Édition du 16 avril 2024

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Afghanistan : Interview d’une responsable de RAWA, après la prise de contrôle du pays par les talibans

Afghanistan : Interview d’une responsable de RAWA, après la prise de contrôle du pays par les talibans

C’est une blague de dire que les valeurs comme « les droits des femmes », « la démocratie », « la construction de la nation » etc faisaient partie des objectifs de l’OTAN et des USA en Afghanistan ! La Mission des Femmes Afghanes a été en contact avec RAWA pour exprimer leurs besoins dans ce temps d’urgence. Dans ce bref Q&R avec la co-directrice d’AWM Sonali Kolhatkar, RAWA explique les incompréhensions de la situation sur le terrain comme ielles le voient.

Publié le 30 août 2021
tiré de : Entre les lignes et les mots

Sonali Kolhatkar : Pendant des années RAWA a dénoncé l’occupation, et maintenant qu’elle se termine, les talibans sont de retour. Est-ce que le Président Biden pouvait retirer les forces américaines d’une manière qui aurait pu laisser l’Afghanistan dans une situation plus sûre que maintenant ? Aurait-il pu faire plus pour assurer que les talibans ne reprennent le pays si rapidement ?

RAWA : Durant les 20 dernières années, une de nos demandes était la fin de l’occupation de l’OTAN/USA et encore mieux s’ils pouvaient reprendre avec eux leurs fondamentalistes islamiques et technocrates, et laisser notre peuple décider de son propre destin. Cette occupation n’a occasionné que bains de sang, destruction et chaos. Ils ont fait de notre pays un espace plus corrompu, insécurisé, mafieux et dangereux, particulièrement pour les femmes. Dès le début nous pouvions prédire une telle fin. Dès les premiers jours de l’occupation américaine de l’Afghanistan, RAWA déclarait, le 11 octobre 2001 : « La situation des attaques américaines et l’augmentation du nombre de victimes civiles innocentes donnent non seulement une excuse aux talibans, mais aussi causera la montée en puissance des forces fondamentalistes dans la région, voire dans le monde. »

La raison principale de notre refus de cette occupation était leur chasse au terrorisme sous la jolie bannière de « la guerre contre le terrorisme ». Depuis les tout premiers jours quand les tueurs et pillards de l’Alliance du Nord sont revenus au pouvoir en 2002 avec les dernières soit-disant négociations à Doha prévoyant de relâcher 5000 terroristes des prisons d’ici 2020/2021, il était évident que même le repli ne serait pas une fin heureuse.

Le situation prouve que rien des théories envisagées, l’invasion ou l’ingérence ne pouvait finir dans des conditions assurant la sécurité. Tous les pouvoirs impérialistes qui ont participé à l’occupation, selon leur propres intérêts stratégiques, politiques et financiers ont essayé de cacher leurs motifs et agendas propres, au travers de mensonges et de leur puissance médiatique.

C’est une plaisanterie de dire que les valeurs telles que « les droits des femmes », « la démocratie », « la construction de la nation » etc faisaient partie des objectifs des USA/OTAN en Afghanistan ! Les USA étaient en Afghanistan pour plonger la région dans l’insécurité et la terreur, pour encercler les puissances rivales chinoises et russes et miner leur économie via des guerres territoriales.

Mais bien sûr le gouvernement américain ne souhaitait pas une sortie aussi désastreuse et embarrassante, laissant derrière eux de tels troubles qu’ils durent envoyer de nouvelles troupes en 48 heures pour contrôler l’aéroport et évacuer ses diplomates et son équipe en sécurité.

Nous pensons que les USA ont laissé l’Afghanistan ainsi pour ne pas se retrouver vaincus par leurs propres créatures (les talibans). Il y a deux raisons significatives à cela. La raison principale, est la complexité de la crise interne américaine. Les signes du déclin du système américain sont apparus dans la faiblesse de la réponse face à la pandémie du Covid-19, l’attaque du Capitole et les grandes protestations du public américain des dernières années. Les faiseurs de loi ont été forcés de retirer des troupes pour se concentrer sur ces problèmes internes brûlants. La deuxième raison est que la guerre afghane était une guerre particulièrement coûteuse, qui se compte en billions, entièrement financée par les impôts. Cela a créé une si grande brèche économique qu’ils durent se retirer d’Afghanistan. Leur stratégie militariste guerrière prouve que leur but n’a jamais été de rendre l’Afghanistan plus sûr … De plus, ils savaient aussi que la conséquence de l’occupation sera chaotique ; pourtant ils y allèrent et le firent. Maintenant, l’Afghanistan est de nouveaux sous les projecteurs avec la prise de pouvoir des talibans mais ça a été la situation pendant les 20 dernières années et à chaque fois que des centaines d’afghan.es étaient tué.es et notre pays détruit, c’était à peine mentionné dans les médias.

