Édition du 16 avril 2024

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Analyse politique

Le grand méchant loup

Il m’arrive d’écouter les balados de Slate.fr, notamment Le monde devant soi qui décortique la géopolitique internationale. Le titre de celui-ci m’a fait fuir, cependant, et je n’ai eu aucune envie de l’écouter, par un effet de trop-plein et de ras-le-bol. Ça disait : «  Ukraine : un an d’une guerre provoquée par la folie d’un seul homme ».

Je déteste Poutine à m’en confesser. C’est un tyran misogyne, homophobe, transphobe, antisémite, ultranationaliste et belliqueux. C’est un dictateur qui a imposé un régime mafieux sur la Russie et ne règne qu’avec l’appui de l’Église orthodoxe russe – d’où son ultra-conservatisme, et son rejet des minorités et du féminisme en général – et celui du grand banditisme qui domine l’économie russe. Poutine incarne à lui seul tout ce que je déteste, tout ce qui m’apparaît de plus méprisable dans l’exercice du pouvoir.

De plus, il a violé les frontières de l’Ukraine et il met ce pays à feu et à sang depuis un an. On aura beau ergoter sur l’OTAN, l’influence américaine, le méchant Washington et la méchante Union européenne, en dernière analyse, c’est à lui, et à lui seul, que reviendra l’odieux de cette guerre d’invasion et de ses conséquences. Personne n’a obligé Poutine à envoyer ses troupes marcher sur Kiev : il l’a fait de sa propre initiative.

Le croquemitaine

Une fois qu’on a dit ça, c’est tentant de glisser vers la fabrication d’un monstre : Poutine est un fou furieux, il n’avait aucune raison d’agir comme il l’a fait, l’Ukraine est un pays martyr entièrement peuplé par des anges de vertu, et les soldats russes sont forcément des démons parce qu’ils servent le Diable en personne. Bref, c’est un nouveau Hitler, et le parallèle est tentant avec l’invasion de la Pologne par les armées nazies en 1939… Là où les responsabilités étaient, sans doute, d’une clarté aveuglante.

Les bons d’un côté, les méchants de l’autre. Noir ou blanc, jour ou nuit. C’est propre, c’est commode, c’est facile à comprendre. Mais c’est parfaitement idiot.

Que Poutine soit un salopard, ça ne fait aucun doute. Qu’il ait commis un crime contre l’humanité en attaquant l’Ukraine, personne (en tout cas, personne de bonne foi) ne le contestera non plus. Mais pointer « la folie d’un seul homme » comme unique cause du gâchis actuel, c’est tourner les coins un peu ronds.

Les leçons de l’histoire

Nous avons fait la même erreur avec Hitler, justement : c’était un monstre, un fou furieux, le Méchant suprême, un être inhumain dans sa cruauté, étouffé par sa haine. Ces jugements n’étaient pas faux, bien sûr, mais en faisant porter l’entière responsabilité de la Deuxième Guerre mondiale sur la seule personne d’Hitler et sur les membres de sa garde rapprochée, on est passé à côté de l’essentiel. La preuve en est que les idées défendues par les nazis reviennent en force dans nos sociétés actuelles. Parce que nous n’avons pas voulu comprendre que le discours nazi n’était pas né ex-nihilo au fond d’une cellule bavaroise : des décennies d’antisémitisme et d’intolérance envers les minorités l’avaient préparé, et ce discours était répandu dans tout l’Occident. Nous n’avons pas voulu voir, surtout, que nous pouvions toustes devenir Hitler, Eichmann, Goebbels : que nous portions en nous cette violence et cette intolérance, et qu’Hitler appartenait aussi à l’humanité. La même que la nôtre, même si ça nous écorche de l’admettre.

La Seconde Guerre mondiale était probablement justifiée dans la mesure où il fallait arrêter à tout prix le massacre qu’avait entrepris de perpétrer le régime hitlérien. L’utilisation de la puissance industrielle allemande pour commettre sciemment un génocide était incontestablement l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité.

