Édition du 16 avril 2024

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Afrique

Au Soudan, les prétoriens veulent garder la main

Les manifestants soudanais réclament la fin du système instauré par le dictateur déchu, mais les diverses forces de sécurité entendent bien sauvegarder leurs intérêts.

Tiré de Alternatives économiques.

Au Soudan, la rue a eu la peau d’un dictateur à l’issue de quatre mois de manifestations. Mais aura-t-elle celle de tout le système qu’il avait mis en place au cours des trente années passées au pouvoir ? Si Omar al-Bachir a été destitué par ses pairs de l’armée le 11 avril, puis incarcéré dans la prison de Kober où il avait fait enfermer tant de ses opposants, et parfois certains de ses alliés, c’est un conseil militaire de transition qui exerce le pouvoir, sous la direction du général Abdel Fattah al-Burhan depuis le 12 avril.

Transition démocratique ?

Le conseil a fixé un terme de deux ans à son pouvoir jusqu’à l’organisation d’élections, tout en demandant à l’opposition de désigner un Premier ministre civil pour cette période intérimaire. Mais le 24 avril, plusieurs chefs d’Etat africains se sont mis d’accord, sous la houlette de l’Egyptien, Abdel Fattah al-Sissi, président en exercice de l’Union Africaine, pour accorder un délai de trois mois aux dirigeants soudanais afin qu’ils mènent à bien « une transition pacifique et démocratique ». Dans le cas où l’UA considérerait que ce n’est pas le cas, le pays serait suspendu de l’organisation panafricaine. Initialement, celle-ci n’avait concédé que quinze jours aux nouveaux gouvernants soudanais, un délai jugé finalement trop court.

Pour justifier la longue transition qu’ils prévoient et aussi leur volonté de conserver le contrôle direct de certains ministères (Défense, Intérieur), les membres du conseil militaire transitoire mettent en avant la nécessité d’assurer l’ordre public, tâche dont ils s’estiment les premiers responsables dans cette période troublée. Derrière l’argument sécuritaire, c’est aussi leurs intérêts qu’ils défendent. Certes, le général al-Burhan est un homme relativement peu connu du grand public, bien moins en tout cas que d’autres hauts gradés de l’armée qui occupaient le devant de la scène politique jusqu’au 11 avril, mais il reste un produit du régime de Oumar al Bachir, à l’instar des autres membres du conseil. Beaucoup d’entre eux ont à craindre l’instauration d’un pouvoir civil réellement indépendant, si elle devait aboutir à une série de poursuites contre les responsables des sanglantes exactions du pouvoir déchu, mais aussi à des révélations embarrassantes sur leur enrichissement. Un enrichissement qui a profité à de nombreux responsables des différentes forces de sécurité et à leurs proches à travers des entreprises, militaires ou civiles, détenues directement par l’Etat ou bénéficiant de ses faveurs (exonérations fiscales, attributions de contrats publics sans appel d’offres, allocation de devises à des tarifs préférentiels…).

Sous le régime de Oumar al-Bachir, militaire lui-même, l’armée régulière a peut-être moins profité que d’autres forces de sécurité de ces largesses, et notamment que les redoutables services de renseignement, le NISS (National Intelligence and Security Service), considérés comme plus sûrs par le dictateur. Mais l’heure semble surtout à la défense commune du système et pas (encore ?) aux règlements de compte entre galonnés. Ainsi, le chef du NISS, le très impopulaire Salah Gosh, a certes démissionné le 13 avril. En revanche, il n’a pas été incarcéré.

Monarchies du Golfe en embuscade

Qui plus est, les états de service passés des membres du conseil militaire de transition peuvent aujourd’hui leur être utiles. Ainsi, le général al-Burhan a commandé des troupes soudanaises engagées au Yémen, dans les rangs de la coalition emmenée depuis mars 2015 par l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Ne tenant pas à risquer la vie de ses propres fantassins dans les combats, Ryad avait en effet financé le régime de Oumar al-Bachir pour qu’il lui fournisse de la chair à canon. Une manière pour Khartoum, qui jusque-là avait plutôt frayé avec le Qatar, la Turquie et l’Iran, grands rivaux de l’Arabie Saoudite, d’équilibrer ses alliances à un moment où divers pays du Golfe cherchent à s’implanter dans l’est de l’Afrique pour asseoir leur influence régionales. Cette proximité avec l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis peut-être un atout budgétaire désormais entre les mains du général al-Burhan, tout comme pour d’autres membres éminents du conseil militaire de transition, à l’instar de son adjoint, Muhammad Hamdan Daglo, commandant des Rapid Support Forces, également engagées au Yémen et issues d’une milice, les Janjaweed, connue au Soudan pour ses exactions au Darfour, à l’ouest du pays depuis 2003.

De fait, les monarchies pays du Golfe, qui regardent avec méfiance l’agitation soudanaise parce qu’elle pourrait donner des idées subversives à leur propre population et déstabiliser la région, ont annoncé le 21 avril qu’elles étaient disposées à verser une aide financière de trois milliards de dollars au pays dont l’économie est en piètre état. Car c’est bien la détérioration de l’économie soudanaise, et singulièrement la fin des subventions publiques sur certains produits de première nécessité, tel le blé, qui a mis le feu aux poudres de la contestation en décembre dernier.