Sonali Kolhatkar : Les talibans disent qu’ils vont respecter les droits des femmes, du moment que cela se conforme aux lois islamiques. Des médias occidentaux les dépeignent sous une lumière positive. Est-ce que les talibans n’ont pas dit la même chose il y a 20 ans ? Est-ce que vous pensez qu’il y a le moindre changement dans leur attitude vis-à-vis des droits humains et des droits des femmes ?

RAWA : Les grands médias essaient seulement d’ajouter du sel sur les plaies de notre peuple dévasté ; ils devraient avoir honte d’eux-mêmes à propos de la manière dont ils ont édulcoré la brutalité des talibans. Le porte-parole des talibans a déclaré qu’il n’y a aucun changement dans leur idéologie entre 1996 et aujourd’hui. Et ce qu’ils disent sur les droits des femmes reprend les mêmes phrases utilisées durant leur dernier sombre règne : « instaurer la loi de la charia ».

Ces derniers jours les talibans ont déclaré une amnistie partout en Afghanistan et leur slogan est « ce que la joie de l’amnistie peut apporter, la vengeance ne le peut pas ». Mais dans la réalité, ils tuent des gens chaque jour. Encore hier, un garçon a été tué par balles à Nangarhar, uniquement pour avoir porté le drapeau tricolore afghan au lieu du drapeau blanc des talibans. Ils ont exécuté quatre anciens officiers à Kandahar, arrêté Mehran Popal, un jeune poète afghan dans la province d’Herat, pour avoir écrit des posts anti-talibans sur son Facebook, et sa famille n’a aucune nouvelle depuis. Ce sont juste quelques exemples de la violence de leurs actions, au contraire des « jolis » et doux mots de leur porte-parole.

Nous pensons que leurs déclarations pourraient être une mise en scène des talibans pour gagner du temps jusqu’à ce qu’ils puissent s’organiser. Les choses se sont enchaînées vite et ils essaient de monter une structure gouvernementale, de monter un ministère de propagation de la vertu et de prévention du vice, responsable du contrôle des petits détails du quotidien de la population, comme la longueur de la barbe, le code vestimentaire et la nécessité d’un Mahram (un compagnon mâle, uniquement père, frère ou mari) pour une femme.

La charia/loi islamique est vague et interprétée différemment par les régimes islamiques selon leurs propres agendas politiques et lois. Les talibans aimeraient que l’Occident les reconnaissent et les considèrent sérieusement, et toutes ces déclarations contribuent à leur peindre une image blanchie et dans leurs intérêts. Peut-être qu’après quelques mois ils pourraient même dire « on maintient les élections puisque nous croyons en la justice et la démocratie » ! Ces prétentions ne changeront jamais leur vraie nature, ils seront toujours des fondamentalistes islamiques : misogynes, inhumains, barbares, réactionnaires, antidémocratiques et antiprogressifs. En un mot, la mentalité talibane n’a pas changée et ne changera jamais !

Sonali Kolhatkar : Pourquoi est-ce que l’armée nationale afghane et le gouvernement afghan soutenu par les USA se sont écroulés si vite ?

RAWA : Quelques raisons principales, parmi de nombreuses autres :

1) Tout à été fait selon une négociation de cession de l’Afghanistan aux talibans. Des négociations entre le gouvernement américain, le Pakistan et d’autres forces influentes ont conclues à la création d’un gouvernement majoritairement composé de talibans. Les soldats n’étaient pas prêts à risquer leurs vies pour une guerre dans laquelle ils savaient qu’il n’y avait aucun avantage pour le peuple afghan, puisqu’au final il a été convenu, en huit clos, d’amener les talibans au pouvoir. Zalmay Khalilzad est hautement détesté parmi le peuple afghan à cause du rôle de trahison qu’il a joué dans le retour au pouvoir des talibans.

2) La plupart des afghans comprennent bien que la guerre en cours en Afghanistan n’est pas la guerre des afghans ni dans l’intérêt du pays, mais est l’affaire de puissances étrangères dans leurs propres intérêts stratégiques, les afghans n’étant que les consommables de cette guerre. La majorité de la jeunesse a rejoint les forces armées à cause de la pauvreté et du chômage, et n’ont donc aucune détermination ni motifs pour se battre. Il est important de noter que les USA et l’Occident ont essayé pendant 20 ans de faire de l’Afghanistan une nation de consommateurs et ont ainsi ralenti la croissance de l’industrie. Cette situation a créé une vague de pauvreté et de chômage, pavant le chemin vers le recrutement d’un gouvernement fantoche, des talibans et le développement de la production d’opium.

