Olena Tkalich s’est entretenu avec Snizhana Oleksun, professeure d’anglais et de sciences sociales à Kryvyi Rih, la petite ville natale du président Volodymyr Zelensky et grande ville industrielle de la région de Dnipropetrovsk, dont les frontières sont actuellement disputées par les envahisseurs russes. Elle a parlé des écoles souterraines, des perspectives pour les jeunes dans cette ville minière et de la vie des enseignant·es dans un contexte de guerre.
Comme le salaire des enseignant·es est faible, environ 15 000 hryvnias [310 euros] en moyenne, et qu’il y a une pénurie d’enseignant·es, Snizhana travaille à la fois à l’école, au collège et donnant des cours particuliers d’anglais.
« Ma journée de travail commence à 8 heures du matin et se termine généralement à 20 heures, parfois même à 21 heures. Mais j’exagère un peu. Ce ne sont que des cours jusqu’à 20 heures. En plus, quand tu rentres à la maison, tu dois remplir tout un tas de documents. Il y a les méthodes pédagogiques, les dossiers électroniques dans lesquels tu dois impérativement enregistrer des informations, et la vérification des cahiers. La charge de travail est énorme. En plus, les parents t’appellent sans arrêt, tu dois être constamment joignable. En ce moment, il faut savoir tout le temps où en est chaque enfant. Sans compter les nuits blanches avec les sirènes et les bombardements. Et chaque enseignant·e a ses propres problèmes, vous comprenez » explique Snizhana.
Son mari et son fils servent dans l’armée ukrainienne, et parmi ses anciens élèves, il y a des jeunes qui se sont engagés volontairement dans l’armée.
« C’est très difficile pour moi d’en parler, car ce sont mes meilleurs élèves. Ils ont obtenu leur diplôme en 2019. Dania Kozlov était dans une compagnie de reconnaissance et a été tué. Il était la fierté de notre groupe », dit-elle.
Quand on lui demande ce qui la motive à continuer à travailler dans l’éducation, Snizhana répond qu’elle vient d’une famille de profs et qu’elle n’a jamais pensé à faire autre chose.
« Je suis tout simplement passionnée par ce métier. Je l’aime beaucoup et c’est clairement ma vocation, ce que je ressens au plus profond de moi. Vous comprenez, il faut travailler. Et ce sont sans doute les yeux des enfants, qui brillent lorsqu’ils acquièrent de nouvelles connaissances, qui vous motivent » souligne Snizhana.
Comment fonctionne l’éducation « en sous-sol »
D’ici fin 2025, 180 écoles souterraines devraient voir le jour en Ukraine. Trois d’entre elles sont en cours de construction à Kryvyi Rih. Cependant, dans l’école où travaille Snizhana, tout le processus éducatif a déjà été transféré « sous terre ».
« À l’école, nous travaillons tout le temps dans un abri. Mes cours commencent dans l’abri et nous ne nous déplaçons pas (en cas d’alerte aérienne, les enseignant·es sont tenu·es d’emmener les enfants dans l’abri, ndlr). D’un côté, c’est pratique, mais de l’autre, c’est gênant car il n’y a pas de portes entre les classes et on entend constamment les autres enseignant·es et les autres enfants, on est en permanence dans le bruit. Cela déconcentre les enfants, il faut retenir leur attention pendant toute la leçon et imaginer différentes formes et méthodes pour les intéresser et les empêcher de se disperser. On nous a livré de nouveaux meubles cette année, on nous a donné de nouveaux tableaux interactifs. Mais tout cela se trouve sous terre. Les enfants tombent très souvent malades, car ces conditions ne conviennent pas à tout le monde. En réalité, elles ne conviennent à personne. Même avec une super ventilation, quand tu arrives le matin, tu ne peux pas respirer » explique Snizhana.
Au collège, en revanche, les enfants étudient dans leurs classes habituelles et en partie en ligne. De plus, l’établissement scolaire compte de nombreux bâtiments, entre lesquels les élèves doivent constamment se déplacer dans la ville. Il est très difficile de s’assurer que tout le monde se rende à l’abri en cas d’alerte. Pour des raisons de sécurité, mais aussi parce qu’elles et ils ne peuvent pas quitter le pays après 18 ans, de nombreux enfants partent à l’étranger.