Le partage des responsabilités

Ce sur quoi l’histoire ne s’appesantit pas, toutefois, ce sont les liens incestueux entre l’industrie allemande et l’industrie… américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale. Des sociétés comme Coca Cola, IBM et Ford ont fait des affaires d’or avec le régime nazi, même après que les États-Unis soient officiellement entrés en guerre. Les affaires sont les affaires… L’incurie des puissances européennes qui se sont empêtrées dans leurs jeux d’alliances et leurs rivalités, leur paralysie face à la montée du nazisme – quand ce n’était pas carrément de la sympathie, comme le premier ministre britannique Chamberlain qui faisait les yeux doux à Hitler et partageait son antisémitisme – tout cela a aussi contribué à faire le lit de l’horreur nazie et du massacre qui s’en est suivi, alors qu’on aurait sans doute pu éviter le pire en amont, notamment en s’abstenant de mettre l’Allemagne à genoux pour la punir de sa défaite dans la Première Guerre mondiale.

On s’est acheté une bonne conscience en mettant tout sur le dos d’Hitler. Oubliés les pleins bateaux de réfugiés juifs que notre bon premier ministre Mackenzie King renvoyait se faire tuer en Europe parce qu’on ne voulait pas de « ces gens-là » chez nous… Oublié le régime de Vichy : à la Libération, il n’y avait plus en France que des résistants. Hitler est devenu un fourre-tout pratique dans lequel on pouvait enfouir toute la laideur qu’on se refusait à voir en soi-même. Nous étions les bons et le méchant, c’était lui.

Désinformation et propagande

Ça fait maintenant un an qu’on nous assène la propagande du Kremlin d’un côté (à laquelle beaucoup, en Occident, ont l’ahurissante naïveté d’adhérer, aveuglé·es par leur antiaméricanisme et leur anti-occidentalisme primaire) et, de l’autre, la propagande de Kiev, relayée par les pays occidentaux. Il faut être d’une candeur à toute épreuve, en effet, pour avaler que le gentil Poutine a attaqué l’Ukraine par grandeur d’âme, pour la libérer d’un méchant régime nazi. Toujours cette pensée binaire imbécile qui ne correspond à rien dans le monde réel. Il m’apparaît évident que Poutine cherche à restaurer les frontières de l’empire soviétique – il ne s’en cache même pas. D’où l’inquiétude parfaitement légitime des Polonais, des Hongrois, des Finlandais, des Roumains, qui ont déjà croupi sous la botte soviétique et s’en souviennent encore.

Voilà un autre bel exemple d’inversion des causalités sur fond de théorie du complot : les pro-Kremlin affirment que l’OTAN a violé toutes les règles et menacé directement la Russie en acceptant d’intégrer ces pays dans l’organisation de défense militaire. Parce que ces pays, bien sûr, sont tous dirigés par des pantins sans volonté qui obéissent aveuglément à l’Occident. Or ce sont ces pays eux-mêmes qui ont demandé à rejoindre l’OTAN parce qu’ils craignaient les velléités expansionnistes de Poutine, justement. Et à la lumière des récents événements, on ne peut pas dire que l’histoire leur a donné tort. Le dernier en date, la Finlande, n’aurait sûrement pas fait cette demande si la Russie n’avait pas attaqué l’Ukraine.
Néanmoins, la propagande, c’est la propagande, et celle de Kiev n’est pas beaucoup plus fiable que celle de Moscou. Que l’Ukraine soit dirigée par un régime nazi, c’est très évidemment un fieffé mensonge – le président Zelenski est juif lui-même, et une partie de sa famille a péri dans les camps nazis – mais passer sous silence les exactions du régiment Azov, et tenter de faire croire que l’Ukraine est totalement exempte de racisme et de russophobie, c’est également faux. Le gouvernement ukrainien est aussi un régime extrêmement corrompu et sous la coupe d’organisations criminelles – mais à ce chapitre, la Russie de Poutine n’a rien à lui envier. De toute façon, ça n’existe pas, une nation vertueuse, pas plus qu’une nation criminelle : l’être humain est capable du meilleur comme du pire partout, quelle que soit sa nationalité ou son identité.

