général. Le Qatar veut faire contrepoids au très puissant lobby émirati, souvent en alliance avec Israël, notamment contre l’aide du Qatar au Hamas et au Hezbollah. En ce moment, des millions de dollars affluent dans les caisses de différents lobbyistes à Washington.
P. G. — Une ligne de fracture se dessinerait-elle actuellement entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Israël d’un côté et la Turquie, le Qatar et une alliance presque avec l’Iran, et même avec l’islam politique de l’autre ?
A. G. — C’est tout à fait ça. Les Saoudiens se tirent une balle dans le pied et tirent une balle dans le pied de la stratégie des États-Unis. S’il y a une chose claire dans la stratégie de Trump et le résultat de sa visite dans la région, c’est de dire qu’il faut une alliance des pays arabes modérés avec Israël contre l’Iran. Or là, on contribue à casser le front des pays arabes, ce qui est négatif du point de vue nord-américain. Pour cette raison, je pense que Washington poussera quand même vers une solution, malgré les tweets de Trump, mais la tentative de solution est plus difficile qu’en 2014, parce qu’on est allé tout de suite aux extrêmes — un blocus, la rupture de relations diplomatiques. Et puis parce qu’en 2014, il y avait eu une sorte d’arrangement dans lequel personne n’avait perdu la face. Dans le cas présent, cela risque d’être plus compliqué.
La monarchie saoudienne se trouve dans une période de transition. Qui va succéder au roi ? C’est aussi un pays sans véritable administration, à la différence de l’Iran. On peut critiquer les Iraniens, mais ils ont une administration, un centre de pouvoir. En Arabie saoudite, cela se joue entre quelques personnes, et une nouvelle génération arrive aux affaires. Les « jeunes » sont peut-être plus ouverts et plus occidentalisés, mais ils ne connaissent pas vraiment la situation. Au Yémen, par exemple, l’ancienne génération saoudienne connaissait tout le monde ; ils savaient comment négocier. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, cette compétence a disparu, ce qui rend les initiatives saoudiennes parfois totalement irréfléchies, avec des conséquences visibles au Yémen, où l’Arabie saoudite est en train de détruire le pays le plus pauvre de la planète, avec des conséquences humaines terribles. L’Arabie saoudite y est intervenue pour soi-disant rétablir un gouvernement légitime. Elle n’envoie pas de troupes au sol, mais les combats sont tellement durs, et les rebelles houthistes tellement efficaces — parce qu’ils se battent depuis des décennies alors que l’armée saoudienne ne sait pas se battre — que l’Arabie saoudite a été obligée d’évacuer toute la zone de la frontière sur 8 à 10 kilomètres. Tous ces conflits ne sont pas localisés parce que les gens sont liés. Une partie des Saoudiens est d’origine yéménite. Il y a des millions de Yéménites en Arabie saoudite, donc la guerre ajoute à la guerre.
Alain Gresh, Philippe Henri Gunet
Un message, un commentaire ?