« Cette année, après le dernier bombardement du terrain de jeux de Yuvileiny (qui a fait 18 mort·es, dont 9 enfants, ndlr), beaucoup ont quitté l’école. Les parent·es viennent chercher leurs enfants parce qu’elles et ils s’inquiètent. La sécurité passe avant tout, l’éducation est secondaire. Elles et ils partent [à l’étranger] pratiquement tous les jours. Ce sont surtout les enfants qui étudient au collège après leur première année qui partent. Elles et ils sont assez nombreux. Quand elles ou ils atteignent l’âge de 16 ans, elles ou ils partent même seuls. Et elles et ils commencent à s’adapter à la vie, à travailler. Souvent, elles ou ils poursuivent leurs études au collège en ligne. Tant que c’est possible, mais on ne sait pas ce qu’il en sera avec les nouvelles lois » raconte Snizhana.
Cet été, un débat a eu lieu sur la réduction de l’enseignement en ligne, car il aurait un impact négatif sur la qualité. Cependant, le ministère de l’Éducation et de la Recherche a finalement accepté que chaque établissement scolaire décide lui-même de la forme d’enseignement à dispenser.
« Pour passer complètement à l’enseignement hors ligne, il faudrait une sécurité totale. Or, celle-ci n’existe pas. Et les bombardements sont constants. La nuit dernière, une école de sport pour enfants a été touchée, elle est complètement détruite » déplore Snizhana.
Selon elle, de nombreux enseignant·es quittent également le pays en raison de la combinaison des risques et des bas salaires.
« En particulier celles et ceux qui enseignent l’anglais. Même si elles et ils terminent leurs études universitaires, elles et ils ne veulent pas aller travailler dans une école pour un salaire dérisoire. Elles ou ils ouvrent donc leurs propres établissements privés » note-t-elle.
En même temps, il y a beaucoup de personnes déplacées à l’intérieur du pays. La proximité de l’est et le mode de vie similaire à celui d’une grande ville industrielle ont fait de Kryvyi Rih un centre d’accueil important pour les personnes déplacées. « Au collège, j’ai des garçons qui ont même quitté la région lorsque la guerre a éclaté dans le Donbass en 2014. Ils vivent dans une ville située presque à l’extérieur de la ville. Les transports y sont très mauvais. Mais cela ne les empêche pas de bien étudier » explique l’enseignante.
De plus, dans le contexte de la guerre, des cours spéciaux sur la sécurité ont été mis en place dans les écoles et les collèges. « Il y a des moments consacrés à la sécurité au travail, où nous parlons constamment aux enfants des dangers des mines. Nous avons tous et toutes suivi des formations appropriées lorsque la guerre a éclaté et avons obtenu des certificats. De plus, nous organisons obligatoirement des cours sur la sécurité de l’information sur Internet, afin d’apprendre aux élèves à prendre toutes les informations avec un esprit critique et à ne pas se laisser provoquer » ajoute Snizhana.
L’Ukraine reste l’un des pays les plus minés au monde. En trois ans d’invasion russe, 336 personnes ont été tuées par des engins explosifs en Ukraine, dont 18 enfants, et 825 personnes ont été blessées. Au cours de l’année dernière, les cas où les services spéciaux russes ont recruté des adolescents et les ont forcés à incendier des voitures militaires ou à apporter des explosifs dans des installations militaires se sont multipliés. Plusieurs mineurs ont été tués ou gravement blessés. Parallèlement, il y a quelques mois, le SBU a annoncé que deux garçons de 14 et 17 ans originaires de Kryvyi Rih avaient refusé de travailler pour le FSB [service de renseignement russe] et avaient informé les forces de l’ordre de tentatives de recrutement. Ils ont été récompensés pour leur geste.
Pourquoi la pénurie de main-d’œuvre ne favorise pas l’augmentation des salaires
Au cours des dernières années, en particulier dans le contexte de la guerre, des discussions se poursuivent sur le manque criant de main-d’œuvre qualifiée dans le pays. Il s’agit notamment de personnes capables de travailler dans des industries complexes, y compris dans le domaine militaire. Après la désindustrialisation rapide des années 1990, l’économie du pays s’est réorientée vers le secteur des services, et le prestige des professions ouvrières et, par conséquent, de l’enseignement professionnel a considérablement diminué. Cependant, Kryvyi Rih reste une ville de métallurgistes dotée d’une infrastructure éducative appropriée.
