Édition du 12 mars 2024

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Afrique

Soudan. L’horizon incertain d’un accord politique

Alors que la junte militaire soudanaise qui a accaparé tout le pouvoir en octobre 2021 fait face à de fortes sanctions et à une mobilisation populaire qui ne faiblit pas, les négociations pour une transition démocratique s’intensifient. Horizon atteignable ou mirage ?

Tiré d’Orient XXI.
13 février 2023

Par Gwenaëlle Lenoir

Elles sont huit dames respectables, les unes enveloppées dans leur tob, le long voile léger traditionnel soudanais, les autres la tête et les épaules couvertes d’un hijab. Assises à l’ombre sur des marches devant l’hôpital Jauda, à quelque distance du centre de Khartoum, elles s’éventent avec de grandes feuilles rigides. La date du jour y est incrustée sur des photos d’enfants devant un tableau noir en pleine nature d’instituteurs démunis de tout : la marche révolutionnaire d’aujourd’hui a été déclarée en solidarité avec le corps professoral en grève pour une augmentation salariale depuis fin novembre 2022. Devant elles passent de petits groupes de jeunes gens et d’adolescents. Certains portent des boucliers artisanaux taillés dans des plaques de métal ou de plastique dur, tous ont des lunettes de protection, parfois des masques ou de grands foulards pour masquer la bouche. Ils se dirigent vers le centre-ville, d’où parvient le bruit sourd des tirs de gaz lacrymogène.

La dureté de la vie quotidienne

Fatin Abou Zeid Sabiq, tee-shirt à manches longues fuchsia et tob rose, ne manque pas une seule manifestation. Même si elle les passe, avec ses amies, assise sur des marches. « Bah, nos enfants sont là-bas, ils affrontent la police, assure-t-elle en désignant un point lointain. Nous les soutenons de toutes nos forces, mais nous sommes trop vieilles maintenant pour courir sous les gaz et les balles !  » Et puis leurs priorités ont un peu changé. Il y a un an, ces dames marchaient surtout contre les militaires et leur coup d’État qui le 25 octobre 2021 a interrompu la période de transition démocratique. Les mots d’ordre révolutionnaires, « Liberté, paix, justice », « tout retour en arrière est impossible », « le pouvoir aux civils » résonnent en elles. Mais ce qui les a fait descendre dans la rue, aujourd’hui, c’est la dureté de la vie de tous les jours. «  Les prix sont si hauts, ils augmentent tous les jours, c’est difficile d’assurer deux repas par jour, maugrée Fatin, bruyamment appuyée par ses compagnes. Rien que les transports en commun pour aller au travail mangent presque tout le salaire !  »

Plus loin, voici un enseignant en grève, Bushra Mighrani. Sa pancarte fustige les militaires et le général Abdel Fattah Al-Bourhan, commandant en chef de l’armée et dirigeant de la junte. Au-delà de l’aspiration démocratique, lui aussi est exaspéré par les conditions économiques. Il gagne 90 000 livres soudanaises (SDG) mensuelles, soit 145 euros. Une fois les minibus de son domicile à son école payés, il lui reste 48 euros dans la poche pour le logement, la nourriture, et tous les autres frais. Autant dire rien, puisque le kilo de viande coûte plus de 6 euros et que les moindres produits importés affichent des prix proches de ceux pratiqués dans les supermarchés français.

Depuis la sécession du sud du pays en 2011 et la perte des revenus des champs de pétrole, l’économie est entrée en crise. Le renversement du régime militaro-islamiste d’Omar Al-Bachir en avril 2019 et l’installation, quatre mois plus tard, d’un gouvernement civil ont conduit à un début de reconstruction. Le premier ministre Abdallah Hamdok était populaire dans la population et apprécié par les pays occidentaux et les bailleurs internationaux. Retour du pays au sein de la communauté internationale, levée des sanctions américaines, assainissement du marché des changes, plan de lutte contre la pauvreté : un léger mieux était perceptible, malgré une inflation délirante — plus de 359 % en 2021, en partie due à de la spéculation, à la crise du Covid et à des blocages politiques.

