Édition du 23 avril 2024

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Débats

« Woke » : la diversion réactionnaire

Projection de nombreux fantasmes réactionnaires, la pensée « woke », ou « wokisme », s’est fait une petite place dans le débat public, à l’heure d’une pré-campagne présidentielle marquée par les discours d’extrême droite. Les termes sont aussi apparus dans la bouche d’un ministre de Macron ou d’un responsable socialiste.

Tiré de Médiapart.

La technique est bien rodée. Des responsables politiques, des intellectuels, des journalistes, obsédés par les questions identitaires, saturent depuis des années le débat public. Dans leur guérilla idéologique, ceux que l’historien des idées Daniel Lindenberg appelait les « nouveaux réactionnaires » et que le journaliste Sébastien Fontenelle a rebaptisés aujourd’hui les « empoisonneurs » imposent leurs mots et façonnent par petites touches métapolitiques nos univers mentaux.

L’immigration, les sans-papiers, les musulmans – souvent les musulmanes –, le burkini, le hallal à la cantine, les piscines, la polygamie, la laïcité pervertie, la « théorie du genre », encore et toujours l’islam, le séparatisme, « l’islamo-gauchisme », et aujourd’hui, la « cancel culture » et le « wokisme », ou le « woke », font diversion avec une redoutable efficacité.

Dernier exemple en date, répondant à une question du Monde le 13 octobre, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, brandit la menace d’une « idéologie woke » qui pèserait sur « la France et sa jeunesse ». Il la rend même responsable de l’accès de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis et lance un think tank pour la combattre, le Laboratoire de la République.

On ne s’attendait à rien de moins de la part du pourfendeur de l’« islamo-gauchisme » à l’université. Il avait d’ailleurs déjà dit que « ces mouvements sont une profonde vague déstabilisatrice pour la civilisation. Ils remettent en cause l’humanisme, issu lui-même de longs siècles de maturation de notre société ». Rien de moins.

Dans la grande confusion de la majorité, une autre membre du gouvernement, Sarah El Haïry, a parfaitement résumé l’option choisie par cette frange du spectre politique : plutôt l’extrême droite d’Éric Zemmour que les mouvements antiracistes, de lutte contre les violences policières, sexuelles ou sexistes, les manifs écolos…

« Ce qui m’effraie encore plus que Zemmour, c’est les discours intersectionnels », a-t-elle dit récemment. La secrétaire d’État à la jeunesse s’était déjà fait remarquer pour avoir osé dire que même la mise en examen de l’ancienne ministre Agnès Buzyn par la Cour de justice de la République avait à voir avec la « woke culture ». C’est elle aussi qui, au cours d’une rencontre houleuse avec des jeunes (à lire ici), leur avait demandé de chanter La Marseillaise au beau milieu d’une discussion animée sur les violences policières…

Haro sur « le wokisme, la cancel culture, et tout le tintouin », donc, comme le résumait l’ancien premier ministre Édouard Philippe, lors du lancement de son nouveau parti. Il venait pourtant de prononcer un éloge de la nuance…

Le travail de sape des « empoisonneurs » infuse aussi une certaine gauche, celle qui était déjà poreuse aux thématiques du mouvement Printemps républicain, essentiellement fondé par des personnalités passées par le Parti socialiste. Dont le premier d’entre eux, Olivier Faure, signataire de leur appel d’origine.

À aucun moment, l’idée de déconstruire ce terme, qui sert de contre-feu parfait à la question de la lutte contre les inégalités pour tous les réactionnaires, ne leur effleure l’esprit. Au contraire, ils se l’approprient.

Le secrétaire national du PS, Olivier Faure, a ainsi reproché fin août à une partie de la gauche de « s’égarer sur les chemins du woke ou de l’indigénisme ». Il juge ces mouvements contraires au message universaliste qu’il défend. Et quand Le Point demande à Anne Hidalgo, candidate PS à l’élection présidentielle, si « le “wokisme” est une cause juste », elle esquive : « Il est très important que les journalistes éclairent l’opinion sur ces mouvements qui émergent, mais je ne ferai pas ma campagne là-dessus. »

Des propos qui rappellent aussi que la maire de Paris avait jugé que ses partenaires d’Europe Écologie-Les Verts avaient un « problème de rapport à la République ».

Mais de quoi parle-t-on ? Le wokisme n’est nulle part une définition politique défendue par un mouvement organisé, ou une idéologie construite et globalisante. Il s’agit d’un terme forgé par ses détracteurs pour discréditer une partie du débat public – là encore, le procédé ressemble furieusement à ce qu’on a déjà vu avec, par exemple, « l’islamo-gauchisme » dénoncé jusqu’au gouvernement.

