Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Mouvement syndical

À la défense des lock-outés du journal de Montréal

Claudette Carbonneau, s’est-elle solidement plantée ?

Pour ceux qui ont regardé le dernier « Tout le monde en parle » du 6 mars 2011, le verdict sous-jacent qui filtrait des insistantes questions de Guy A. Lepage était sans appel : Claudette Carbonneau, présidente de la CSN a cautionné une défaite syndicale d’importance, en soutenant l’entente de principe passée entre l’empire de presse Québécor et les 229 lock-outés du journal de Montréal. Plus encore, elle s’est, comme l’indiquait la (pan)carte qu’on lui a remise à la fin de sa prestation, « so, so, solidement plantée ». Peut-on, doit-on partager ce diagnostic ?

À première vue, plusieurs trouveront le jugement sévère, d’autant que les arguments avancés ce soir là par la présidente de la CSN paraissaient solides, et que loin d’être démontée cette dernière semblait avoir réponse à tout. La CSN n’a-t-elle pas investi près de 7 millions de dollars pour soutenir cette lutte ? N’a-t-elle pas essuyé plusieurs échecs devant les tribunaux, lui interdisant dans les faits de pouvoir faire appliquer la loi anti-scabs ? N’a-t’elle pas exercé –mais en vain— de multiples pressions auprès du gouvernement libéral (la Caisse de dépôts est un actionnaire important de Québécor), obtenant même l’intervention d’un médiateur ? N’a-t-elle pas, qui plus est, organisé un boycott du journal de Montréal, mais sans succès, puisque ses ventes auraient même augmenté pendant ce temps là ? En somme, que peut-on lui reprocher, si après 764 jours de lock-out, le rapport de force était ce qu’il était devenu et si somme toute, la centrale est quand même parvenue à négocier le ré-engagement d’une soixantaine d’employés, des primes de départ de 20 millions de dollars (100 000$ par personne) et surtout une clause permettant à Ruefrontenac.com (le média électronique des travailleurs lock-outés) de continuer à pouvoir paraître ?

Entre amertume et démocratie

De là à conclure que la CSN a fait bien son boulot et qu’à l’impossible nul n’est tenu, il y a un pas que sans doute beaucoup franchiront sans grands états d’âme, cynisme des temps présents en prime. Mais il faudrait pour cela balayer d’un revers de la main l’incroyable amertume des lock-outés si bien exprimée par Raynald Leblanc, président du syndicat (STIJM) : « Vingt-cinq mois plus tard, c’est assez, il faut que ça arrête (…) Quand tu frappes le mur et que tu vois que tu n’as pas les moyens d’aller chercher autre chose, bien tu dis ok, on recommande (…) », ajoutant qu’il s’agissait d’un « jour triste » (…) « d’un jour de deuil » (…) « d’une victoire patronale ».

Mais plus encore, il faudrait pouvoir oublier l’enjeu stratégique de cette lutte qui quelque part nous parle de rien de moins que de la santé démocratique de la société québécoise.

Car c’est bien cela qu’il faut reprocher aux hautes instances de la CSN : de ne pas avoir saisi l’importance stratégique de cette lutte et de s’être obstinées à pratiquer un syndicalisme désuet auquel elles se sont définitivement rendues depuis la fin des années 90 : un syndicalisme de concertation institutionnalisée, sans autre ambition du côté des dirigeants syndicaux que de rester des partenaires obligés du gouvernement ou du patronat, quel que soient par ailleurs les reculs qu’ils seront ainsi amenés à entériner. Comme si la défense des salariés à l’ère néolibérale –et au-delà la promotion des valeurs humanistes qui les accompagnent— n’exigeaient pas plus ! Et comme si en ce début de 21ième siècle, on pouvait par exemple défendre les principes d’une information vraiment démocratique, ou ramener les prétentions d’un empire comme celui de Péladeau à leur juste mesure, en en appelant simplement à la concertation ou à la légitimité de vouloir négocier une entente équitable, en toute bonne foi !