À qui profite le crime

Les responsabilités de Poutine ne font aucun doute dans la guerre en cours, mais faut-il attribuer ce drame uniquement et exclusivement à « la folie d’un seul homme » ? C’est pour le moins douteux. Personne n’est responsable d’une guerre à lui seul. Un conflit armé, ça implique de nombreuses responsabilités et une foule d’intérêts divergents. Il ne s’agit pas de noyer le poisson ou de disculper Poutine – loin de moi cette idée ! – mais de se demander quels sont les enjeux de cette conflagration et à qui elle profite.

Comme toutes les guerres, elle profite d’abord aux marchands d’armes, qui se frottent les mains : après des décennies de paix, voilà que les budgets militaires retrouvent partout des hauteurs stratosphériques, y compris en Allemagne et au Japon où l’on s’était pourtant juré de tourner le dos au militarisme une fois pour toutes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Ensuite, elle donne un répit aux dirigeants des pays riches en détournant l’attention des populations du seul enjeu vraiment majeur, existentiel de notre temps : la crise climatique et environnementale qui menace très concrètement la survie de notre espèce à court terme. Et les inégalités qui, en se creusant, ne font qu’aggraver les effets des changements climatiques et de la destruction de notre écosystème. Il faut, de toute urgence, mettre un terme à l’exploitation éhontée des ressources – naturelles autant qu’humaines – et fermer le robinet des combustibles fossiles. Nous devons renoncer à la surconsommation et au gaspillage, et pour cela, nous devons sortir du capitalisme. Bien sûr qu’il faudra une période de transition, ça ne se fera pas du jour au lendemain, mais il nous reste très peu de temps si nous voulons avoir une chance de passer à travers cette époque délétère.

Fictions historiques

Quelle aubaine, donc, que cette invasion de l’Ukraine ! On brandit le spectre d’une Troisième Guerre mondiale qui ne pourrait être que cataclysmique, surtout si les belligérants ont recours à l’arme nucléaire – et tout à coup, devant cet effroyable danger, la crise écologique apparaît moins immédiatement menaçante. On pointe Poutine du doigt comme le vilain croquemitaine responsable de tous nos maux, et personne ne se demande pourquoi les services secrets américains ont fait sauter le pipeline qui acheminait le gaz russe vers l’Europe. Plus on nous abreuve de propagande et plus j’ai la nette impression qu’on nous prend encore pour des imbéciles.

Dans une guerre, il y a toujours de puissants intérêts en jeu, loin au-dessus de la tête des populations. La guerre, au fond, n’a jamais cessé : par périodes, elle s’est déplacée sur le plan économique, mais les affrontements en coulisses n’en sont pas moins féroces. Et quand un conflit armé éclate, c’est généralement parce que les uns n’ont pas réussi assez rapidement à imposer leur volonté aux autres. Ce n’est pas parce qu’un Lex Luthor ou un Docteur Maboule a conçu le projet de dominer le monde comme ça, pour le plaisir, parce que c’est dans sa nature de méchant antagoniste. Nous ne vivons pas dans une fiction, dans un film ou une bande dessinée. Il n’y aura pas de Superman à la fin pour venir nous sauver.
Que Poutine soit un criminel et un salaud, ça ne fait aucun doute à mes yeux. Mais qu’il porte seul, en exclusivité, tout l’odieux de cette guerre, et qu’il soit le seul à en profiter, ce n’est rien d’autre que de la propagande. Demandons-nous ce que ça cache, parce que c’est clair qu’on ne nous dit pas tout. On s’attache encore une fois à broder un récit historique qui, au final, n’aura plus grand-chose à voir avec la réalité des faits.

© Pascale Cormier, le 1er mars 2023

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