Édition du 26 mars 2024

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Canada

2 % du PIB pour encore plus de guerres ?

Depuis quelques semaines, les pressions internes et externes se multiplient pour que le Canada augmente drastiquement ses dépenses militaires en vue d’atteindre le seuil minimal de l’OTAN, fixé à 2 % du PIB. Notre sécurité et la préservation de nos valeurs en dépendraient. Vraiment ?

Des pressions qui s’accentuent

En 2006, les membres de l’OTAN ont convenu de viser à consacrer au moins 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) aux dépenses de défense. Puis, en 2014, dans le contexte de l’annexion de la Crimée par la Russie, ils se sont engagés à cesser « toute diminution » de ces dépenses et à se rapprocher des 2 % au cours de la prochaine décennie. Au Canada, en pratique, selon le Directeur parlementaire du budget (DPB), « les dépenses de défense nominales du Canada ont augmenté de 67 % entre 2014 et 2021 » et, en pourcentage du PIB, elles ont augmenté de 1,0 % à 1,4 %.

Alors que la guerre en Ukraine apportait son flot de nouveaux appels à l’augmentation des dépenses militaires, un sondage Léger, mené du 8 au 10 avril 2022, révélait que seulement 34 % de la population canadienne souhaitait un accroissement des dépenses militaires, près de la moitié les jugeant suffisantes et 18 % trop élevées. Le 9 juin 2022, le DPB présentait ses prévisions indépendantes selon lesquelles « le total des dépenses militaires du gouvernement du Canada augmentera de 36,3 milliards de dollars en 2022-2023 à environ 51,0 milliards en 2026-2027 », passant de 1,33 % du PIB à 1,59 %. Et il estimait que le Canada devrait dépenser 75,3 milliards de plus sur 5 ans pour atteindre la cible du 2 % !
Face à une opinion publique peu favorable à de telles dépenses militaires et face à un budget 2023 annonçant peu de nouveaux engagements concrets, les pressions des va-t-en-guerre se sont récemment beaucoup accentuées en faveur du 2 %. Le 23 mars 2023, c’est tout le bureau éditorial du Globe and Mail qui qualifiait d’indéfendable l’attitude du gouvernement sur les enjeux militaires. Puis, le 16 avril 2023, 62 anciens ministres, sénateurs, ambassadeurs, chefs d’État-major et autres officiels – pour la plupart étroitement associés à la Conférence des industries de la défense –publiaient leur critique intitulée « La sécurité et la défense nationale du pays en péril ». Trois jours plus tard, le Washington Post y allait de sa propre salve sur la base d’un document secret, portant le sceau des Chefs d’état-major interarmées étasuniens, selon lequel le Premier ministre Trudeau aurait admis en privé à l’OTAN que le Canada ne rencontrerait jamais cet objectif de 2 %. Le document indiquait aussi qu’il n’était pas « probable » que la situation change à moins d’un changement dans l’opinion publique… ce à quoi le Globe and Mail, l’industrie de la défense et le Washington Post s’emploient clairement ces jours-ci. Et la révélation du Washington Post est elle-même devenue une nouvelle répercutée dans tous les grands médias du Canada, le Devoir y faisant même écho deux fois plutôt qu’une. D’abord le 26 avril, avec l’analyse « Trudeau ne peut plus se permettre d’ignorer la cible de dépenses militaires de l’OTAN ». Puis, le 29 avril, dans la chronique de Konrad Yakabuski (du même Globe and Mail) « Le Canada, cancre de l’OTAN ».

Pour nous défendre ?

Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les dépenses militaires mondiales ont atteint le niveau record de 2 240 milliards de $US en 2022, en augmentation de 3,7 % par rapport à 2021 et de 19 % depuis 2013, en termes réels. Comme toujours, les États-Unis arrivent en tête avec 39 % des dépenses mondiales, soit plus que la somme des dépenses de la douzaine de pays qui les suivent dans le classement, incluant la Chine, au deuxième rang avec 13 % des dépenses mondiales. L’OTAN, qui compte pour 55 % des dépenses mondiales, a-t-elle vraiment besoin de s’armer encore plus… pour se défendre ?
Dans le cas du Canada, le remplacement de ses avions de combat, de sa flotte navale, de ses chars et peut-être même de ses sous-marins – des équipements qui servent bien davantage à mener la guerre à d’autres pays qu’à protéger le Canada – ne suffit pas à atteindre les 2 %. Ce que les États-Unis – les maîtres d’œuvre de l’OTAN – veulent, en plus, c’est une armée canadienne, capable de déploiements plus importants et plus nombreux, tant sur le front est de l’OTAN que dans la région indopacifique, qu’en Haïti, et ailleurs. Est-ce ça, la défense du Canada ?

L’objectif : préserver l’hégémonie étasunienne

Depuis la dissolution de l’URSS il y a 30 ans, nous sommes passés d’un monde unipolaire dominé par les États-Unis à un monde de concurrence stratégique entre grandes puissances. Dans ce nouveau contexte, les leitmotivs de sécurité, de démocratie et d’ordre mondial basé sur des règles ne servent qu’à camoufler la grande mobilisation militariste du bloc occidental orchestrée par les États-Unis pour préserver leur hégémonie mondiale face à la Chine et, secondairement, face à la Russie ou à tout pays (Brésil, Inde, Afrique du Sud, Venezuela, Iran, Cuba, etc.) tenté de jouer selon d’autres règles que les leurs.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a grandement contribué à ce resserrement presque inconditionnel des rangs occidentaux autour des États-Unis. Finie la neutralité de la Suède et de la Finlande. Finie aussi la velléité autonomiste européenne de la France et de l’Allemagne qui, en plus, accroîtra ses dépenses militaires de 100 milliards sur 5 ans pour atteindre le fameux 2 %. Et les États-Unis y sont également gagnants économiquement, notamment par leurs ventes accrues de gaz et d’armements. Mais, parallèlement à ce resserrement des rangs occidentaux, le partenariat entre la Chine et la Russie se resserre également.

La logique étasunienne de l’affrontement se poursuit en Ukraine mais aussi en Indopacifique
Alors que l’Ukraine termine les préparatifs d’une offensive printanière annoncée, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg se rend à Kiev. Il invite Volodymyr Zelensky au prochain sommet de l’OTAN en juillet à Vilnius, qui devrait adopter un programme, s’étalant sur plusieurs années, pour réaliser une interopérabilité totale entre les forces ukrainiennes et les forces de l’OTAN. La Russie, quant à elle, annonce qu’elle déploiera des armes nucléaires tactiques au Bélarus !

Au cours des derniers mois, la consolidation du bloc occidental s’est aussi poursuivie dans la région indopacifique. Les États-Unis ont renforcé leurs accords de défense avec le Japon, l’Australie, la Corée du Sud et les Philippines.

Ce qui a surtout retenu l’attention de nos médias, ce sont les vastes exercices militaires réalisés par la Chine autour de Taïwan, du 8 au 10 avril, simulant des attaques et un blocus de l’île, pour protester contre la visite de la présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, aux États-Unis. Mais dès le lendemain, le 11 avril, les Philippines et les États-Unis ont lancé les plus grandes manœuvres militaires conjointes de leur histoire, comportant pour la première fois des tirs à munitions réelles en mer de Chine méridionale. Une semaine plus tôt, les deux pays avaient annoncé que les États-Unis pourraient utiliser quatre bases militaires supplémentaires aux Philippines, s’ajoutant aux cinq autres sites qu’ils utilisent déjà.
À la mi-décembre 2022, le Japon annonçait le doublement de ses dépenses militaires d’ici 2027, les faisant passer de 1 % à 2 % de son PIB. Une nouvelle interprétation élastique de sa Constitution pacifiste lui permet maintenant de frapper, même préventivement, des pays voisins qui le menaceraient !