Gel de l’aide internationale

Le coup d’État du 25 octobre 2021 a précipité le pays dans le gouffre. Probablement à la surprise de ses responsables, toute l’aide internationale — prêts, dons, négociations sur la dette, appuis techniques — a été gelée. Les investisseurs qui commençaient timidement à mettre les pieds dans le pays se sont retirés. L’inflation reste à des niveaux insupportables, plus de 300 % pour 2022, avant de redescendre ces derniers mois pour n’être « plus » que de 87 % en janvier 2023. « Ce n’est pas le signe que le pays va mieux, c’est le signe qu’il est entré en récession, affirme un économiste travaillant pour une agence internationale et tenu donc à la discrétion. La population n’a tout simplement plus les moyens d’acheter des biens, même basiques. Il n’y a plus de demande, donc la hausse des prix ralentit. La junte n’a absolument rien fait sur le plan économique. Ce coup d’État a cassé l’élan qui existait. La pauvreté s’est accrue, le chômage aussi. Il faut absolument un retour à un gouvernement civil pour retrouver l’appui des bailleurs de fonds. »

C’est exactement cette urgence que mettent en avant les civils réunis dans la coalition des Forces pour la liberté et le changement — Conseil central (FFC-CC selon l’acronyme anglais couramment utilisé) pour expliquer leurs négociations secrètes avec les généraux putschistes. Elles se sont déroulées sous le patronage du Mécanisme trilatéral, établi en mai 2022, qui regroupe l’United Nations Integrated Transition Assistance Mission in the Sudan (Unitams), la mission de l’ONU chargée d’apporter un appui politique, l’Union africaine et l’Intergovernmental Authority on Development (IGAD) [1].

Mais comme lors de n’importe quelle querelle au Soudan, tout le monde s’en est mêlé. Les pays de la « Troïka » — États-Unis, Norvège, Royaume-Uni — ont aussi mis tout leur poids dans la balance, sans compter l’Union européenne (UE). S’est impliqué aussi le « Quartet », composé lui, des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.

Résultat de ces mois de pourparlers discrets : un accord-cadre signé solennellement le 5 décembre 2022. Côté militaire : le chef de la junte et commandant en chef de l’armée, le général Al-Bourhan, son rival et second Mohamed Hamdan Dagalo dit « Hemetti », à la tête de la Force de soutien rapide (RSF), corps militaire issu du rassemblement des janjawid, supplétifs sanglants de Khartoum dans sa guerre au Darfour. Côté civils : une quarantaine de partis et groupes, les plus importants étant les FCC-CC, bras politique de la révolution.

Comme pour tout règlement de conflit au Soudan, l’architecture de l’accord est complexe. Il a laissé de côté cinq questions parmi les plus importantes et les plus épineuses, sur lesquelles le gouvernement civil d’Abdallah Hamdok s’était fracassé : le démantèlement de l’ancien régime, la révision des accords de Juba, la situation dans l’est du Soudan, la justice transitionnelle, et la réforme du secteur militaire. Elles sont discutées dans des conférences réunissant acteurs politiques, experts, parties prenantes. Leurs recommandations doivent être intégrées dans l’accord final précédant la formation d’un gouvernement civil de transition. D’ores et déjà, le calendrier qui prévoyait la nomination d’un premier ministre pour fin janvier est pulvérisé. Le démantèlement du régime d’Omar Al-Bachir, avec l’accaparement des ressources et des postes par les alliés du dictateur, a été examiné en janvier. La révision de l’accord de paix de Juba conclu en octobre 2020 entre le gouvernement central et la majorité des groupes armés a soulevé moult questions et oppositions. La conférence s’est tenue dans les premiers jours de février.