Cette dégradation est la conséquence du sous-investissement par le régime de Oumar al-Bachir dans d’autres activités productives (agriculture, élevage, industries manufacturières…) que l’extraction du pétrole qui lui a assuré une rente confortable entre les années 1999 et les 2011. Cette rente a pris largement fin avant même l’effondrement des cours mondiaux de l’or noir à l’été 2014. Les puits pétroliers du Soudan se trouvaient en effet pour près des deux tiers concentrés dans la partie méridionale du pays, laquelle à l’issue du référendum de janvier 2011 est devenue indépendante sous le nom de Soudan du Sud le 9 juillet suivant. Certes, ce nouvel Etat est contraint, faute de routes alternatives jusqu’à présent, de faire transiter son or noir par le territoire du Soudan pour l’exporter via Port-Soudan et donc de payer à Khartoum des droits de passage. Mais ces simples droits sont sans commune mesure avec le volume des recettes pétrolières que percevait le Soudan avant la sécession du Sud, lesquelles représentaient alors 50 % des revenus de l’Etat. En outre, le jeune Soudan du Sud lui-même est déchiré depuis décembre 2013 par une guerre civile, entrecoupée de fragiles accords de paix, qui a réduit son volume de production d’hydrocarbures. Et partant, les redevances qu’il verse à son voisin du Nord.

La Chine comme créancier

Le Soudan a tenté de compenser la baisse de ses recettes pétrolières par une relance de sa production d’or. Mais ce dernier est souvent produit de façon artisanale et le cours erratique auquel la banque centrale le rachète incite certains des mineurs qui l’extraient à le vendre en contrebande à l’étranger plutôt que dans le pays lui-même, ce qui prive l’économie soudanaise de cette ressource. Face à la dégradation de l’économie, le régime Bachir a aussi courtisé des bailleurs étrangers, comme la Russie et surtout la Chine, qui lui ont accordé des prêts. Avec pour conséquence un gonflement rapide de la dette extérieure du pays qui s’élève aujourd’hui à 167% du produit intérieur brut (PIB). Le gouvernement déchu a en outre fait fonctionner la planche à billets pour financer le déficit public, provoquant une accélération de l’inflation qui s’est élevée à 62 % en 2018. Le durcissement du contrôle des changes a par ailleurs incité les Soudanais à se tourner vers le marché noir de devises, ce qui a encore accéléré la dégringolade de la livre. Et malgré les espoirs du régime de Oumar al-Bachir, la levée en octobre 2017 des sanctions américaines qui pesaient sur le pays depuis vingt ans n’a pas favorisé l’afflux de capitaux vers le pays. Il est vrai que Washington n’a pas parallèlement retiré le Soudan de sa liste des pays sponsorisant le terrorisme, malgré la coopération des services de renseignement du pays ; sous la houlette de Salah Gosh, avec leurs homologues nord-américains.

Contrairement à de précédents mouvements de colère qui s’étaient surtout déroulés dans des régions périphériques du Soudan, marginalisées par le régime, celui qui a vu le jour en décembre 2018 a touché les grandes villes et mobilisé les classes moyennes de la société. Des catégories sociales qui durant la décennie pétrolière avaient plutôt bénéficié des mesures clientélistes du régime, mesures que ce dernier n’a plus les moyens de financer. Cette réalité touche notamment les jeunes dont plus de 130 000 entrent sur le marché du travail avec seulement 30 000 postes vacants, selon la banque africaine de développement. Témoin de l’évolution sociologique de la contestation, la place prise dans le mouvement actuel par la Sudanese Professionals’ Association (SPA) qui regroupe des enseignants, des médecins, des ingénieurs…

Certes les militants de la SPA n’auraient sans doute pas pu assurer la pérennité des manifestations tout au long des quatre derniers mois s’ils n’avaient été rejoints par la population des quartiers ouvriers de grandes villes comme Khartoum ou Omdourman, mais la SPA est devenue la tête la plus visible de la protestation anti-système. Au point qu’en janvier dernier, elle a signé une déclaration pour la liberté et le changement (Alliance for Freedom and Change) avec des groupes d’opposition plus traditionnels, tels les Nationalist Consensus Forces de gauche ou Nidaa Sudan, qui compte dans ses rangs à la fois des formations traditionnelles, comme le parti al-Uamma de l’ancien Premier ministre Sadiq al-Mahdi et des groupes armés en exil.

Diviser pour régner

Face à la réticence des prétoriens à céder la réalité du pouvoir, la difficulté pour cette opposition disparate sera de ne pas permettre au conseil militaire de transition de la diviser en offrant à quelques-uns de ses membres des postes de responsabilité dans un régime d’apparence civile, mais qui ne serait que la vitrine d’un système soucieux de se perpétuer après avoir sacrifié la tête du dictateur.

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