Il fait référence au terme anglais woke, qui signifie « être éveillé ». Il a émergé à partir de 2014 et l’apparition du mouvement Black Lives Matter déclenché par l’assassinat par la police de Michael Brown à Ferguson (Missouri). L’idée de rester « éveillé » renvoyait au fait d’être vigilant face à la brutalité des forces de l’ordre et aux discriminations induites par les pratiques policières.

C’est par exemple le titre d’un documentaire sur BLM produit par l’acteur Jesse Williams, Stay woke : The Black Lives Matter Movement.

Il s’ancre dans l’imaginaire puissant des luttes des Afro-Américain·e·s. « Être woke, c’est être conscientisé, vigilant, engagé. Cette expression argotique a cheminé dans le monde africain-américain à partir des années 1960 », expliquait en février dans Le Monde Pap Ndiaye, professeur à Sciences-Po et spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis.

Il cite notamment un discours de Martin Luther King de 1965 intitulé Remaining Awake Through a Great Revolution (« Rester éveillé pendant une grande révolution »). Des occurrences, plus anciennes encore, ont été repérées dans la culture populaire noire aux États-Unis (à lire ici).

Depuis, cet appel à la vigilance, mot d’ordre d’une des mobilisations les plus marquantes de ces dernières années, s’est étendu à la question des injustices sociales, des luttes climatiques, et à toutes les discriminations (de genre, de race, LGBTQIA+, validistes…). Par exemple, ici, lors de la Marche des femmes aux États-Unis, en 2017.

Il suscite logiquement de vives résistances dans le camp conservateur, hostile à l’ensemble de ces sujets. Il y a quelques années, il parlait plutôt de « politiquement correct » – dans les années 1930, c’étaient les « bien-pensants ». L’idée est la même.

Le recours à des termes anglophones sert, entre autres, à discréditer encore davantage le propos en dénonçant des concepts venus d’ailleurs (des États-Unis d’Amérique où il suscite également l’opposition résolue de l’extrême droite et des partisans de Donald Trump), qui seraient étrangers à notre culture. C’est par exemple le sens d’une chronique récente (et très confuse) diffusée sur France Culture (par le journaliste Brice Couturier).

La diffusion progressive du wokisme dans le débat public a rendu de plus en plus confus le concept – inséré dans un gloubi-boulga indigeste dont la vertu essentielle est de figer le réel et de ne surtout rien changer.

Les adversaires du wokisme (que personne, en France, ne revendique vraiment) sont souvent les mêmes que celles et ceux inquiets d’une trop grande radicalité post-#MeToo (des réunions non mixtes à la cancel culture qui vise à bannir de l’espace public des personnes mises en cause). Ils s’insurgent contre « l’intersectionnalité » (pensant les oppressions – de classe, de race, de genre, de sexualité, etc. – de manière croisée et entremêlée). Et, plus globalement, ils jugent que les luttes antiracistes, contre les violences policières, pour le climat ou contre les violences sexuelles, portées par la jeunesse, sont beaucoup trop radicales (lire à ce sujet l’entretien avec la politiste Réjane Sénac).

Ce sont aussi eux qui ont installé l’islam au centre du débat public et défendu une vision étriquée de la laïcité. Les mêmes qui jugent qu’il faudrait s’intéresser aux questions sociales mais qui passent leur temps à parler des questions identitaires…, omettant au passage que le wokisme vise, aussi, à être soucieux des injustices de classe.

Ils et elles ne veulent changer ni les normes de genre (en attestent les cris d’orfraie sur les hommes « déconstruits » évoqués par l’ex-candidate à la primaire EELV Sandrine Rousseau), ni les préjugés transphobes (les mêmes s’indignent d’une circulaire dans l’Éducation nationale sur les enfants transgenres), ni les discriminations contre les personnes LGBT, ni, évidemment, les discriminations raciales qui structurent notre société. Ils et elles s’accommodent finalement de l’ordre social tel qu’il est.

Ils et elles préfèrent débattre du « séparatisme » (voir notre dossier), plutôt que d’appeler l’épiscopat français à enfin faire le ménage après la révélation du rapport Sauvé sur la pédocriminalité « systémique » au sein de l’Église de France.

Tout le temps perdu par le camp de l’émancipation sociale à se défendre d’être woke ne fait que renforcer leur emprise. Il valide aussi l’agenda de l’extrême droite et la diversion organisée par le pouvoir pour éviter de débattre du creusement des inégalités, des effets de la suppression de l’ISF, de l’avenir de l’école publique, de la colère des profs un an après l’assassinat de Samuel Paty. Il organise sa propre défaite.

Mathieu Dejean

Journaliste Les Inrocks (France).

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