Suit le dossier de l’est du Soudan, qui mêle questions de développement, tentations séparatistes et géopolitique, l’accès à la mer Rouge étant convoité par une foule de puissances régionales et internationales, parmi lesquelles l’Égypte, les Émirats arabes unis, la Turquie, les États-Unis, la Russie. La justice transitionnelle concerne à la fois les crimes commis lors des guerres menées par l’ancien régime et la répression des opposants. La conférence commencera donc par des ateliers dans les régions, avant une réunion finale à Khartoum.

Un pays malade de ses forces de sécurité

Dernier — très — gros et délicat morceau : la réforme de la sécurité et du secteur militaire. Car le Soudan est malade de ses forces de sécurité. Armée nationale et Force de soutien rapide sont à fleurets à peine mouchetés. Les groupes armés signataires de l’accord de paix de Juba non seulement n’ont pour la plupart pas désarmé, mais ont continué à recruter. Leur intégration dans l’armée nationale reste à l’état de promesse. « Il faut réformer l’accord de Juba et mener cette réforme de la sécurité, c’est indispensable, affirme Babiker Faisal, du Parti unioniste démocratique (Democratic Unionist Party, DUP) signataire de l’accord-cadre du 5 décembre 2022 avec les FFC-CC. Al-Bourhan et Hemetti doivent discuter et parvenir à l’intégration dans une seule armée. Sans quoi, nous irons à une confrontation ouverte entre l’armée nationale et la RSF et à une destruction du pays.  »

Malgré l’importance des questions en suspens, les civils des FFC-CC veulent aller vite. Le gouvernement de transition était annoncé pour fin janvier, il est maintenant attendu au mieux pour fin février ou mi-mars. «  Nous ne devons pas traîner davantage, il faut conclure, pour que nous puissions nommer ce gouvernement et nous attaquer aux priorités, reprend Babiker Faisal. D’abord, renouer avec la communauté internationale et les bailleurs de fonds, notamment le FMI et la Banque mondiale. S’attaquer à réformer le système bancaire est une priorité. Et créer des emplois. »

Conclure rapidement ce long processus politique, aussi, pour faire taire les attaques très nombreuses en provenance de tous les camps. Des partisans de l’ancien régime, les islamistes, bien sûr. Mais aussi de certains signataires de l’accord de paix de Juba, notamment le Mouvement pour la justice et l’égalité (Justice and Equality Movement, JEM) de Gibril Ibrahim et le Sudan Liberation Movement/Army (SLM) de Minni Minawi. Regroupés avec quelques dizaines d’autres formations dans un Bloc démocratique, ils se sont rendus à une conférence alternative au Caire, l’Égypte jouant sa partition dans le grand jeu soudanais actuel. Il est à parier que ces anciens groupes armés, qui ont soutenu en son temps le coup d’État du général Al-Bourhan contre leurs alliés civils, vendront cher leur ralliement. Mais si l’accord final se concrétise, ils pourront difficilement rester en dehors, sauf à reprendre les armes.

L’opacité des négociations

Les analystes critiques, y compris proches des FFC-CC, fustigent à la fois le secret des négociations, un cadeau fait aux militaires, surtout à Hemetti, et un jeu faussé d’avance. « En fait, les cinq points abordés dans les conférences ont été réglés en amont, notamment l’impunité pour Al-Bourhan et Hemetti, affirme Amjad Farid, ancien chef de cabinet d’Abdallah Hamdok, très opposé à l’accord-cadre. Ils utilisent les conférences pour donner l’impression de participation de la population. Au moment de la signature de l’accord final, ils pourront dire qu’il y a eu des consultations publiques. »

Pour nombre de critiques, tout le processus est entaché de deux fautes originelles : le secret et l’entre-soi. «  Ce sont une poignée de membres des FFC-CC qui ont négocié. Sans concertation. Ils ont eu peur du retour de bâton si la population apprenait l’existence de contacts avec les militaires  », reprend Amjad Farid.