3) Les forces afghanes n’ont pas été défaites en une semaine par faiblesse, mais recevaient l’ordre du palais présidentiel de ne pas riposter contre les talibans et de se rendre. La plupart des provinces ont été conquises pacifiquement par les talibans.

4) Le régime fantoche d’Hamid Karzai et Ashraf Ghani appelaient les talibans « les frères mécontents » depuis des années, et ont relâché de prison beaucoup des plus brutaux de leurs commandants et leaders. Demander aux soldats de combattre une force qui n’est pas appelée « ennemie » mais « fraternelle », a donné du courage aux talibans et frappé le moral de l’armée afghane.

5) Les forces armées étaient corrompues à un niveau sans précédent. La plupart des généraux (beaucoup étant des anciens chefs de guerre brutaux de l’Alliance du Nord) siégeant à Kaboul ont récoltés des millions de dollars, allant même jusqu’à se servir dans les vivres et les salaires des soldats se battant au front. Le phénomène des « soldats fantômes » fut signalé par le SIGAR : Les officiers de haut rang étaient occupés à se remplir leurs propres poches ; ils ont déclaré les salaires et rations de dizaines de milliers de soldats non-existants dans leurs propres comptes en banque.

6) Chaque fois que l’armée était assiégée et mise en difficulté par les talibans, les appels à l’aide étaient ignorés par Kaboul. Dans de nombreux cas des dizaines de soldats étaient massacrés par les talibans, abandonnés, sans munitions ni vivres pendant des semaines. Par conséquent le ratio de leurs pertes étaient très important. Dans le World Economic Forum (Davos 2019), Ashraf Ghani avoua que depuis 2014, près de 45 000 membres des forces armées afghanes furent tués, alors que dans cette période on compte seulement 72 membres des forces de l’OTAN/américaines tués.

7) Globalement, la hausse dans la société de la corruption, de l’injustice, du chômage, de l’insécurité, de l’incertitude, de la fraude, de la pauvreté massive, des drogues et trafics, etc ont été le terreau fertile de la ré-émergence des talibans.

Sonali Kolhatkar : Quelle est la meilleure manière pour les américains d’aider RAWA et le peuple afghan et les femmes afghanes aujourd’hui ?

RAWA : Nous nous sentons très chanceux.ses et heureux.ses d’avoir eu le peuple américain, amoureux de la liberté, avec nous pendant toutes ces années. Nous avons besoin que les américain.es lèvent leurs voix et protestent contre la politique guerrière de leur gouvernement et soutiennent le renforcement de la lutte du peuple en Afghanistan contre ces barbares. La résistance fait partie de notre nature humaine, et l’histoire en est témoin. Nous avons les exemples glorieux américains des mouvements Occupy Wallstreet et Black Lives Matter. Nous avons vu que l’oppression, la tyrannie ou la violence, rien n’arrête la résistance. Les femmes ne resteront plus enchaînées ! Le matin même après que les talibans soient entrés dans la capitale, un groupe de nos braves et jeunes femmes peignaient des graffitis sur les murs de Kaboul avec le slogan : Down with taliban ! Nos femmes sont maintenant conscientes politiquement et ne veulent plus vivre sous une Burqa, quelques choses qu’elles faisaient encore facilement il y a 20 ans. Nous continuerons notre combat pendant que trouverons des manières de rester en sécurité.

Nous pensons que l’empire militaire américain inhumain n’est pas l’ennemi du peuple afghan mais la plus grande menace sur la paix et la stabilité dans le monde. Maintenant que ce système est sur la pente du déclin, c’est le devoir de tout.e amoureux.se de la paix, progressiste, personne « de gauche » et défendeur.euse de la justice, individus comme groupes, d’intensifier leur combat contre les militaristes brutaux de la Maison Blanche, du Pentagone et du Capitole Hill. Remplacer ce système pourri par un juste et humain qui non seulement libérera des millions d’américain.es pauvres et opprimé.es mais aura un retentissement dans tous les recoins du monde.

Maintenant notre peur est que le monde oublie l’Afghanistan et les femmes afghanes comme sous les lois talibanes sanglantes des années 90. Cependant, le peuple américain progressiste et les institutions ne devraient pas oublier les femmes afghanes. Nous lèverons nos voix plus fort et continuerons notre résistance et notre combat pour la démocratie laïque et les droits des femmes !

Propos recueillis, le 21 aout 2021

Traduction : Prunelle.

http://www.laboursolidarity.org/Afghanistan-Interview-d-une

RAWA Responds to the Taliban Takeover

http://www.rawa.org/rawa/2021/08/21/rawa-responds-to-the-taliban-takeover.html

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