« Nous sommes une ville industrielle, avec des mines, des carrières, des usines. C’est pourquoi le collège se concentre sur les professions qui seront demandées dans notre ville. Soudeurs, électricien·nes, informaticiens·ne, spécialistes en informatique et en logiciels » explique Snizhana. Selon elle, ici, les étudiant·es des collèges ne sont pas considéré·es comme des outsiders et, pour la plupart, elles et ils poursuivent ensuite des études supérieures, en se concentrant déjà clairement sur une spécialité et une expérience spécifiques. Aujourd’hui, ellks et ils acquièrent cette expérience plus tôt que d’habitude, car les géants métallurgiques de Kryvyi Rih manquent de main-d’œuvre. Au début de l’invasion, lorsque les occupants ont coupé les voies logistiques vers la mer d’Azov, de nombreuses entreprises ont cessé leur activité et mis leurs employé·es au chômage technique. La plupart d’entre eux ont fini par s’engager dans l’armée. Mais aujourd’hui, de nouvelles voies ont été trouvées pour le transport du minerai de fer et d’autres produits. Les étudiant·es des collèges sont donc activement impliqués dans ce processus.
« À l’usine ArcelorMittal (anciennement Kryvorizhstal, qui fait désormais partie de la plus grande entreprise métallurgique au monde – ndlr), les enfants sont passés à un enseignement individuel et ont commencé à travailler dès leur deuxième année. Vous comprenez donc à quel point la main-d’œuvre manque » souligne Snizhana.
Et pourtant, selon elle, il existe un paradoxe : les jeunes spécialistes se voient proposer un salaire minimum qu’elles et ils refusent. Ainsi, une partie des diplômé·es qui pourraient acquérir de l’expérience, une qualification supérieure et, à terme, un meilleur salaire, sont perdu·es.
« Parmi les diplômés de l’année dernière, il y avait une jeune fille dont toute la famille sont des électriciens. Elle est allée travailler à l’usine, mais le salaire y est de 7 000 hryvnias [144 euros]. Pour des jeunes qui veulent vivre indépendamment de leurs parents et louer un logement, c’est trop peu. C’est pourquoi, bien sûr, elles ou ils vont travailler comme baristas ou dans des magasins d’alimentation, où les salaires sont deux fois plus élevés. Beaucoup partent également à Kyiv pour gagner leur vie où elles et ils ne sont pas déclarés officiellement, mais travaillent au noir dans le bâtiment » note l’enseignante.
À la question de savoir quel sera le rôle des diplômé·es des collèges dans la reconstruction du pays, Snizhana répond qu’il est trop tôt pour en parler.
« Pour l’instant, tout le monde pense avant tout à sa sécurité. Les enfants sont évacués en masse. Et celles et ceux qui restent, seront-ils capables de s’en sortir émotionnellement, physiquement et psychologiquement La reconstruction est une question secondaire pour l’instant, à mon avis » dit-elle.
Presque tous les élèves et enseignant·es de son collège et de son école ont des proches dans l’armée. Mais l’année dernière, certains avaient choisi d’étudier au collège pour échapper à la conscription.
« Comment puis-je réagir à cela ? C’est une question provocante. J’ai deux fils qui font la guerre… » soupire Snizhana.
Fin juillet, lors des manifestations contre la corruption, elle a rejoint le mouvement à Kryvyi Rih, brandissant une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Pour des conditions de vie dignes ».
Actuellement, les autorités reconnaissent le problème de la pénurie d’enseignant·es, principalement en raison des bas salaires. Selon les lois « Sur l’éducation » et « Sur l’enseignement secondaire général complet », le salaire minimum d’un·e enseignant·e en Ukraine doit être au moins égal à trois salaires minimums. En 2025, cela représentera 24 000 hryvnias [496 euros] par mois. Cependant, dans la pratique, cette norme est reportée chaque année lors de l’adoption du budget de l’État. Le ministre de l’Éducation, Oksen Lisovyi, a déclaré qu’en 2026, la « prime aux enseignant·es » devrait être augmentée de 1 000 hryvnias [22 euros] à partir de janvier, puis de 2 000 hryvnias supplémentaires à partir de septembre. Toutefois, cela nécessite un financement de 40 milliards hryvnias, ce qui, dans un contexte budgétaire restreint, reste incertain.
7 aout 2025
Traduction par Patrick Le Tréhondat}
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