Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

Culture. Dans l’ombre de la guerre, le théâtre de Mykolaïv “guérit l’âme humaine”

À l’automne, le front s’est éloigné de cette grande ville du sud du pays. Et son théâtre est devenu un lieu où les habitants se retrouvent pour “communier” en ukrainien, raconte le site d’information polonais “OKO. press”.

Tiré de Courrier international.

“Bienvenue sur la scène secrète. Vous êtes en sécurité”, annonce une voix féminine alors que les lumières s’éteignent dans le public. “En cas de situation exceptionnelle, veuillez rester calme et suivre les instructions des employés du théâtre. Nous vous demandons également d’éteindre vos téléphones portables. Quand nous sommes ensemble, la victoire se rapproche. Nous vous souhaitons un bon spectacle.”

Dans les sous-sols du théâtre de Mykolaïv, le spectacle intitulé Nous le tuons est sur le point de commencer.

Récit de vengeance et riffs de Nirvana

Faute d’électricité dans le quartier à ce moment-là, l’éclairage de la scène est assuré par un groupe électrogène. Le public s’installe sur des dizaines de chaises entassées dans l’ancienne chaufferie. Les murs bruts sont décorés d’images de marathoniens de la Grèce antique. Le spectacle du jour, attire surtout des couples – la plupart jeunes, certains bien plus âgés.

Une femme blonde en col roulé blanc est assise à côté de moi. D’une main, elle arrange sa coiffure soignée, de l’autre, elle rappelle son petit ami à l’ordre. Il s’est mis à jouer sur son téléphone portable. Au lieu d’attendre que l’actrice fasse son entrée, il erre dans les couloirs souterrains [de son jeu vidéo sur mobile] en quête de pièces d’or. Il ne rejoindra le spectacle qu’au moment où les haut-parleurs cracheront les riffs d’une chanson de Nirvana.

L’héroïne de la pièce est furieuse, n’arrivant pas à admettre qu’elle a été lâchée par son bien-aimé. Elle l’aime toujours, mais elle le déteste encore plus et fera tout pour se venger de lui. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir une parabole de la Russie, qui extermine des villes et des villages ukrainiens entiers lorsque [ses troupes] ne sont pas accueillies avec des fleurs. Mais c’est une interprétation tirée par les cheveux. Le partenaire de l’héroïne lui cache quelque chose, et la pièce était déjà jouée avant la guerre, en russe à l’époque. Aujourd’hui, toutes les représentations sont en ukrainien, et l’adjectif “russe” a disparu du nom du théâtre.

“Il faut continuer sa route”

“Beaucoup de mes amis viennent au théâtre pour l’ukrainien, pour communier avec la langue qui donne de la force aujourd’hui. Pour beaucoup d’entre nous, ce n’était pas notre langue maternelle”, me dit après le spectacle la blonde en col roulé blanc, qui s’avère être une étudiante en gestion nommée Ilona. Elle évoque un missile qui a frappé l’arrière-cour du théâtre le 22 septembre. Le lendemain, les acteurs ont nettoyé les décombres avec l’aide de bénévoles, et le soir même ils jouaient la pièce de théâtre.

“Chaque fois que je viens ici, et que je regarde leur travail, ça me rappelle que ça ne vaut pas la peine de se faire un sang d’encre, qu’il faut continuer sa route”, conclut Ilona d’une voix ferme. Son copain, aux yeux tristes, hoche la tête sans enthousiasme. Il n’a pas vraiment envie de parler. Peut-être parce que c’est son chemin à lui – et non celui d’Ilona – qui pourrait se terminer dans une tranchée froide.

“Le théâtre guérit l’âme humaine et prépare les gens à des émotions heureuses, certes, mais aussi tragiques”, explique Artem Svystoun, le directeur du théâtre. Rien d’étonnant, donc, à son déploiement d’efforts afin que ces spectacles soient donnés dans des hôpitaux, des maisons de retraite, des centres de réfugiés ou des unités militaires où les hommes sont formés avant d’être envoyés au front.

Svystoun est persuadé que le théâtre aide à communiquer. “Beaucoup de couples viennent voir ce spectacle. Je dirais que c’est une tragicomédie féministe.”

  • “Les femmes traînent leurs hommes au théâtre et leur disent : ‘Regarde, ça parle de nous.’ On essaie de montrer sur scène ce que les gens ne peuvent pas se dire.”

En mal de lumière

Jusqu’à récemment, le répertoire de la scène secrète ne se propageait que par le bouche à oreille, principalement sur la messagerie Telegram. Depuis que Mykolaïv a cessé d’être une ville en première ligne – soit depuis la mi-novembre –, les bombardements se font plus rares et les affiches de théâtre sortent de la clandestinité. Dès le 1er décembre, date à laquelle l’interdiction de la vente d’alcool a été levée, le buffet, déjà décoré pour les fêtes de fin d’année, a été rouvert. Au menu : café, thé, cognac, champagne et toasts au caviar réputés dans toute la ville. Même si le spectacle se termine à 17 h 40, aucun des spectateurs n’est tenté par les collations. Tout le monde se précipite à la maison.

“Ils sont censés rallumer notre électricité bientôt, nous devons rentrer, recharger les appareils, faire bouillir de l’eau pour la mettre dans une thermos, lancer la lessive”, explique Ivan, la cinquantaine, tenant sa femme par la main. Avant la guerre, ils n’allaient que rarement au théâtre. La faute au manque de temps et aux dépenses plus importantes ailleurs. Maintenant, ils n’ont presque plus d’argent. Mais, comme l’affirme Ivan, la guerre change les priorités. “Nous allons au théâtre deux fois par mois.”

À 20 heures à Mikolaïv, il fait complètement noir. Du moins aux abords du théâtre, car la lumière est dosée en ville selon un quadrillage. Ni lampadaire ni fenêtre : rien n’est allumé. Les carrefours sont sombres. Les voitures traînent le long des rues, et les collisions et les accidents impliquant des piétons sont devenus monnaie courante.

Kaja Puto

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