Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

À Naplouse, retour sur un raid israélien meurtrier

En pleine journée, le 22 février, un raid de l’armée israélienne a fait onze morts et une centaine de blessés à Naplouse. C’est le bilan le plus sanglant depuis vingt ans en Cisjordanie occupée.

Tiré de Médiapart.

Naplouse (Cisjordanie occupée).– Youssef Abu Dawoud ne peut plus bouger. Ce jeune garçon de onze ans est allongé sur le côté, le visage grimaçant de douleur et les yeux à moitié fermés. Un drap bleu recouvre son petit corps dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital de Rafidia, à Naplouse. Lui ne se rappelle qu’une chute. « Lorsque l’armée israélienne a envahi la vieille ville, mon fils venait de se réveiller et il était parti acheter des mouajanat [des pâtisseries levantines – ndlr] à deux pas de la maison », raconte sa mère, Nadia Abu Dawoud, encore sous le choc.

Ce matin-là, Youssef est tombé nez à nez avec l’armée israélienne et s’est fait tirer dessus : une première balle dans la jambe, puis une autre dans l’abdomen, y laissant des éclats. Son foie est gravement atteint, son intestin a des lésions plus légères. « C’est un garçon de onze ans, ce n’est qu’un enfant !, s’exclame Nadia. En quoi était-il une menace pour les forces d’occupation israéliennes ? Il n’a même pas lancé de pierres, il est juste allé sur le marché, comme n’importe quel habitant de Naplouse. Le type de blessures qu’a mon fils montre bien que l’armée tirait sur tous ceux qui étaient sur son passage. »

Comme lui, ce 22 février, au moins 102 Palestiniens et Palestiniennes ont été blessé·es par balles. Onze personnes ont été tuées, dont trois personnes âgées et un adolescent. C’est le pire bilan en Cisjordanie depuis la Seconde Intifada (2000-2005), à peine un mois après un autre assaut israélien qui avait coûté la vie à dix Palestiniens dans le camp de réfugié·es de Jénine.

À nouveau, l’armée israélienne assure qu’il s’agissait d’« une opération antiterroriste ». Elle affirme avoir identifié « trois suspects qui avaient perpétré ou préparaient des attaques contre des Israéliens ». « Si les Israéliens cherchaient des suspects, comme ils disent, pourquoi ne sont-ils pas juste venus les arrêter, plutôt que de viser une zone densément peuplée, un jour de marché, en pleine matinée ? », assène Feras, 40 ans, un vendeur ambulant de la vieille ville.

Vers dix heures du matin ce mercredi, les mista’arvim – soldats israéliens clandestins – ont fait irruption dans la vieille ville pour se cacher dans la mosquée Al-Halabeh. « L’un des soldats se faisait passer pour un cheikh, d’autres étaient déguisés en femmes entièrement voilées. Ils avaient caché leurs armes dans des tapis de prière », raconte Zaid, un jeune de la vieille ville. Dans leur viseur, une maison où s’étaient retranchés deux membres des Areen al-Ossoud – « Tanière des Lions » en français, un groupe qui prône la lutte armée et se revendique en dehors des factions traditionnelles palestiniennes.

« Dans cette mosquée, ils étaient juste en face de la maison, là où les combattants se retrouvent tout le temps. Il y avait à l’intérieur Mohammed “Jnaidi” et Hussam Islim », poursuit le jeune. Pendant ce temps, une soixantaine de véhicules blindés entrent dans Naplouse. D’autres soldats débarquent dans le centre historique, des snipers sont sur les toits.

« En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille »

Dans la rue, c’est la panique générale : les habitant·es courent dans tous les sens et tentent de trouver refuge pour échapper aux balles de l’armée israélienne ou aux fumées des gaz lacrymogènes. Les marchands abandonnent leurs étals. De jeunes Palestiniens prennent des armes, d’autres jettent des pierres. Les balles fusent de plus belle et l’assaut dure presque quatre heures. « En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille, continue Zaid. C’était un massacre. Même les ambulances ne pouvaient pas accéder aux blessés, certaines étaient bloquées. »

Le lendemain du raid, les habitants et habitantes de Naplouse se pressent dans la maison de vieille pierre prise pour cible, sorte de pèlerinage. Il ne reste plus grand-chose, à part quelques murs porteurs. Certains prennent des selfies et des enfants escaladent les gravats en s’appuyant sur des barres de fer. Un frigo entrouvert gît sur le sol. Quelques matelas ont été éventrés par les décombres.

  • Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide.

« Les soldats ont ciblé cette maison de manière extrêmement sauvage, en utilisant tout ce qu’ils avaient : des tirs dans tous les sens, des drones, des missiles incendiaires. Le toit s’est littéralement effondré sur les résistants, explique un autre habitant de la vieille ville, la trentaine, qui fait la visite et souhaite rester anonyme, par peur des représailles. Le bâtiment datait de l’époque romaine, presque deux mille ans. C’était une partie du patrimoine de la ville. Mais l’occupation cible en permanence ce type d’édifice. Tout ce qui fait partie de notre histoire, de notre culture, et qui prouve notre présence ici. »

À côté, une pancarte au nom du combattant le plus populaire de la ville, Ibrahim al-Nabulsi – tué par Israël au mois d’août –, et une porte de métal couverte d’impacts de balles. « Ici, au sol, il reste le sang d’un des martyrs, raconte un autre habitant. C’est celui de Walid Dakhil, le troisième combattant à avoir été tué. » Un Coran a été posé à proximité.

Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide. Les boutiques, les cafés et les restaurants ont tous baissé le rideau, suivant un mouvement de grève générale à Naplouse et dans le reste de la Cisjordanie. Les portraits des « martyrs » s’entassent sur les murs. Quelques barrages de fortune, installés pour empêcher l’arrivée de l’armée israélienne, sont encore présents. Chacun se dévisage avec méfiance et paranoïa : une nouvelle tête, c’est potentiellement un informateur israélien.

« Ces raids sont devenus banals pour nous, les jeunes Palestiniens, raconte Mohammed, un adolescent de 18 ans. Ici, comme à Jénine, Hébron, ou dans le camp de réfugiés de Shouafat, il n’y a plus aucun horizon : nous ne pouvons même plus aspirer à des choses simples comme fonder une famille ou avoir une maison. Tous nos rêves, l’occupation peut les briser en une fraction de seconde. »

La peur des balles « papillons »

Depuis le début de l’année, 63 Palestiniens ont été tués par Israël, soit plus d’un par jour. Dix Israéliens sont morts dans des attaques de Palestiniens, soit moins d’un par semaine. « Ce n’est pas en continuant d’agir comme ça qu’ils auront la paix, soupire un riverain. Plus d’oppression, c’est forcément plus de résistance. » Ici, la quasi-totalité de la population soutient les « Lions de Naplouse ».

Dans leurs discours, ils décrivent leur combat contre les forces israéliennes comme « une nécessité ». « Ils rejettent les méthodes de l’Autorité palestinienne, qui souhaite des négociations de paix et fait des concessions, dit Mamoune, bouquiniste du quartier. Pour le moment, on l’a vu, ça n’a mené à rien. Les Lions, ils veulent combattre et ils sont prêts à mourir pour la cause. C’est même leur but. » Après l’opération de mercredi, le groupe armé a annoncé sur sa chaîne Telegram que la « porte pour les rejoindre était ouverte ».

Dans un autre quartier de la ville, des passant·es se réunissent et quelques drapeaux flottent – certains aux couleurs de la Palestine, d’autres, jaunes, à celles du Fatah, le parti au pouvoir. Tous et toutes sont venu·es présenter leurs condoléances aux familles des victimes lors de l’azza – les trois jours qui suivent les funérailles. Des cafés sont servis, on se serre les mains, mais les visages sont graves.

Dans la bouche des Palestiniens et Palestiniennes, un mot revient en permanence : les dum-dum. Ces balles dites « papillons » qui explosent et se dilatent lorsqu’elles arrivent à l’intérieur du corps humain, expressément interdites par le droit international humanitaire. L’armée israélienne nie catégoriquement les utiliser et même les détenir. « Elles aggravent encore plus les hémorragies, détruisent les tissus en profondeur et diminuent nos chances de sauver des blessés », explique Basil Aklil, chef de service des urgences de Rafidia, à l’ouest de la ville.

Impossible de vérifier si elles ont été effectivement utilisées – aucune étude balistique n’a été faite pour le moment et les éclats dans les plaies ne permettent pas d’arriver à de telles conclusions. Mais, selon un rapport de Human Rights Watch sur la répression létale israélienne, il pourrait aussi s’agir de munitions standard tirées par des fusils de sniper, conçus pour une cible normalement située à 800 mètres, mais qui, utilisées à une faible distance – 100 mètres à peine –, expliqueraient l’aggravation des blessures.

L’histoire que tout le monde connaît

« C’était de la médecine de guerre », continue le docteur. Sur 45 patients et patientes admis·es dans cet hôpital de la ville, 9 seulement étaient dans un état stable. « Il y avait du sang partout, dans le couloir et dans les escaliers. La plupart des blessés étaient des jeunes, mais il y avait aussi des personnes âgées, des femmes, des enfants. Physiquement et psychologiquement, nous sommes tous épuisés. »

À l’étage supérieur, un chirurgien orthopédiste montre une photo sur son téléphone. Des blessures aux bras, certains sont déchiquetés. « Nous sommes des docteurs, c’est notre métier de soigner la population. Mais de voir les patients arrivés massivement blessés de cette manière, ça fait quelque chose. Surtout, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’un jour, ce sera quelqu’un de notre famille, un ami, une connaissance. Le moment où j’ai cru que j’allais craquer, c’est quand j’ai entendu ce qui était arrivé à Elias al-Ashkar », dit-il, posant la main sur son cœur.

Il évoque alors une histoire que tout le monde connaît désormais à Naplouse, celle de cet infirmier aux urgences de l’hôpital Al-Najah, l’autre établissement de la ville. Il a été appelé au bloc de dernière minute pour une réanimation : un homme âgé venait d’être blessé par balle et son cœur ne battait plus. L’infirmier lui fait un massage cardiaque. En vain. Le médecin à ses côtés finit par déclarer le décès et Elias al-Ashkar regarde, après coup, le visage du défunt. C’était son père.

Alice Froussard

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