Des éclaireurs de justice

Claudette Carbonneau, pour se disculper parlait d’un rapport de force qui lui aurait été défavorable, mais elle a oublié de dire qu’un rapport de force ça se construit, pas simplement à travers des actions en justice ou depuis son siège au conseil d’administration de la Caisse des dépôts, pas simplement non plus en utilisant les fonds de grève —bien garnis— de la CSN ou en interpelant un gouvernement dont tout le monde sait qu’il n’est que le laquet des grands lobbyes économiques et financiers du Québec. Un rapport de force, ça se construit aussi, tiens justement dans des luttes exemplaires où l’on refuse de se rendre, dans la rue à travers la construction d’une solidarité active de tous ceux et celles qui ont justement maille à partir avec ce gouvernement : en cherchant à les regrouper, à les réunir, à exprimer et rendre cohérentes les raisons de leurs frustrations et malaises. Et aujourd’hui ces gens là sont légions comme les raisons pour les mobiliser innombrables ! Il ne reste qu’à y mettre des mots, et dans les lumières qu’ils font naître, à faire preuve d’un peu d’audace et de leadership, en somme à jouer ce rôle « d’éclaireurs de justice » pour lequel sont nés dans le passé les syndicats.

Occasions à saisir !

Comment ne pas songer –parce que cela a aussi à voir avec la défaite des lock-outés du journal de Montréal— à l’occasion qui a été perdue en juin dernier lorsque près de 500 000 employés de l’État renouvelaient leurs conventions collectives et que les 3 chefs syndicaux (dont Claudette Carbonneau) se sont entendus en catimini au début de l’été pour signer une entente de principe à rabais, pendant que le gouvernement était au plus bas dans les sondages et que les salariés à la base commençaient tout juste à se mobiliser ?

Et qui –dans une société aux prétentions démocratiques comme la nôtre— ne ressent pas dans son fors intérieur, le scandale obscène d’une grande presse uniformisée, marchandisée, galvaudée par la publicité, appauvrie en termes d’informations de qualité, monopolisée par seulement deux grandes familles du Québec, toutes deux adeptes d’un néolibéralisme sans rivages ?

Il y avait là une occasion à saisir, au creux de ce brutal lock-out : celle de commencer à briser un monopole médiatique étouffant et rétrograde, en se saisissant des possibles ouverts par ce conflit si symptomatique et en se lançant par exemple dans l’aventure d’un organe de presse alternatif qui ne serait pas simplement –à la manière de Ruefrontenac.com— le moyen de survie de travailleurs lock-outés, mais par le biais de la mise sur pied d’un véritable média de masse, l’expression –journalistique et rigoureuse—d’un discours alternatif permettant de rallier chaque fois plus de larges secteurs de la population contre les politiques gouvernementales et l’arrogance de l’empire Québécor ! Et il y avait tout pour cela : des journalistes aguerris, des moyens financiers non négligeables et un événement catalyseur autour duquel bien des appuis auraient pu se coaguler et grandir. Car cette question touchait tous les citoyens du Québec aspirant à une information plurielle et de qualité, condition sine qua non à toute vie démocratique digne de ce nom ! De quoi ainsi commencer peut-être à faire basculer le rapport de force dans l’autre sens ! Encore eut-il fallu en saisir l’occasion, voir large, imaginer que d’autres choses étaient possibles au Québec.

Et à n’en pas douter c’est ce dont beaucoup d’entre nous ont eu l’intuition à voir s’achever ce conflit dans la défaite. Comme si tout ce qui aurait pu être fait n’avait pas été tenté ! Indéniablement !

N’est-ce pas ce qu’il y avait derrière les questions si insistantes de Guy A. Lepage, en ce dimanche soir du 6 mars 2011 ?


Pierre Mouterde

Auteur : La gauche en temps de crise, Contre-stratégies pour demain, Montréal, Liber, 2011

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

Sur le même thème : Mouvement syndical

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...