Car les mots d’ordre des Comités de résistance, organisation de base de la révolution qui tiennent la rue depuis le coup d’État se résument à un rejet total de discussions avec les militaires. Les manifestants chantent les trois « Non » : « non au dialogue, non aux négociations, non au partenariat », et « le pouvoir aux civils », « tout retour en arrière est impossible » à longueur de marche. Allusion à la déclaration constitutionnelle d’août 2019 qui a institué le partage du pouvoir entre civils et militaires, ces derniers gardant la haute main sur les ministères de la défense et de l’intérieur, et la moitié des sièges du Conseil de souveraineté, l’organe chapeautant la transition. Aux yeux des Comités de résistance, le coup d’État a rendu les généraux illégitimes.

« Avec cet accord-cadre, ils essaient de sauver le système qui prévaut depuis l’indépendance en 1956 : l’alliance pour le pouvoir entre l’armée et les partis politiques traditionnels, assure Ahmad Ismat, porte-parole des Comités de résistance de Khartoum. Même un nouveau gouvernement civil ne pourra pas changer de l’intérieur les structures de l’État. De notre côté, nous avons affirmé notre position et nous nous désintéressons de ce processus. Nous essayons de prendre le contrôle des pouvoirs locaux, des municipalités. C’est ainsi que nous changerons ce pays. Cet accord est une reddition face aux militaires. »

«  Au contraire, nous avons obtenu que les militaires abandonnent le pouvoir et rentrent dans leurs casernes ! rétorque Yasser Arman, chef d’une des branches du Mouvement populaire de libération du Soudan (Sudan People’s Liberation Movement, SPLM) et membre des FFC-CC. Le gouvernement sera totalement civil, y compris les ministères de la défense et de l’intérieur. Bien sûr, ils ont beaucoup à perdre et ne sont pas enthousiastes. C’est à nous tous, et à la communauté internationale de maintenir la pression.  »

Yasser Arman, avec d’autres, veut croire que la position des Comités de résistance tient beaucoup à celle du Parti communiste. Des réunions ont lieu et les lignes bougent, dit-on à Khartoum. Les FFC-CC espèrent le ralliement des forces vives de la révolution et des signataires de l’accord de paix de Juba. Car les militaires font entendre une petite musique menaçante : en 24 heures d’intervalle, les deux plus hauts gradés du pays, les généraux Al-Bourhan et Kabashi ont affirmé qu’un accord signé par une minorité ne les engagerait pas. Ils se sont fait rabrouer par Hemetti, qui se veut le nouveau champion de la démocratie au Soudan et auquel se sont ralliés jusqu’à des défenseurs des droits humains. Dans les Comités de résistance, en revanche, personne n’oublie le rôle de RSF dans la répression des manifestations.

«  Nous n’avons pas d’autre solution que celle-ci, assure Babiker Faisal. Et les généraux savent qu’ils ne peuvent pas faire un autre coup d’État. Celui du 25 octobre a complètement échoué. La page du Soudan gouverné par les militaires est tournée.  » Il est vrai que faire la révolution, au Soudan comme ailleurs, demande un optimisme chevillé au corps.

GWENAËLLE LENOIR

• ORIENT XXI. 13 FÉVRIER 2023 :
https://orientxxi.info/magazine/soudan-l-horizon-incertain-d-un-accord-politique,6215

• GWENAËLLE LENOIR est journaliste indépendante, spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est.

• Les articles de GWENAËLLE LENOIR dans Orient XXI :
https://orientxxi.info/fr/auteur286.html
Notes

[1] Groupement régional créé le 21 mars 1986 et associant sept pays est-africains : Djibouti, Éthiopie, Kenya, Somalie, Soudan, Soudan du Sud et Ouganda.

Gwenaëlle Lenoir

Journaliste indépendante, spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est.

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