Lundi le 24 avril, l’Australie annonçait une révision radicale de sa politique de défense nationale… maintenant parfaitement harmonisée à celle des États-Unis : elle estime devoir se préparer aux « menaces potentielles résultant de la concurrence entre grandes puissances, y compris la perspective d’un conflit » et préconise pour cela l’utilisation de missiles, de sous-marins et d’outils cybernétiques.

Au mois de mars, la Corée du Sud et les États-Unis avaient mené, pendant 10 jours, leurs plus importants exercices militaires conjoints depuis 5 ans. Quelques semaines plus tard, la Corée du Nord réussissait son premier tir de missile balistique intercontinental à carburant solide, une avancée technologique majeure. C’est dans ce contexte – et alors qu’une majorité de la population en Corée du Sud serait favorable à ce que le pays se dote de ses propres armes nucléaires – qu’une déclaration a été adoptée, le 26 avril, lors de la visite à Washington du président sud-coréen, Yoon Suk Yeol. On y prévoit notamment le déploiement « occasionnel » en Corée du Sud d’un sous-marin étasunien équipé de missiles balistiques à têtes nucléaires, ce que la Chine a évidemment rapidement dénoncé.
En plus de chercher à affaiblir la Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine et de risquer un affrontement direct en poussant toujours plus loin son soutien tous azimuts à l’Ukraine, les États-Unis sont donc en train de faire de véritables préparatifs de guerre en Indopacifique, se cristallisant autour de la défense éventuelle de Taïwan face à une invasion de la Chine. Mais, ce dont il s’agit fondamentalement, c’est de la confrontation d’intérêts économiques et stratégiques énormes, les É.-U. et l’Occident dépendant, d’un côté, contre la Chine et secondairement la Russie, de l’autre.

Pendant toute la Guerre froide, une confrontation directe entre les États-Unis et l’URSS était considérée comme devant être évitée à tout prix, vu les risques incommensurables d’une troisième guerre mondiale. Le seul moment où une telle confrontation directe s’est produite, pendant la crise des missiles de Cuba en 1962, a confirmé le bien-fondé de cette crainte. Car, alors même que les deux dirigeants concernés ne voulaient absolument pas en arriver à une guerre nucléaire, nous avons frôlé cette catastrophe à plusieurs égards pendant cette crise et cela tout-à-fait indépendamment de leur volonté. Imaginez les risques que nous courons maintenant, alors qu’un tel affrontement direct n’est plus du tout tabou pour les États-Unis, qui pensent même pouvoir en sortir victorieux !

De retour au Canada…

Accroître les dépenses militaires du Canada pour « remplir nos engagements envers nos alliés de l’OTAN » ne garantira en rien la sécurité de la population. Cela ne fera qu’augmenter la capacité du Canada à participer, sous la conduite des États-Unis, à la destruction d’autres pays, comme ce fut le cas en Irak (1991), en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak à nouveau, en Libye et en Syrie.

Mais les élites économiques et politiques de notre pays ont fait leur lit depuis longtemps : conserver un accès maximum au marché étasunien et les investissements canadiens à l’étranger sous le parapluie des quelques 800 bases militaires des États-Unis dans le monde, en échange de la subordination totale de la politique étrangère canadienne à celle des États-Unis. Les partis politiques fédéraux, tous porteurs de ce choix fondamental, s’affairent donc maintenant à diaboliser Vladimir Poutine et Xi Jinping et à rivaliser d’indignation à propos de ballons chinois dans notre ciel, de postes de police chinois et d’un don à deux universités et à une fondation…

La mobilisation militariste dans laquelle nous plongeons est totalement contraire aux buts que nous devrions poursuivre, notamment : assurer la sécurité collective des populations du monde, œuvrer à satisfaire l’ensemble de leurs besoins de base et leur émancipation, instaurer un ordre international véritablement fondé sur le droit et la justice, combattre le réchauffement climatique et éliminer les armes nucléaires.

Pour le Collectif Échec à la guerre
Jean Baillargeon
Judith Berlyn
Martine Eloy
Mouloud Idir-Djerroud
Raymond Legault
Suzanne Loiselle

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